La mort du secrétaire
La fameuse loi de 1901 n’impose pratiquement rien aux associations : toute une foule de règles et de dispositions présentées comme obligatoires ne l’ont en fait jamais été. À commencer par les fonctions de président, trésorier et secrétaire… Retour sur une histoire investie par les banques et les pouvoirs publics.
Actualité de l’économie sociale
La technologie transforme le monde, mais tout ne va pas à la même vitesse. L’offre de nouveaux objets, de nouveaux logiciels, file comme le lièvre. La société suit tant bien que mal, mais comme c’est elle qui consomme et qui finance, elle finit par imposer son rythme, pressant certes le pas, mais freinant quelque peu le galop du lièvre. Quant aux lois et règlements, censés encadrer et réguler le mouvement d’ensemble, leur vélocité ne dépasse pas celle de la tortue. Et contrairement à la fable, c’est une tortue qui ne part pas en avance sur le lièvre.
La situation la plus fréquente est donc celle d’un double décalage : j’utilise les techniques d’hier et je suis entravé par les habitudes mentales et administratives d’avant-hier. Avec une variante : j’essaye d’utiliser les techniques d’aujourd’hui, mais faute d’avoir bénéficié d’une formation adéquate, je ne m’y prends pas très bien et le résultat n’est pas fameux. Et je ne recevrai cette formation que quand un nouveau produit sera apparu, surclassant et rendant à son tour obsolète le champion présent.
La gestion des associations obéit peu ou prou aux mêmes principes. Je ne parle pas des entreprises ou des gros employeurs qui ont opté pour le statut associatif, mais du million de clubs, d’amicales et de foyers de sociabilité qui irriguent et animent notre vie collective.
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Lorsqu’au début de la pandémie covidienne les populations se sont brutalement trouvées confinées et que les déplacements furent durablement entravés, il n’était plus possible d’organiser des réunions comme on le faisait avant. Quelques dirigeants d’association se sont rapidement adaptés aux vidéoconférences, sans se poser trop de questions, surtout ceux qui avaient déjà dû le faire dans leur environnement professionnel. D’autres ont préféré mettre leurs activités en sommeil. Mais pour beaucoup, les hésitations se doublaient de scrupules existentiels.
Ce n’était pas tant pour des réunions plénières, conférences, projections ou spectacles, qui auraient nécessité un équipement professionnel hors de prix ; par ailleurs, les adhérents qui auraient aimé y assister physiquement n’étaient pas forcément tous équipés, chez eux, du matériel informatique nécessaire pour le « distanciel ». Non, la question se posait des réunions statutaires, bureau, conseil d’administration, assemblée générale, et elle taraudait d’autant plus les esprits que beaucoup de responsables associatifs sont portés sur la lettre de la procédure. En effet, cela les valorise, eux et leurs fonctions.
Nulle part dans nos statuts il n’est envisagé de pouvoir tenir nos réunions à distance. Est-ce légal ? Avons-nous le droit de le faire ? Comment authentifier les votes ? Et si quelqu’un demande un vote à bulletins secrets ? Sans compter qu’on devra renoncer à notre traditionnelle tombola…
Les bureaux des associations des grandes villes et des préfectures ont été assaillis par ces demandes et bien en peine d’y répondre. Il leur fallait bien avouer que le roi était nu.
Le roi est nu, car toute une foule de règles et de dispositions présentées comme obligatoires ne l’ont en fait jamais été. La loi, que l’on nomme usuellement « de 1901 » mais qui ne l’est pas vraiment, tant elle a depuis été modifiée et raccourcie, n’impose pratiquement rien. À preuve, ces quelques phrases glanées sur le site www.legalplace.fr, qu’on ne peut soupçonner de donner dans la fantaisie :
« Même s’ils demeurent facultatifs, il est recommandé de nommer des organes de gouvernance au sein de son association. En effet, ces organes permettront d’encadrer la prise de décisions au cours de la vie sociale de l’association […]
Le bureau d’une association est un organe composé d’un président, désigné comme le représentant légal de l’association, d’un secrétaire, chargé d’accomplir les différentes formalités administratives de l’association, et d’un trésorier, chargé de la transparence des comptes de l’association, ainsi que de la gestion des recettes et des dépenses de l’organisme […]
La désignation du bureau d’une association n’est nullement imposée par la loi. Toutefois, sa nomination reste fortement recommandée afin d’encadrer le fonctionnement de l’association. »
Pourquoi ce qui a, de tout temps, été facultatif, est-il perçu comme obligatoire, quasiment par toutes les parties concernées ? Je me hasarde à une explication, peut-être partielle, mais indiscutable.
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Il se trouve que l’explosion du nombre de créations d’associations en France, qui a commencé dans les années 1970, a coïncidé avec celle des ouvertures de comptes en banque. Auparavant, il y avait relativement peu d’associations déclarées, et peu d’agences bancaires. Les associations utilisaient plutôt les chèques postaux. Quand il y avait des relations entre associations et banques, elles étaient établies sur des réseaux de connaissances personnelles. Ainsi, le Parti communiste et le Grand Orient étaient des associations qui n’étaient même pas déclarées, mais qui n’avaient pas besoin de cela pour avoir de gros comptes en banque.
Tout a changé très vite. La BNP, qui avait fait une campagne annonciatrice des temps nouveaux en affichant partout son slogan « Pour parler franchement, votre argent m’intéresse », ouvrit le bal en défiant frontalement les banques coopératives sur le terrain des associations, considérées comme forces montantes et pactole à conquérir, rôle qu’elles n’ont pas vraiment tenu. On voyait sans doute la mariée trop belle. Elles auront quand même fait gagner beaucoup d’agent aux banques, mais pas autant que celles-ci pouvaient en rêver.
Donc, la BNP, vite imitée par ses concurrentes, ouvrit des agences et recruta du personnel. Et au nom d’un management rationnel, ce personnel jeune et nouveau venu dans la profession fut soumis à des règles et des contrôles ; c’en était fini du banquier traditionnel jouissant d’assez d’autonomie pour pouvoir ouvrir un compte à ses amis sur une simple poignée de mains. Il fallait désormais fournir ses statuts, un compte rendu d’assemblée générale, la composition du bureau ; et comme il n’était plus guère possible de se passer de banque, tout le monde a dû se plier à ces contraintes.
De leur côté, les conseils municipaux et généraux, prenant d’une part prétexte des évolutions de la comptabilité publique, et désireux d’autre part de goûter eux aussi aux charmes du management moderne, ont imposé aux associations de leur ressort toute une série d’obligations, présentation des comptes, vote d’un budget, et plus récemment comptabilité analytique par « projet associatif », tout cela étant exigé non seulement pour bénéficier d’une subvention, mais même pour accéder à une salle municipale ou figurer dans l’annuaire associatif local.
Et c’est ainsi qu’à une « loi de droit » permettant à une association de se gouverner comme elle veut s’est substituée une « loi de fait » l’enfermant dans un carcan de contraintes uniformisantes, avec, il faut le dire, la complicité tacite de la masse des dirigeants associatifs, finalement heureux d’être dirigés au sifflet car ils y trouvent à la fois sécurité et valorisation sociale.
Les préfectures, ainsi que de multiples services d’aide à la création d’associations, mettent à disposition du public depuis plus de cinquante ans des modèles de statuts en recommandant bien de ne pas chercher à s’en écarter. La distinction entre ce qui est recommandé et ce qui est obligatoire n’est pas toujours facile à faire, surtout si l’on veut à tout prix éviter de s’attirer des ennuis.
Le schéma usuel, et perçu à tort comme universel, de fonctionnement d’une association est en fait très ancien, puisque la plupart des associations créées avant la loi de 1901 avaient dès leur origine des statuts qui en reprenaient les grandes lignes. Le caractère annuel des assemblées générales et des comptes est inspiré de la loi sur les sociétés anonymes, qui date du Second Empire. Le rôle du président est calqué sur celui du maire d’une commune, les vice-présidents correspondant aux adjoints. Les fonctions de secrétaire et de trésorier trouvent plutôt leur modèle au sommet du gouvernement, le garde des Sceaux pour l’un, le ministre des Finances pour l’autre. Des auteurs ont souligné l’influence du parlementarisme britannique, voire du protestantisme. Peu importe ; l’essentiel à retenir est que tout cela vient de très loin, et que, pas plus que la machine à vapeur ou la lampe à huile, ces principes ne sont ni sacrés, ni éternellement les plus efficaces.
De tous, le plus obsolète est certainement le secrétaire. Ses responsabilités étaient immenses, au temps où l’on ne disposait que de l’écriture manuscrite. Il était garant en dernier recours de la légalité interne, il était dépositaire de la mémoire des votes, des décisions et des engagements.
Il y a encore peu, le rôle du secrétaire était de tenir un cahier sur lequel il consignait, de son auguste main, tous les actes importants de la vie de l’association. Les pages du cahier étaient numérotées, de façon à ce qu’aucune ne puisse être subrepticement arrachée. Naturellement on ne pouvait pas utiliser de cahier à spirale ! Il s’agissait plutôt d’un gros livre, et plus son format était grand, plus la reliure était lourde et épaisse, plus le prestige du secrétaire était avéré. Le texte actuel de la loi ne parle plus de cahier mais mentionne toujours la nécessité de tenir un « registre » pouvant être présenté à toute demande des autorités.
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Au temps où l’informatique commençait à se diffuser et qu’une disquette pouvait avantageusement remplacer un cahier ou un registre, le législateur s’est bien gardé d’adapter le texte. Il ne devait rester que bien peu d’associations qui tenaient un cahier, encore moins qui le faisaient avec le soin nécessaire. Mais le principe demeurait, intangible. Un entrepreneur niçois, qui diffusait des annuaires professionnels, eut l’idée de créer une base de données des associations françaises, avec un double objectif, d’abord de permettre aux associations qui le désirent de remplir et de gérer leur cahier/registre en ligne, chez lui, ensuite de récupérer dans les publications du Journal officiel toutes les informations qui sont en principe publiques, mais qui en fait ne sont accessibles que par une visite physique à la préfecture concernée, afin de les mettre à disposition de tout un chacun, moyennant abonnement.
L’idée fut bien reçue par un certain nombre de sponsors, car elle correspondait à un réel besoin. Notre Niçois embaucha quelques petites mains et la saisie commença. Cela représentait un volume considérable, et donc du temps ; aussi les premières versions étaient encore très lacunaires. Mais s’il lui était difficile de remonter dans le passé, il parvenait à suivre le présent et très vite son produit prit une fière allure. Et un ennemi lui déclara la guerre : le ministère de l’Intérieur.
Celui-ci avait alors un projet pour automatiser les déclarations d’associations reçues en préfecture. A priori, ce WALDEC (acronyme pour Web des associations librement déclarées) n’était pas destiné à être ouvert au public, et la base privée azuréenne n’était donc pas son concurrent. Tout aurait pu aller de concert, entre gens de bonne volonté. Mais ce n’était pas le cas.
Quand on rentre place Beauvau, siège du ministère de l’Intérieur, on est chez les flics. Tout y respire le flic ; c’est un commissariat géant, c’est vraiment leur ruche, et il faut un certain temps au visiteur pour s’y accoutumer. Or il faut aller au-delà de cette première impression : il y a, place Beauvau, des enclaves, des citadelles, où certes l’on est flic, par la force des choses, mais pas gardien de la paix. J’ai pu entrevoir, c’était il y a environ quinze ans, comment et dans quel esprit y fonctionnaient le service informatique et le service des associations.
L’informatique, c’était très simple : ils étaient les meilleurs du monde, et donc ils ne voulaient écouter personne. Il existait, notamment à l’INSEE, des spécialistes des grands répertoires ; on n’a pas voulu les consulter. Moyennant quoi, WALDEC s’est lamentablement vautré, ce qui a rendu ses concepteurs amers et agressifs. Quant à la direction des associations, elle avait la réputation d’être « un nid de gauchistes » et ce n’était pas entièrement faux. Qu’une entreprise privée puisse gagner de l’argent en faisant commerce de données publiques, c’était pour eux un scandale absolu. Dans leur esprit, les données sur les associations, avant d’être publiques, leur appartenaient en propre, et qui voulait s’en approcher ne pouvait être que suspect.
Quelques coups tordus, des pressions sur les sponsors pour qu’ils se défaussent, des calomnies tous azimuts finirent par acculer notre Niçois à la faillite. Oh ce ne fut pas élégant, ce ne fut pas propre, mais ce que font les flics n’est pas toujours élégant ni propre.
L’administration finit par solder les comptes du désastre WALDEC, et mit en chantier le projet RNA (Répertoire national des associations) qui reprend en fait l’idée du Niçois ; celui-ci avait donc raison trop tôt. Mais il eût fallu en même temps dire à toutes les associations : vous n’avez plus besoin de secrétaire ni de tenir un registre, le service public désormais s’en charge. On ne l’a pas dit, pour deux raisons, une bonne et une mauvaise.
La bonne, c’est que le RNA est encore loin d’être au point. Et la mauvaise, c’est qu’on ne sait pas suivre le lièvre, tant il est plus confortable de rester assis sur la tortue.
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Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.