“La Mission” de Heiner Müller / Matthias Langhoff – Un théâtre pour toutes les révolutions

“La Mission” de Heiner Müller / Matthias Langhoff – Un théâtre pour toutes les révolutions
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Metteur en scène franco-allemand, Matthias Langhoff monte La Mission de Heiner Müller. Une création éclairante sur le monde et ses révolutions.

En 1983, dans un entretien à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, à la question du journaliste : « Avez-vous jamais vous-même inventé un sujet dramatique ? », l’auteur et dramaturge allemand Heiner Müller (1929-1995) répondit : « Je ne crois pas, non. Chaque texte nouveau est en relation avec quantité de textes antérieurs d’autres auteurs ; il modifie aussi le regard qu’on pose sur eux. Mon commerce avec des sujets et des textes anciens est aussi un commerce avec un “après”. C’est, si vous voulez, un dialogue avec les morts ».

Matthias Langhoff et son dialogue incessant avec Heiner Müller

Dialoguer avec les morts, emprunter des motifs, regarder le passé pour saisir le présent : au cœur de l’écriture de Heiner Müller, ces questions traversent également le travail de Matthias Langhoff. Normal, peut-être, lorsqu’on sait que les deux hommes ont collaboré et qu’ils ont entretenu un même rapport engagé et critique à leur pays, la RDA. Et si Matthias Langhoff – qui a régulièrement remonté les mêmes œuvres – reprend un texte, c’est pour révéler la permanence de certaines questions. La Mission, c’est en 1989 qu’il la monte pour la première fois ­– créée quelques semaines avant la chute du Mur, la pièce fut reprise ensuite, et l’on imagine les résonances qu’elle devait alors avoir. Aujourd’hui, c’est avec l’équipe d’Amassunu, troupe permanente de l’École Nationale de Théâtre de Santa Cruz de la Sierra, en Bolivie, qu’il la remonte, reprenant et décalant certains de ses enjeux.

Sous-titrée Souvenirs d’une révolution, la pièce – écrite en 1978 – raconte l’échec d’une tentative d’abolition de l’esclavage aux Antilles, dans le sillage de la Révolution française. En 1794, trois hommes, Debuisson (descendant d’une famille d’esclavagistes), Galloudec (paysan breton) et Sasportas (ancien esclave noir) sont envoyés au nom de la République française aux Antilles pour organiser le soulèvement des esclaves contre le pouvoir anglais. Mais le coup d’état militaire de Napoléon Bonaparte fait avorter leur mission. Tandis que Sasportas et Galloudec décident de continuer à se battre, Debuisson abandonne.

Des rapports de classe implacables

La pièce est construite sur un flash-back : elle débute avec la remise par un marin à Debuisson d’une lettre, scène au cours de laquelle il apprend l’échec et la mort de ses camarades. Refusant au début, par peur d’un piège, de reconnaître son identité, Debuisson finit par accepter la missive. Il se plonge alors dans ses souvenirs, et la pièce traverse cette période, se clôturant sur l’abandon de Debuisson. En débutant dans le temps d’après – celui de la contre-révolution et d’un durcissement politique – et en enchâssant le récit dans le double reniement de Debuisson – celui, introductif, de ses amis morts devant le marin ; celui, final, de ses idéaux –, la pièce est l’histoire d’un échec et d’une désillusion. Un regard désabusé où les trajectoires individuelles des personnages expriment l’implacabilité des rapports de classe. L’unique survivant est d’extraction bourgeoise, et là où Sasportas et Galloudec n’avaient rien à perdre, le retournement de Debuisson évoque le conservatisme réactionnaire inéluctable d’une catégorie sociale.

Œuvre dense, complexe, conçue comme un puzzle, dont il appartient au spectateur de rassembler et d’organiser les pièces, La Mission est enrichie par Matthias Langhoff d’autres références, d’autres paroles. Une profusion de textes, d’images, de signes envahissent le plateau, renvoyant, au passage, à la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Lorsque le public s’installe dans la salle, des personnages s’affairent déjà sur une scène aux nombreux dénivelés et occupée par plusieurs châssis et objets. Ces multiples lieux de jeu résonnent avec l’entremêlement et le montage d’images qui vont défiler sur un écran – clips de chaînes de divertissement, extraits de journaux télévisés, images documentaires réalisées durant le séjour de Matthias Langhoff en Bolivie, etc. Ces espaces désignent, aussi, les différents temps historiques et les diverses positions politiques qui se succèdent, se juxtaposent, tout comme, sur un châssis, le drapeau républicain devenu rideau de nightclub côtoie une peinture représentant Napoléon. De ce maelström savamment composé naît un sentiment de saturation et une distance.

Cette distanciation maintient en état d’alerte et crée un état de réception particulier – entre attention soutenue, densité émotionnelle et impossibilité à tout saisir. Ces procédés peuvent désarçonner, rebuter. La présence continuelle de signes peut fatiguer, rendre la compréhension de l’ensemble ardue, tout comme elle sème d’embûches l’interprétation des comédiens – tous n’arrivant pas, à ce petit jeu, à en tirer leur épingle. Mais ce geste, volontaire, permet une autre réception, un travail par sédimentation qui va infuser souterrainement, longuement.

Quelle place pour l’homme dans l’histoire ?

Car avec ces informations profuses, parfois contradictoires, c’est un portrait du monde que Matthias Langhoff réalise. Où le metteur en scène revient, répète ce qui l’anime : l’interrogation de la place de l’homme dans l’histoire, les leçons possibles à en tirer, le sentiment de réitération. Cela passe par des textes, tel cet extrait d’Anna Seghers, écrivaine allemande dont l’œuvre La lumière sur le gibet a inspiré Müller pour La Mission. Cela passe par des images, comme celles de chevaux, animal aristocratique par excellence, et errant dans des zones urbaines, livrés à eux-mêmes, abandonnés. Cela passe par la répétition en introduction du spectacle d’un texte de Walter Benjamin sur l’Angelus Novus, tableau de Paul Klee. Diffusé en bande-son, lu par Heiner Müller en allemand, projeté en français en vidéo, repris en espagnol par les comédiens, l’analyse de Benjamin invite à se méfier de l’optimisme du progrès et à avancer avec une conscience aigüe du passé. Cette analyse de Benjamin résonne avec La Mission, pièce dont l’analyse pourrait valoir pour toutes les révolutions.

Car si cette Mission est l’occasion pour Matthias Langhoff de continuer à dialoguer avec Müller, son œuvre, d’interroger la situation de la France comme de l’Europe, elle est également née de la rencontre avec un théâtre, un pays. En montant la pièce avec l’équipe d’Amassunu, le metteur en scène offre une version bolivienne. Les références à ce pays marqué par une révolution en 1952, puis une contre-révolution de 1964 à 1983, actuellement dominé par un néo-libéralisme et l’économie de la production de drogue, teintent l’ensemble de la création. L’amoncellement de références donne ainsi lieu à des résonances stimulantes, qui se prolongent à l’envi d’une période et d’un territoire à l’autre.

Caroline CHÂTELET

Heiner Müller, Quartet précédé de La Mission – Prométhée – Vie de Gundling, traduction Heinz Schwarzinger et Jean Jourdheuil, éditions de Minuit, 1982, 152 p., 11



DISTRIBUTION

Metteur en scène : Matthias Langhoff

Texte : Heiner Müller

Avec : Javier Ambol, Susy Arduz, Fernando Azoge, Selma Baldiviezo Casis, Alana Delgadillo, Jessie Gutierrez, Óscar Leaño, Antonio Peredo Gonzales, Ana Marcela Mendez, Marcelo Sosa, Gabriela Tapia

Scénographie : Catherine Rankl

Lumières et son : Caspar Langhoff

Assistant : Carlo Sciaccaluga

Régie tournée : Mario Aguirre

Administration :  Mireille Brunet

Production : Marcos Malavia

Crédits photographiques : DR

Informations pratiques
– Public : à partir de 16 ans
– Durée : 2 heures



OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Spectacle créé au festival Santiago à Mil, au Chili, le 20 janvier 2017.

Tournée :

  • 11-20 octobre 2017 :  La Commune – CDN Aubervilliers
    • Les mardi, mercredi et jeudi à 19h30, le vendredi à 20h30, le samedi à 18h, le dimanche à 16h.
  • 28-29 octobre : Festival Sens-interdits (Lyon)
  • 1er-5 novembre : Théâtre Saint-Gervais (Genève)
  • 8-10 novembre : La Comédie de Caen
  • 15-16 novembre : Théâtre de l’Union (Limoges)
  • 22-23 novembre : CDN de Besançon



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