La France : le seul pays au monde qui pense avoir trop de cinéma d’auteur
Les indépendants réagissent aux rapports sur le financement privé du cinéma et de l’audiovisuel (Dominique Boutonnat) et sur le contrôle du CNC (Céline Calvez et Marie-Ange Magne).
[Communiqué]
Nous sommes scénaristes, cinéastes, producteurs, distributeurs et exploitants du cinéma indépendant.
Indépendant ne veut pas dire que nous sommes la part intime du secteur : les indépendants fabriquent plus de 90 % des films. Ils sont le modèle industriel du cinéma français.
Nous le rappelons en préambule car c’est précisément cela qui est remis en question dans le Rapport sur le financement privé du cinéma et de l’audiovisuel (Dominique Boutonnat) dont les préconisations vont pour la majorité dans le sens d’une norme industrielle. En favorisant la logique d’exploitation commerciale plutôt que de préfinancement. En augmentant la taille des structures et leur verticalité (lier les structures de production et de distribution). En accentuant les effets de concentration, dans une logique libérale qui vient totalement contredire et mettre en péril ce qui fait, aujourd’hui encore, le succès économique et créatif du cinéma français.
Au cœur des deux rapports, il y a le même argument central : une politique « nataliste » du cinéma français. Autrement dit : on ferait trop de films en France (237 Films d’Initiative Française en 2018). Avec pour conséquence trop d’éparpillement des investissements et surtout pas assez de rentabilité des œuvres. Il faudrait donc qu’il y ait moins de films.
Le rapport insiste sur un chiffre : plus de la moitié des œuvres font moins de 50 000 entrées en salle. Ce serait donc ces films-là qu’il faudrait mettre en question.
La majorité de ces films sont du cinéma d’auteur.
Assorti à ce chiffre, cet argument d’une surproduction a sa popularité, d’autant qu’il offre une clef de lecture facile à diffuser dans l’espace public, donnant aux spectateurs l’impression de participer à la défense de leur propre goût et de leurs propres décisions de public. Comme si les spectateurs sanctionnaient les mauvais films par leur absence. La tendance des rapports à incriminer l’écriture même des films va jusqu’à blâmer leurs auteurs pour leurs piètres performances. Les auteurs feraient trop de mauvais films.
Oui, un trop grand nombre de films connaissent un destin médiocre en salle, mais c’est un constat politique. Ce sont souvent moins les spectateurs qui les rejettent que les acteurs du marché. Les films ne sont pas tous à égalité face à la salle, ils n’ont pas les mêmes opportunités. Ceux qui ont moins de pouvoir sont victimes des sorties massives dans les circuits qui jouent la carte des effets de concentration et imposent de violents turn-over d’une semaine à l’autre. En bref, on reproche des mauvais scores à des films qui ne sont parfois volontairement pas montrés.
Parlons précisément de ce trop grand nombre de films. En 2012, il y avait 209 films d’initiative française, en 2018 il y en avait 237. On parle de 28 films de plus. D’autant que sur la même période la transition numérique rendait la diffusion des films plus simple et moins onéreuse tandis que le nombre d’écrans augmentait. En 2010, il y avait 6,8 millions de séances au total. En 2018, 8,4 millions. Nous avons le tissu de salles et les ressources pour faire vivre les œuvres. Vouloir en supprimer est un contresens historique quand la multiplication des canaux de diffusion réclame en fait toujours plus de « contenus ».
Le problème n’est pas la surproduction. Le problème est surtout du côté des effets de concentration dans l’exploitation. Entre 2010 et 2017, le nombre total de films sortis en France a augmenté de 20 %. Sur la même période, celui des films sortis sur plus de 500 copies augmentait de 28 %. Parmi eux, celui des films français sortis sur plus de 500 copies augmentait de 90 %. Surexploitation et surexposition de certains films, c’est là qu’est la dérive des dernières années. C’est notamment là qu’il y a urgence à réformer.
À ce mauvais effet de lecture vient s’ajouter une analyse volontairement partielle. On ne saurait questionner sérieusement la rentabilité d’un film à l’aune de sa seule recette salle. D’abord parce que la rentabilité d’un film se calcule sur un minimum de 5 ans. Ensuite parce que bon nombre de films millionnaires ne sont pas rentables vu leur coût de fabrication quand, pour certains, quelques dizaines de milliers d’entrées suffisent à être à l’équilibre. Mais, plus important, parce que la salle n’est qu’une partie de la carrière et de la rentabilité d’un film. Surtout s’il s’agit d’un cinéma d’auteur. Car nos films vont dans les plus grands festivals de cinéma. Nos films s’exportent dans un très grand nombre de territoires à l’étranger. Nos films sont convoités par les plateformes extraterritoriales. Nombre d’entre eux poursuivent aussi leur carrière dans le cadre des dispositifs scolaires nationaux, continuant de faire des dizaines de milliers d’entrées, et participant ainsi à l’éducation au cinéma des écoliers, collégiens, lycéens et apprentis français. Enfin, ce sont nos films qui permettent au cinéma français de se renouveler, puisque nous produisons 30 % de premières œuvres, révélant ainsi les auteurs et les succès de demain.
Nous sommes rentables. Pas toujours pour nous-mêmes car l’argent est à l’écran, mais pour l’industrie, c’est certain.
Il faut enfin rappeler que la part de marché des films français est de 40 % et qu’elle est en progression. Cette part de marché exceptionnelle est directement liée à la richesse de l’offre. Supprimer ces fameux films « en trop », c’est mettre en péril cette part de marché que toute l’Europe nous envie. C’est un enjeu de santé collective.
Rappeler également, qu’un film – qu’il marche ou non – participe à l’économie de l’industrie et du pays. Le cinéma français joue un rôle économique de premier plan, avec 5,8 Md€ de valeur ajoutée. Son impact social est évalué à 127 395 emplois, dont 92 775 emplois directs.
La part d’analyse concernant le CNC dans les deux rapports vient enfoncer le clou. Le CNC y est pensé comme un incubateur, censé promouvoir une logique industrielle et entrepreneuriale. Chez Magne et Calvez, il s’agit de plafonner les ressources qu’il collecte de la taxe affectée, instaurer des critères de succès à l’export ou d’entrées en salles pour l’éligibilité des films aux aides publiques. Ce rapport, le moins bien informé sur une institution très régulièrement auditée, va à l’encontre de toutes les préconisations de ses prédécesseurs.
Nous renouvelons ici notre confiance et notre soutien au CNC, outil toujours moderne de concertation et de régulation. Nous participerons en son sein aux discussions que nous appelons de nos vœux car sur ce point nous sommes d’accord : il y a urgence à réformer. C’est pourquoi il nous semble capital de faire les bons diagnostics. Et de ne pas laisser grandir cette nouvelle exception culturelle française : être le seul pays au monde qui pense avoir trop de cinéma d’auteur.
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La tribune a été signée par 11 organisations professionnelles et 800 signataires représentant la filière indépendante.
Organisations signataires
La SRF (Société des Réalisateurs de Films), Le SCA (Scénaristes Cinéma Associés), la Guilde des scénaristes, l’ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion), l’ADDOC(Association des cinéastes documentaristes), le SPI (Syndicat des Producteurs Indépendants), le SDI (Syndicat des Distributeurs Indépendants), le GNCR (Groupement National des Cinémas de Recherche), l’AFCAE (Association Française des Cinémas Art et Essai), AAFA (Actrices et Acteurs de France Associés), l’AFC (Association Française des directeurs de la photographie cinématographique)