L’An Nouveau et la Dernière Lettre
Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.
[Tribune libre]
En guise de bons vœux, la Poste augmente ses tarifs pour 2019, et pas qu’un peu : plus de 10% ! Et tant pis pour les Gilets Jaunes. Les hausses des taxes sur les carburants ont été annulées, mais non celles du timbre-poste. Nous avons bien changé d’époque ; envoyer une lettre n’est plus ressenti comme un besoin essentiel, un service public de base, mais comme un luxe, un caprice dont le prix est comme celui du foie gras ; si on le juge trop cher, on s’en passe.
Il n’en demeure pas moins qu’à ce niveau d’augmentation, le message est clair. La Poste ne veut plus de vos lettres. Elle est fatiguée de les trier, de les transporter, de les distribuer. À l’heure du courrier électronique, c’est là un métier d’un autre âge, dont elle veut se débarrasser, et elle vous le fait savoir de la manière la plus directe qui soit. Je n’ai qu’un conseil à vous donner : obéissez ! Prenez-la au mot, et renoncez, si ce n’est déjà fait, à envoyer du courrier. Vos dernières cartes de vœux doivent partir au plus tard ce 31 décembre. Après, c’est fini, vous ne ferez plus jamais de lettres. Plus de lettres d’amour, plus de cartes postales de vacances, plus de lettres de réclamation. Et naturellement, plus de lettres de licenciement !
La seule exception que vous pouvez tolérer, c’est de refuser le courrier électronique à un service administratif qui vous importune ou avec lequel vous êtes en froid. Celui-là, obligez-le à continuer à vous envoyer du papier. Cela lui coûtera plus cher, et l’obligera à maintenir une chaîne logistique ad hoc ; vous pourrez savourer le tort que vous lui causez, ce ne sera peut-être qu’un maigre compensation en rapport des tracas qu’il vous fait subir, mais ce sera déjà ça de pris.
* * *
Chaque fin d’année, en prévision de l’augmentation annuelle des tarifs postaux (car la dernière fois qu’on les a vu baisser, c’était le 3 janvier 1947…) j’avais coutume de calculer et de diffuser le détail des nouveaux tarifs en francs, afin de faciliter l’utilisation des timbres émis avant l’euro, qu’on peut aujourd’hui se procurer avec une décote importante sur leur valeur faciale, et d’accompagner cette information d’un petit commentaire. Voici celui que j’écrivais il y a deux ans de cela :
Décidément, la loi de l’offre et de la demande n’est pas aussi fiable que celle de la chute des corps, et cela se confirme chaque nouvelle année : la Poste augmente ses tarifs, au prétexte que, le public utilisant de moins en moins le courrier, il lui faut augmenter ses prix pour maintenir son chiffre d’affaires. Un commerçant ordinaire baisse ses prix quand la clientèle se fait rare ; avec la Poste c’est « J’ai de moins en moins de clients, donc je les fais payer plus cher ». Ceci avec la bénédiction de l’ARCEP, la hautottotte de régulation concernée.
Cela ne pourra avoir comme conséquence que d’inciter le public à réduire encore sa demande ; et le même processus se bouclant sur lui-même, il viendra un temps où le prix du timbre dépassera les dix euros, puis les cent, les mille, jusqu’au jour où il ne restera plus en lice qu’un seul expéditeur d’une ultime lettre qu’il payera d’un montant égal à la totalité du budget actuel de la Poste, ce budget étant resté au fil du temps le seul invariant du système.
On m’objectera que la théorie économique n’est pas vraiment en défaut, la Poste étant plus un monopole qu’une entreprise de marché. Ceci est à nuancer. Historiquement, le monopole postal français n’a pas eu un comportement très différent de celui des princes de Tour et Taxis dans les États allemands ou de la famille Fisher à Berne ; c’était un comportement d’entrepreneur conquérant, cherchant en permanence à développer son marché, à proposer de nouveaux services et à anticiper de nouveaux besoins, ce qui a entraîné une baisse continue des prix de revient et des tarifs. Le renforcement du monopole par l’interdiction progressive de toute concurrence et l’extension du domaine couvert ont certes été la règle, quelque trois siècles durant ; mais cela obéissait à une logique politique, et cela ne conduisait en rien la Poste à adopter un comportement économique de manufacture ou d’industrie protégée.
Pendant la longue période de stabilité monétaire qui sépare le franc Germinal du franc Poincaré, le prix d’une lettre entre Paris et Marseille a été divisé par quatre, le temps de parcours par à peu près autant, et le volume transporté multiplié par plus de cent.
Le prix du timbre a ensuite suivi, en France, l’érosion de la monnaie, et il est difficile de dire s’il a augmenté ou non en francs constants, le panier de consommation de référence ayant tellement été bouleversé au cours du vingtième siècle que les comparaisons à plus de trente ans de distance n’ont pour moi guère de sens. Ce qui est sûr en revanche, c’est que ni le télégraphe, ni le téléphone, ni plus tard le fax, n’ont enrayé la croissance des volumes.
Le développement du courrier électronique au détriment du papier est donc un phénomène sans précédent, et il n’est pas absurde de penser qu’il se poursuivra jusqu’à l’extinction complète du trafic postal. C’est du moins mon sentiment. Et ceci se passe justement au moment où, sémantiquement et juridiquement parlant, la Poste n’est plus un monopole, sauf sur certaines niches résiduelles ; mais même sur celles-ci, elle reste soumise aux avis de l’ARCEP.
Autrement dit, la Poste s’est mise à adopter un comportement économique de monopole dès lors qu’on l’a, de force, immergée dans la concurrence. Paradoxal, non ?
Lors de la séparation d’avec France Télécom, devenu depuis agrume, le partage des biens pouvait paraître simple : d’un côté la technologie, de l’autre le traditionnel. Jugement sévère et réducteur. Car d’une part, il y avait aussi beaucoup d’esprit brontosaure chez les Télécom ; il a fallu le nettoyer à marche forcée, et les fameux suicides parmi le personnel en furent la plus visible des conséquences. Et d’autre part, il y avait beaucoup de pépites prometteuses chez les postiers ; mais elles étaient trop dispersées et, à elles seules, elles ne purent enrayer le naufrage progressif du brontosaure amiral, « trop gros pour couler », mais assez gros pour entraîner tout le monde dans son incurable mal existentiel.
27 ans après la division des anciennes PTT, la branche Orange en a quasiment fini de couper ses racines, et ne différencie plus guère de ses concurrents ou des opérateurs d’autres pays. Quant à la branche postale, ridiculement rebaptisée « Groupe La Poste » pour paraître jeune, moderne et privé, elle bénéficie toujours d’une solide cote d’amour auprès du public, d’un soutien sans grandes failles des pouvoirs publics qui lui ont garanti un statut d’exception pour la Banque Postale, de l’ARCEP qui lui accorde sans ciller les toxiques augmentations de tarif qu’elle lui réclame, et de la plupart des grandes organisations, publiques comme commerciales, qui continuent d’envoyer du papier alors qu’un arrêt brutal leur serait tout à fait possible, et rentable.
Mais tout cela ne pourra durer qu’un temps…
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Avec l’augmentation de cette année, ce temps semble s’accélérer. Vous souvenez-vous du Minitel ? Vous aimiez la chanson La Dernière Séance ? Nostalgie, quand tu nous tiens… Préparez-vous donc à écrire votre dernière lettre, et à vous souvenir avec émotion de ce moment de bascule où votre ancien monde aura disparu.
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Analyse tout à fait remarquable et inédite…
Je découvre cette chronique passionnante de M. Kaminski. À relayer pour faire accoucher notre pauvre pays de quelques neurones supplémentaires.