“La magie lente” de Denis Lachaud avec Benoît Giros : faites sortir le coupable !
La magie lente a été créée l’an dernier, dans une mise en scène de Pierre Notte. Jouée à Avignon, puis à Paris, la pièce est aujourd’hui en tournée, à Barcelone dans le cadre du 3e festival OUI !, et aux quatre coins de la France. Un texte frontal, parfois trop clinique, juridique et froid (à l’image d’un compte rendu de procès), que vient heureusement tempérer le jeu magistral, parce que fragile, du comédien Benoît Giros.
La psychanalyse opère comme une « magie lente » disait Freud : c’est à cette magie, tout entière fondée sur la puissance de révélation, la puissance de forage et d’exhumation de la parole, qu’assiste le spectateur de la pièce écrite par Denis Lachaud, mise en scène par Pierre Notte et magistralement interprétée par Benoît Giros. Celui-ci parvient en effet à habiter et à faire vivre ce que l’auteur a conçu comme un cas clinique, le cas de M. Louvier, diagnostiqué schizophrène « par erreur ».
Magistral Benoît Giros !
M. Louvier va découvrir dans le cadre de la cure psychanalytique que, derrière sa pathologie « officielle », derrière la dépression et les hallucinations persistantes dont il est la proie, se cache la terrible réalité, l’immense blessure de l’enfance : infligée par son oncle de Normandie, à qui ses parents le confiaient pendant les vacances et qui durant des années le viola dans sa maison de Normandie, à Honfleur.
Progressivement, douloureusement, grâce à l’analyse, voilà Honfleur qui affleure, suscitant horreur et stupéfaction chez le patient. Benoît Giros porte à bout bras ce parcours, et la pièce qui en est la restitution, grâce à un jeu d’une émotion retenue, sans pathos excessif mais avec l’expression d’une douleur étonnée, parfois aussi d’une sourde colère, plus rarement avec une douce ironie, un humour distancié. Il habite parfaitement ce patient qui assiste, surpris, comme un spectateur de lui-même, à la révélation progressive de l’horreur subie.
Ce jeu tempère heureusement ce que le texte de Denis Lachaud, dans son ton, son regard et sa construction (qui fait alterner les séances d’analyse et l’exposé « universitaire » du cas clinique par le praticien), a de frontal, de supérieur et de froid. Une froideur clinique, nous dirions même juridique : celle d’un rapport d’expertise médicale que son auteur restitue devant le tribunal, aux jurés, avec toute l’évidence et la supériorité du sachant. Une supériorité qui, sans le jeu humble et fragile du comédien, sans sa juste expression de la tension intérieure qui se fait jour chez le patient à mesure qu’il approche de la terrible vérité, pourrait devenir étouffante pour le spectateur.
Double frontalité
Le texte et la mise en scène s’appuient sur une double frontalité, un double tête à tête qui ne montre cependant chaque fois qu’une seule tête. Première frontalité : celle, dans le texte, entre le patient et son analyste d’une part, entre le conférencier et son public d’autre part. Louvier est placé face à son analyste, Quemener, auquel il s’adresse et qui ne lui répond que par la voix et l’interprétation (dans tous les sens du terme) de Louvier. Quant au conférencier, il s’adresse directement à un public universitaire. Seconde frontalité qui vient réitérer et prolonger la première : celle entre le comédien et le public puisque celui-là s’adresse directement à celui-ci.
Cette double frontalité mise en scène de façon particulièrement crue, de façon absolue dirions-nous, alors que l’on aurait pu imaginer qu’un second acteur joue l’analyste quasi-mutique et libère le public de l’oppression et de la responsabilité que l’on veut faire peser sur lui, laisse bien peu d’espace pour la réflexion et l’imagination. Elle est heureusement « compensée » par la sobre scénographie et le jeu « en profondeur » du comédien (qui, contrairement au public barcelonais, a beaucoup d’espace derrière lui !) : celui-ci s’avance, s’éloigne vers le fond de la scène, se déplace latéralement pour signaler chaque nouvelle scène et, en particulier, chaque nouvelle séance, de sorte que son parcours scénique signale la succession des séances, montre le processus de guérison, la lente remontée à la surface de la conscience du crime subi puis enfoui dans les abysses de l’inconscient.
Ce rythme et cette progression sont d’autant plus marqués qu’ils sont ponctués par un subtil jeu de lumière et d’éclairage commandé (avec le pied !) par l’interprète qui, de façon quasi-cinématographique, découpe ainsi les différents plans de la pièce.
La loi et le viol de la loi
Le passage qui est, selon nous, le plus fort et le plus douloureusement profond du texte de Denis Lachaud, passage joué tout en implacable constat et amère distanciation par Benoît Giros, est celui où le patient aborde la question de la loi. Pour l’enfant qu’il fut, comme pour tout enfant, les parents et plus généralement les adultes incarnent, édictent et sont la loi, la vérité, détiennent et connaissent donc nécessairement la vérité sur l’enfant. Ce que décide et fait un adulte ne peut être que vrai, a toujours force de loi. Le petit garçon a ainsi reçu comme la loi, à laquelle on doit se soumettre, les viols répétés de son oncle : la loi voulait qu’il fût violé plusieurs fois par jour lors de chaque séjour chez ce dernier et cette loi était nécessairement connue non seulement de celui qui l’appliquait implacablement mais aussi de ceux qui la laissaient s’appliquer, parmi lesquels en premier lieu ses parents.
La loi des adultes qui était alors en vigueur était la loi du viol, il fallait s’y soumettre. Car la loi, elle, ne doit pas être violée : l’enfant ne pouvait donc violer la loi qui imposait qu’il fût violé. Denis Lachaud, exploitant la riche résonance (sur ce point) du lexique juridique parle même de « loi rétroactive » lorsque l’enfant, surpris, se rend compte que son oncle ne le visite plus dans sa chambre pour le violer et en vient à penser que non seulement il ne sera plus violé mais qu’il ne l’a en réalité jamais été. Finement, le patient note que la loi a changé, que la nouvelle loi, contrairement à l’ancienne, ne prescrit plus le viol. Une nouvelle loi est venue remplacer l’ancienne et, plus précisément, est venue l’annuler : en droit, un acte juridique annulé est réputé n’avoir jamais existé, l’annulation a nécessairement une portée rétroactive qui fait disparaître ab initio de l’état du droit ce qui a existé et s’est passé. On appelle cela la fiction juridique.
Au fond, la pièce de Denis Lachaud montre comment la psychanalyse, fondée sur la libération de et par la parole, fait passer le patient de la fiction à la réalité. Le viol ne pourra plus être réputé n’avoir jamais existé.
La question de l’homosexualité
Le point de départ de l’enquête psychanalytique, ce sont les pensées envahissantes et « interpellantes » de Louvier, pensées et obsessions de sodomie (difficile de compter le nombre de répliques où il est question d’enculer et d’être enculé) qui assiègent la conscience et tous les sens, qui remplissent le monde et l’horizon du patient. Un désir longtemps refoulé d’homosexualité surgit et se réalise : Louvier passe de l’état de schizophrène hétérosexuel à l’enviable statut de bipolaire homosexuel. Soit.
Mais l’on a ici du mal à suivre la pièce, ses raccords et ses coutures trop visibles, trop artificiels, entre l’exposé clinique et professoral d’une erreur de diagnostic et l’affleurement de la réalité du viol dans la conscience et les mots du patient. Ces deux tissus ne vont pas ensemble, ils jurent. Et ils font apparaître l’une des principales faiblesses de la pièce : la question de l’origine de l’homosexualité. Quel lien a-t-elle avec les viols subis pendant l’enfance ? On ne sait si, pour l’auteur, elle en est la conséquence et la pièce évoque même la terrible et monstrueuse hypothèse d’une homosexualité « en puissance » de l’enfant qui aurait été la cause des viols, l’adulte violeur l’ayant perçue. Si l’on peut concevoir, chez l’enfant devenu adulte, l’obsession de l’homosexualité, plus précisément et plus restrictivement l’obsession de la sodomie, on ne comprend pas quelle nécessité mène du viol à l’homosexualité.
La pièce est sur ce point beaucoup trop elliptique, presque coupablement ambiguë, laissant au public un goût d’inachevé et le livrant à un grand désarroi : les questions posées au comédien à l’issue de la représentation l’ont bien montré. Parmi les questions qui demeurent, celle-ci n’est pas la moindre : l’homosexualité peut-elle être considérée comme la conséquence d’une blessure d’enfance ?
Mais peut-être n’est-ce pas à l’art, au théâtre d’y répondre, mais bien aux professionnels de la psychologie… Peut-être. Reste que, dans les deux cas, l’étonnant manque de prudence demeure, faute d’une dramaturgie qui s’extraie du seul cas clinique, juridique, formel.
Spectacle : La magie lente
Création : 4 avril 2018 au théâtre de Belleville
Durée : 1h10
Langue : français
Public : à partir de 16 ans
Texte : Denis Lachaud (édité par Actes Sud-Papiers)
Mise en scène : Pierre Notte
Avec Benoît Giros
Lumières : Eric Schoenzetter
Costume : Sarah Leterrier
Diffusion : Romain Picolet – 06 64 89 29 66 / lideedunord@gmail.com
Crédits photographiques : DR
En téléchargement
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Spectacle vu le 6 février au théâtre DAU al Sec à Barcelone (Espagne)
– Tournée en cours : détail des dates inconnu.
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