L’Apocalypse, maintenant
En ce mois de septembre, vous avez le choix entre Moix, Nothomb, Binet et « tout ce qui s’est torché sous les auspices en toc de la rentrée littéraire »… ou Apocalypse de D. H. Lawrence. Une lecture certes érudite, mais surtout remuante, véhémente de l’Apocalypse de Jean de Patmos. Un livre qui nous parle de nous, aujourd’hui, et ce n’est pas joli à voir. Cela cingle et vivifie.
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Les hommes modernes sont presque tous à moitié morts,
les femmes modernes aussi.
Je n’avais jamais lu D.H. Lawrence. Même pas L’amant de Lady Chatterley. J’ai donc commencé par cet Apocalypse, écrit en 1924 et publié en 1931 en Italie, après la mort de l’auteur. (Lawrence publiera à Florence L’amant de Lady Chatterley en 1928 – roman qui ne sera publié en Angleterre, avec procès, qu’en… 1960 – avant de s’éteindre en 1930, à 45 ans, mangé par la tuberculose.)
Si ce livre n’avait pas été traduit par Claire Vajou, l’idée ne me serait sans doute pas immédiatement venue de le lire. Mais nous sommes à une époque où il est plus intéressant de suivre certains traducteurs dont les goûts sont très sûrs que nombre d’écrivains contemporains qui n’attendent que l’occasion de nous décevoir plus encore ! Sans compter que les traducteurs se déplacent de manière bien plus fluide à travers les temps, et pour certains, à travers l’espace.
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Et maintenant, pour être parfaitement franc, je me sens un peu un nain pour vous parler de ce livre. Je préférerais presque garder pour moi ce que j’en pense et vous dire de continuer à lire Moix, Nothomb et Binet et je ne sais quels autres auteurs de thrillers de la rentrée non littéraire. Le livre de D. H. Lawrence est une lecture certes érudite, mais surtout remuante, véhémente de l’Apocalypse de Jean de Patmos, ordinairement attribuée à saint Jean. Et partant, même si le livre de Lawrence a bientôt cent ans – à croire, quitte à blasphémer un peu, qu’il ne s’est rien passé ces cent dernières années dont l’auteur n’ait pas déjà saisi l’essence profonde –, il nous parle de nous, de nous, aujourd’hui, et ce n’est pas joli à voir. Cela cingle et vivifie.
Et dès le départ, avant d’entrer pour ainsi dire dans son sujet :
« Une fois qu’on a fait le tour d’un livre, une fois que son sens est fixé, c’est-à-dire figé, il est mort. Un livre est vivant tant qu’il a le pouvoir de nous émouvoir, et de nous émouvoir différemment à chaque lecture – tant que nous le trouvons différent à chaque fois. Nous sommes aujourd’hui inondés de livres superficiels, qu’on épuise effectivement en une seule lecture, et l’esprit moderne a tendance à penser que tous les livres sont ainsi, achevés en une seule lecture. Mais il n’en est rien. Et l’esprit moderne en reprendra peu à peu conscience. La vraie joie d’un livre est qu’on puisse le lire et le relire en lui trouvant toujours un autre sens, un autre niveau de sens. […] Il vaut mieux, beaucoup mieux, lire le même livre six fois, de façon espacée, que six livres différents. Parce que si un livre est capable de vous donner envie de le lire six fois, l’expérience de lecture sera plus profonde à chaque fois, et enrichira l’âme tout entière – l’âme sensible et l’âme intellectuelle. »
L’idée que ce qui est figé est mort est au cœur du livre, de la pensée de Lawrence ; et de sa poétique, certainement. Plus loin, cela s’énonce ainsi :
« Les symboles ont un sens, mais ils ont un sens différent pour chacun. Fixez le sens d’un symbole et vous tombez dans la vulgaire allégorie. »
La lecture de l’Apocalypse par D.H. Lawrence, pourtant biberonné à la Bible dès son enfance méthodiste, ne va être ni allégorique ni dogmatique. Tant mieux.
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L’idée principale de ce livre est en somme que « le plus détestable de ces livres de la Bible est peut-être l’Apocalypse, lue superficiellement ». En effet, politiquement, l’Apocalypse est prétexte à la violence ; et justification de la violence. Il ne s’agit de rien d’autre, depuis les premiers siècles du christianisme, que d’espérer, et plus encore de hâter la fin du monde et la destruction intégrale de tout ce qui est.
« C’est très agréable, quand vous êtes pauvre et pas humble du tout – car les pauvres sont peut-être obséquieux, ils ne sont presque jamais humbles au sens chrétien du mot – de vouer vos superbes ennemis à la destruction et à la déconfiture absolues tandis que vous-même accéderez à la grandeur. Et cela n’arrive jamais avec autant d’esbroufe que dans l’Apocalypse. »
À la fin du livre :
« Franchement, nous comprenons pourquoi les Pères de l’Église d’Orient ne voulaient pas inclure l’Apocalypse dans le Nouveau Testament. Mais, comme Judas parmi les disciples, il était nécessaire qu’elle y figure. L’Apocalypse, ce sont les pieds d’argile de la grandiose image chrétienne. Et l’image s’écrase par terre, à cause de la faiblesse de ces pieds-là. »
Retournons au début du livre, pour plus de clarté :
« Si bien que la religion, et la religion chrétienne en particulier, s’est scindée en deux. La religion des forts avait pour message le renoncement et l’amour. Et celle des faibles, le slogan : À bas les forts et les puissants, et que les pauvres soient glorifiés. Comme il y a toujours davantage de faibles que de forts dans le monde, la seconde sorte de christianisme a triomphé et triomphera toujours. Si on ne fait pas la loi aux faibles, ce sont eux qui la feront, un point c’est tout. Et la loi des faibles est : À bas les forts !«
« Et c’est ainsi que s’est introduit furtivement dans le Nouveau Testament le grand ennemi du christianisme : l’esprit de Pouvoir. Voici qu’au tout dernier moment, le diable, qui avait été si magnifiquement expulsé, s’est glissé à l’intérieur, vêtu du déguisement de l’Apocalypse, et, à la fin du livre, s’est intronisé lui-même en lieu et place de la Révélation. »
C’est assez net, tranché.
L’erreur serait de croire qu’un livre comme celui de Lawrence ne va s’adresser, pour les gêner un peu, qu’aux derniers échantillons quelque peu pathétiques de chrétiens croyants qui demeurent dans nos pays occidentaux prétendument avancés ; non, le livre s’adresse à tous, à tous les modernes, les athées, les agnostiques, les pluriens (comme j’aime à dire), y compris les modernes malgré eux, qui eussent préféré ne pas l’être. Il dit que l’esprit de l’Apocalypse, la volonté de détruire toute puissance et d’usurper le pouvoir final, ultime a pris notre monde. Ce qui semble tout de même difficilement contestable.
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Très bien. Mais alors, me direz-vous, pourquoi Lawrence va-t-il nous donner sa lecture détaillée (lecture détaillée de la première partie, surtout) de l’Apocalypse ? Eh bien, parce que, pour inverser la formule très célèbre, le salut gît sans doute dans les détails.
« Il faut bien admettre que nous avons aussi de la gratitude à l’égard de l’Apocalypse de saint Jean, parce qu’elle donne un aperçu de la magnificence du cosmos, et nous remet en contact avec lui. Ce contact, il est vrai n’est que momentané ; ensuite, il est rompu par l’autre source de l’inspiration, celle qui joue sur l’espoir et le désespoir. »
En se dégageant de toute interprétation dogmatique, qui voudrait ne voir dans le texte qu’un message intégralement chrétien, quitte à en forcer considérablement le sens à toutes les lignes, Lawrence considère ce texte pour ce qu’il est d’abord : un palimpseste (même si, je crois, il n’emploie pas le mot). Le texte, non seulement n’est pas de saint Jean l’Évangéliste, celui que Jésus aimait, mais il n’est pas réellement non plus de Jean de Patmos, le faible qui hurle à l’extermination de la Babylone, de la Bête romaine. Il s’agit de retrouver toutes les strates de l’écriture, celles qui sont antérieures à l’homme de Patmos et qui, pour les plus lointaines, viennent de légendes extra-judaïques, et celles qui sont postérieures au même et qui ont eu pour but de lisser le texte, de lui donner une apparence vaguement compatible avec le judaïsme, puis avec le christianisme des premiers siècles.
Il ne sera que très peu question de la seconde partie de l’Apocalypse – elle n’est que morale, c’est-à-dire péché et salut –, que Lawrence ne cesse pas de repousser, puis finalement exécute ainsi :
« Nous sommes retombés au niveau de l’allégorie, et pour moi, tout intérêt véritable a disparu. L’allégorie peut toujours être expliquée – et expliquée complètement, sans reste. Le symbole authentique, lui, défie l’explication ; le mythe authentique aussi. »
Le génie de Lawrence, car ce livre est réellement un grand livre, est de ne pas s’engouffrer tout entier dans l’érudition, de ne jamais perdre sa verve, et partant, de ne jamais cesser de s’adresser, avec une générosité réelle et rare, à son lecteur, à un lecteur vraiment qu’il ne prend jamais de haut, qu’il ne toise jamais de son érudition.
Et c’est ainsi qu’en entrant dans les sources païennes de l’Apocalypse, il ne cesse jamais de nous parler de notre époque, et de nous montrer l’ampleur de ce que nous avons perdu et de ce que nous ignorons même avoir perdu.
Ses conclusions, à la fin du livre, sont terribles, glaçantes ; et salvatrices, aussi : comme si le mal dont nous souffrons, enfin, était nommé – et que, peut-être, avis aux hommes de bonne volonté, le travail de nouveau pouvait commencer. Je ne les résumerai pas ici, ce serait en soi trop abrupt et mon papier ne les amènerait pas avec cette dextérité subtile et nécessaire dont Lawrence fait montre à toute ligne.
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Je ne puis ici vous détailler la lecture que donne l’auteur, sans jamais rien fermer, des symboles et des nombres, des bêtes – chevaux, agneaux, lions, dragons, etc. – qui fleurissent au long du livre de Patmos.
Lawrence, en remontant l’Apocalypse comme on remonte un fleuve dangereux, hostile, en s’acheminant prudemment mais vaillamment vers sa source, quitte la sphère chrétienne, bientôt la judaïque – où nous verrons la volonté de conquête impériale annoncée par les prophètes tellement concrètement défaite, militairement, qu’il ne restera plus d’autre solution hélas que de reporter le salut à je ne sais quel au-delà, après la mort, grande idée certes qui se flétrira doucement en religion personnelle et morale étriquée, juive ou chrétienne –, entre en plein paganisme et retrouve même, si ténu soit là ce filet d’eau, la trace de cet Âge d’or d’avant l’invention ou la découverte de Dieu, quand cette médiation n’était pas encore nécessaire à l’homme, quand l’homme ne s’était pas encore tourné vers lui-même, mais vivait poitrine contre poitrine (cette expression revient maintes fois, à la fin du livre, sous la plume de l’auteur) avec le cosmos.
Pour le reste, donc, « la Révélation de Jean est, on doit bien l’admettre, un livre de sortilèges, un livre à prendre en compte. Il est plein de suggestion permettant d’en faire un usage occulte, notamment dans une visée divinatoire et prophétique. » Et la vision du lac de soufre où il faudra bien, vengeance, que brûlent nos ennemis, est la première préfiguration de l’Enfer.
« Nous sommes à la fin du cycle chrétien. Le Logos, le bon dragon du début du cycle, est devenu le mauvais dragon d’aujourd’hui. Il ne donnera sa puissance à rien de nouveau, il la donnera seulement à des choses vieilles et mortellement ennuyeuses. Il est le dragon rouge qui doit être à nouveau mis à mort, par les héros cette fois, car nous ne pouvons rien attendre des anges. »
Un peu plus loin : « Il nous faut maintenant reconquérir le Logos, afin que le nouveau dragon, dans son éclat viride, puisse se pencher du haut des étoiles, nous vivifier et nous donner la grandeur. »
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Sans doute nous sommes-nous trop tournés uniquement vers nous-mêmes, niant le cosmos – dont je ne vois pas bien par quel tour de passe-passe imbécile on pourrait lui substituer, par exemple, le mot horrible d’environnement – et nous charcutant indéfiniment le nombril en d’abruties délices déliquescentes ; sans doute sommes-nous trop individués. Contrairement à ce que je disais plus haut, je livre une idée d’une des conclusions :
« Céder entièrement à l’amour équivaudrait à être absorbé, ce qui serait la mort de l’individu, car l’individu doit préserver son quant-à-soi, sinon il cesse d’être « libre » et individualisé. […] Les chrétiens n’osent pas aimer : l’amour tue ce qui est chrétien, démocratique et moderne, c’est-à-dire l’individu. L’individu ne peut pas aimer. Quand l’individu aime, il cesse d’être purement individuel. Il doit donc rentrer en possession de lui-même et cesser d’aimer. C’est l’une des leçons les plus sidérantes de notre temps : l’individu, le chrétien, le démocrate ne peut pas aimer. »
« Nous ne pouvons pas supporter les liens. C’est cela, notre maladie. Il faut à toute force que nous rompions les ponts, que nous nous isolions. Nous appelons cela être libres, être des individus. Au-delà d’un certain point, que nous avons atteint, c’est du suicide. Peut-être avons-nous choisi le suicide. Très bien. L’Apocalypse aussi prônait le suicide avec glorification personnelle à la clef. »
Lawrence à la fin indique toutefois l’issue.
« Le magnifique ici et maintenant de la vie dans la chair est à nous, à nous seuls et à nous seulement pour un temps. Être vivants et dans la chair, et faire partie du cosmos vivant et incarné devrait nous faire danser d’extase. »
Vous feriez donc beaucoup mieux de lire Apocalypse de D. H. Lawrence qu’à peu près tout ce qui s’est torché sous les auspices en toc de la rentrée littéraire. Voilà, c’est dit.
D.H. Lawrence, Apocalypse, traduit de l’anglais par Claire Vajou, Pierre-Guillaume de Roux, 2019, 20,5€
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