La puberté ou la mort !
Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique.
« Restez chez vous »
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Je suis vieux
Ce sont les livres, tout jeune homme, qui m’ont mené au théâtre.
Et ce sont eux, sans doute, qui m’ont empêché d’accorder trop d’importance au spectacle.
Restez chez vous
L’autre jour, on donnait dans ma ville Partage de midi de Paul Claudel.
J’aurais pu y accompagner un ami, qui, d’ailleurs, n’aime pas Claudel. J’ai regardé la distribution et j’ai renoncé. Je suis resté chez moi. Cet ami n’aime toujours pas Claudel.
La probabilité qu’il change d’avis était quasi-nulle.
Spectacle quoi ?
Aller au théâtre, un temps, m’a plu. Puis il a été question, de plus en plus fréquemment, d’aller au spectacle. Et même, au spectacle vivant. Le théâtre était devenu du spectacle vivant.
Vivant comme est frais le poisson d’Ordralfabétix.
Qui ne mérite même plus qu’on se foute sur la gueule. Tout le monde s’en fout. Tant mieux.
Ne bouffez pas ça.
Qui ça ?
En juillet 2010, en Avignon, je notais amèrement :
« Presque 1 300 spectacles divers et avariés (avec sans doute des exceptions – j’espère) dans le festival Off – et un programme écrit avec les pieds par les zartistes eux-mêmes. À vue de nez, et d’index – je cause de mon nez mais des index du programme –, 95 % d’auteurs du XXe siècle et 5 % d’auteurs d’avant le XXe siècle – les infatigables Shakespeare et Molière, tout de même, et Marivaux ! – parmi lesquels on a jugé bon de répertorier Barack Obama !
Là-dedans, zéro Corneille. C’est vrai, ça intéresse quelqu’un, Rome, l’Empire romain ? Ça n’a sans doute jamais été une référence française, d’ancien ou de nouveau Régime… Et un penseur en actes de la guerre civile, des guerres civiles ? Non plus. Allons, allons, qu’est-ce que vous allez faire rire les gens avec des tragédies de guerres civiles ? Notre actualité n’est pas là.
Bonsoir. »
Un peu de réciprocité
Je n’ai pas retenu le nom du nouveau ministre de la culture.
Mourant, plutôt
— Éphémère, on te dit ! Le spectacle vivant, il est éphémère ! Fragile ! Il faut en prendre soin !
— Éphémère, éphémère… Mais oui ! Quand tu le regardes, il est en train de crever ! C’est un spectacle mourant !
— T’es trop con.
— Et paf, l’insecte ! De même que les vécés étaient fermés de l’intérieur, le spectacle était euthanasié du dedans !
Pourquoi ça n’intéresse personne
« On peut dire qu’il y a dans la vision que Corneille a de Rome quelque chose de la force d’imagination que nous trouvons chez Dante. D’Horace à Suréna le thème romain domine la tragédie cornélienne. Ces pièces constituent l’ensemble le plus important de tragédie politique de la littérature d’Occident. »
George Steiner, La mort de la tragédie
Le premier intermittent venu fait mieux que ça, c’est évident.
Pourvu qu’il s’exprime avec sincérité.
Et qu’il ait lu Libé.
Comme une vache
Je me souviens d’avoir lu Partage de midi avant mes vingt ans. Beaucoup de choses m’échappaient, des relations entre les quatre personnages.
Mais ce qui m’a arrêté, vraiment, laissé sur le flanc, c’est la puissance de cette métaphore, sa puissance et sa brièveté :
« La mer est comme une vache. »
Je ne comprenais pas. J’ai mis longtemps.
Paragraphe annulé, mais performatif
J’avais écrit un paragraphe assez long où je ne disais pas que du bien, voire même un peu de mal, de Joël Pommerat et Valère Novarina. Du premier, en gros, je disais qu’il était assurément un vrai homme de théâtre, de plateau, et que cela lui permettait d’arrêter ses pièces exactement au moment où il aurait pu commencer de les écrire. C’est méchant. Je veux dire : de se soucier de les écrire. Du second, qu’à mon avis il avait été depuis un moment remplacé par un générateur aléatoire de textes de Valère Novarina, générateur qui permettra sans doute, longtemps après le décès de l’intéressé (auquel je souhaite ici longue et heureuse vie), de continuer de générer (non pas créer) d’authentiques œuvres de Valère Novarina.
Un peu d’optimisme
Ce qui me rend optimiste, c’est l’idée qu’il ne restera rien de tout ça, de toute cette affligeante production culturelle. D’ailleurs, c’est déjà mort.
Au fond, nous le savons bien, tous, que ce que nous faisons est d’une indigence exceptionnelle (on peut toujours rêver que l’exceptionnalité rédimera l’indigence, mais tintin !).
— Mais justement, comme le disait une amie, si on programme cette merde-là dans cet endroit prestigieux, alors pourquoi pas moi ?
C’est tout le problème. N’est-ce pas que, moi aussi, j’en fais de la merde ? Et si on me donnait les moyens, j’en pourrais faire une plus grosse ! Œil pour œil, merde pour merde.
Talion culturel. Déluge.
Si tous, moi non
La position inverse, Si tous, moi non, est défendue ici même par Paméla Ramos.
— Ah, oui, oui, mon petit monsieur, c’est plus difficile et ça ne risque pas de finir dans une salle de spectacle !
Je suis vieux 2
J’avais eu l’occasion, voici plus de vingt ans, dans le cadre de mes obligations professionnelles, de fréquenter quelques poètes. Mais les hommes et leurs œuvres m’avaient tout uniment dissuadé de lire plus avant quoi que ce soit qui se rapportât, on ne sait d’ailleurs pourquoi, au mot de poésie.
C’est, dans le sillage de la disparition de toute culture générale, de voir crever l’alexandrin, classique et romantique, ainsi que tout rapport, même bancal, à la prosodie, que je suis intéressé de nouveau à la poésie.
Non seulement l’alexandrin est crevé, mais rien ne prendra le relais. Intransmissible (aux sempiternels « chacun fait ce qu’il veut », « chacun crée ses règles » près). C’est certainement très bien ainsi : on a tout fait pour ça.
(Je consens volontiers à être traité, comme disait l’autre, de vieil imbécile à la Boileau. Je crois bien que cela m’amuse.)
Je me souviens que, dans les années 1990, les maisons spécialisées dans l’édition de théâtre disaient qu’elles ne lisaient plus les pièces en alexandrins. On se prémunissait ainsi des ringards, des vieux et des autres réactionnaires éventuels. Dans les années 2020, les mêmes maisons, si elles ont encore le mauvais goût d’exister, se prémuniront des pièces écrites en français sans faute.
Mais tu pourrat reviender
Quand que tu veux
A la ligne wesh ma gueule.
Avec un peu de chance, les tweets antisémites de l’immense journaliste du service public Mehdi Meklat, écrivain que la maison Grasset publie à présent et que de courageux médias reçoivent en grande pompe, finiront dans les années 2030 ou 2040 par entrer au répertoire de la Comédie-Française.
Ministre, vous avez dit ministre ?
Si je n’ai retenu le nom du nouveau ministre, en revanche, à force de rester chez moi, j’ai relu un peu André Malraux.
Singulièrement, L’Homme précaire et la littérature.
On a bien raison de ne pas lire ce livre. D’abord, parce qu’il est extraordinaire ; ensuite, parce qu’il nous déprimerait. Trop de culture, ce qui est à charge, désormais ; mais surtout trop d’intelligence des glissements, changements, métamorphoses… Trop de vitesse, aussi…
« Tout se passe, au début de notre siècle, comme si l’Occident découvrait qu’il s’est toujours mépris sur la fiction. »
Il écrit ce qu’aucun universitaire, aucun technicien ne peut écrire. Je ne vais d’ailleurs pas vous en parler trop longtemps ; je m’en voudrais d’éveiller votre curiosité.
« Au XVIIe siècle, on publiait un roman de langue française par semaine ; trois cent cinquante-deux pendant le règne de Louis XIV – qui n’étaient point une profusion de Princesse de Clèves. Gourmont note que le plus grand succès théâtral est Timocrate, tiré de La Calprenède, par Thomas Corneille. Loin derrière, dans la foule, le Cid, puis l’Alexandre et l’Andromaque de Racine, Psyché (la vraie). Parmi les échecs marqués : Phèdre, Britannicus, Bajazet. Entre Corneille et Campistron, le cortège de nos gloires – puisque nous avons oublié celles de leur temps – est celui des recalés. Il n’allait nullement de soi, que se constituât ce que nous appelons la littérature française. »
Il va à peu près de soi, qu’elle se défait sous nos yeux, dans le naufrage des transmissions.
Une page de publicité
À propos de littérature, et puisque j’en suis à : naufrage des transmissions, je dois confesser ici avoir lu un très intéressant, fort bien mené, fort bien écrit roman, que je vous vante ici en une ligne recyclant un slogan publicitaire certes idiot, mais qui a fait et fait encore, hélas, ses preuves :
Bruno Lafourcade est grand et L’Ivraie est son roman.
Justification du titre de cette chronique
Molière n’écrit plus en français.
Il a cessé.
Ce n’est pas encore tout à fait officiel, mais tout le monde le sait. On a d’ailleurs cessé de transmettre le français. C’est fini.
Je trouve ça très bien, évidemment. Je ne voudrais pas avoir l’air d’une vieille lune.
C’était chiant, toutes ces vieilleries.
On en sait bien assez avec tous les moyens de savoir les choses qu’on a maintenant, et que ceux d’avant ils avaient pas.
On n’en a pas besoin des vieux trucs pour penser par nous-mêmes.
Tout ce qu’on a à faire, c’est à s’exprimer. Avec sincérité.
C’est pas parce qu’on n’est pas foutu d’écrire une phrase en français qu’on n’est pas des auteurs.
D’abord, y a pas d’ raison. Nous aussi on a des trucs à dire et même qu’on va les gueuler.
C’est ça, l’art main’’ant, t’ vois.
La po-é-sie.
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