La grande faillite du chiffre
Aujourd’hui les études de marché qui ont mobilisé compétences pointues et moyens considérables sont mises sur le même plan que des sondages à l’emporte-pièce, relevant de la malhonnêteté avérée, voire de l’escroquerie. Tout le monde ne jure que par les chiffres, mais rares sont ceux qui savent les interpréter rigoureusement, ce qui n’est pas sans gros danger.
Actualité de l’économie sociale
« Élections municipales : moins d’un quart des femmes sont têtes de liste » titrait fièrement Le Figaro sur son site, avant de se reprendre, mais au bout de vingt-quatre heures : « moins d’un quart des têtes de liste sont des femmes ». Plus qu’un détail ; une faute de lecture d’un tableau statistique, valant zéro éliminatoire à l’examen de première année.
Que cette énormité soit passée inaperçue m’a plongé dans une grande perplexité. Nous sommes certes habitués à lire et entendre n’importe quoi, mais à chaque fois que les bornes franchissent les limites, ou l’inverse, nous en restons quelques instants pantois.
Les insultes à l’orthodoxie statistique la plus élémentaire sont légion. Elles peuvent porter sur les quantités elles-mêmes ; que de millions ai-je vu devenir milliards, sans que le journaliste s’en émeuve aucunement. Le salmigondis est encore accru lorsque les dépêches, rapidement reprises de l’américain, véhiculent des billions et des trillions dont personne ne sait au juste ce qu’ils recouvrent.
Je passe sur la vraisemblance intrinsèque de certaines assertions, pour pointer l’invraisemblance totale de toute procédure de mesure qui aurait permis d’y aboutir. Si l’on vous assure que « 35 % des femmes de plus de 40 ans pensent au général de Gaulle en faisant l’amour », ce n’est pas tant l’imbécillité du propos qu’il convient de souligner que l’impossibilité technique de parvenir à ce résultat. D’ailleurs, un écho de presse semblable aurait eu toute sa place en 1941, à ceci près que le personnage évoqué aurait été le maréchal Pétain…
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Mettre sur le même plan des études de marché qui ont mobilisé compétences pointues et moyens considérables et des sondages à l’emporte-pièce relève déjà de la malhonnêteté avérée. Mais quand il s’agit de propositions qui ne peuvent pas relever d’une enquête, même la plus sommaire et la plus imparfaite, ce n’est pas de la malhonnêteté, c’est de l’escroquerie.
Il y a enfin la question de la significativité, élément central de tout travail statistique qui se respecte. Quand on vous dit : « Il y a plus d’hommes que de femmes qui se grattent le nombril », le mot important c’est plus ; ce plus est-il simplement dû au hasard de la composition de mon échantillon, ou puis-je affirmer qu’il est une réalité au sein de la population toute entière ? Et, ce faisant, quelle probabilité ai-je de me tromper (et donc, de vous affirmer une chose fausse) ?
La réponse à ces questions a été théorisée au cours des années 1930. Ce n’est donc pas nouveau, même si à l’époque les moyens de calcul ne permettaient pas de transformer rapidement les énoncés mathématiques en chiffres décisionnels. Cela laissait au moins le temps de réfléchir. On ne se lançait pas dans des calculs, presque tous manuels et pouvant prendre des jours, voire des semaines, sans en avoir minutieusement pesé les enjeux.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Avec un clic sur une feuille Excel, le résultat du test apparaît, en rouge ou en vert. La plupart des « excelators » ne maîtrisent en rien les procédures et se satisfont des réponses de la boîte noire, sans même savoir s’ils lui ont posé la bonne question.
Les vieux ronchons vous parleront de la règle à calcul, de la table de log, des tubes à essais et du dessin à main levée. Au moins, scrongneugneu, à l’époque on apprenait ce qu’est un ordre de grandeur et une précision. C’est possible, mais cela ne concernait guère que les ingénieurs et les cadres techniques de l’industrie. Et puis, c’est le passé, qu’on le veuille ou non, un passé dépassé, qui suscite naturellement des flots de nostalgie, à la fois stérile et sympathique.
Là où ils ont quelque raison, c’est qu’aujourd’hui la compétence ne fait plus recette, ne suscite plus aucune considération. Un exemple récent vient à point nommé illustrer ce constat désabusé. Lors des grèves et des manifestations qui ont accompagné les débats sur la réforme des retraites, des cadres de l’INSEE avaient rédigé une contre-expertise « pirate » et l’avaient diffusée, provoquant quelques incidents, lors de la présentation très officielle de la « note de conjoncture trimestrielle » de l’Institut. Ce travail, certes engagé et partial, était ce qui s’est fait de mieux documenté et de plus sérieux dans l’opposition au projet de loi porté par le gouvernement. Tous les journalistes économiques de la place, venus assister à la présentation de la note de conjoncture, l’ont eu en mains. Et aucun ne l’a commentée. En revanche, leurs titres n’ont cessé de publier sur les retraites des articles de qualité bien inférieure. On ne saurait mieux résumer la situation : la compétence ne fait plus recette, elle ne pèse rien face à l’émotion, l’invective ou l’à peu près.
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Le chiffre était jadis l’affaire de quelques érudits, gardiens du temple d’un art difficile dont on n’ouvrait les portes qu’avec parcimonie. Puis, avec l’essor de la planification, on lui confia « l’ardente mission » d’éclairer les décisions publiques, d’apporter la rationalité de « l’anti-hasard » dans le monde politique dont il fallait éradiquer l’archaïsme, la subjectivité pifométrique. Dès l’indépendance des anciennes colonies, on y installa des services de statistique et de prévision, sans lesquels, croyait-on dur comme fer, il n’y aurait pas de développement possible.
À cette industrie montante du chiffre d’en haut répondit en écho, de façon contestataire, la volonté de promouvoir un chiffre d’en bas, un « chiffre citoyen », émancipateur. Syndicats, associations, collectivités de tous ordres, devaient pouvoir mieux maîtriser leur devenir et mieux défendre leurs intérêts grâce au chiffre. Généreuse illusion, symétrique de la précédente.
Toutes deux firent long feu. D’abord parce que la rationalité qu’elles élevaient l’une et l’autre au rang de divinité indépassable a trahi tous les espoirs placés en elle. L’ingénieur ne peut pas tout, et il arrive souvent que le poète, le prédicateur ou le téméraire soient plus pertinents que lui. Ensuite parce qu’elles reposaient sur le même triple postulat, civisme, loyauté, qualité, tout ce à quoi notre monde moderne a préféré tourner le dos, parce que cela nécessite un effort.
La même paresse intellectuelle sévit dans bien d’autres domaines, la chimie, la radioactivité, l’histoire, ce qui permet de produire, de répandre et de faire circuler de plus en plus d’absurdités flagrantes sous une apparente caution « scientifique ».
Il y aurait pourtant de quoi s’étonner. Alors que nous avons dépassé les 80 % de bacheliers, et que je vois le niveau d’exigence des programmes de terminale, pourquoi nos médias continuent-ils à nous prendre pour des illettrés ?
Et si nous le sommes vraiment, parce que le bac serait donné à tous et que les connaissances laborieusement recrachées le jour de l’examen seraient systématiquement oubliées l’année qui suit, que font les enseignants, qu’en pensent-ils ? Nous en avons autour d’un million, paraît-il, dans toutes les matières. Qu’est-ce que ça leur fait donc, de constater que ce qu’ils ont enseigné toute leur vie durant n’a laissé aucune trace dans les cervelles ? J’ai du mal à trouver de la cohérence.
Je m’arrête là dans mes récriminations misanthropiques. La prochaine fois, c’est promis, ce sera espoir et optimisme à tous les étages.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.