La dramaturge Anna Lemonaki affronte ses angoisses (et les nôtres)
Pourquoi la souffrance physique et visible reçoit-elle autant d’empathie, alors que la blessure psychologique et invisible fait souvent effet de repoussoir ? Telle est la question dont s’empare Anna Lemonaki dans Bleu, texte inédit qui sera présenté ce vendredi à Paris par la jeune association Auteurs Lecteurs Théâtre (ALT).
Née en Grèce, résidant en Suisse, Anna Lemonaki est comédienne, autrice et metteure en scène. Fondatrice de la Cie Bleu en Haut Bleu en bas, elle vient de présenter ses deux créations Fuchsia Saignant et Bleu au théâtre du Grütli à Genève, dans le cadre du Festival de la Bâtie.
Le vendredi 4 octobre, ALT présentera des extraits de son texte inédit Bleu lors de la soirée Emulsion, au Shakirail à Paris. À cette occasion, après une « boum littéraire » faisant se rejoindre différents artistes autour du texte, il sera proposé d’en obtenir un exemplaire afin de poursuivre l’échange le samedi 12 octobre avec l’autrice et les autres lecteurs volontaires, au Théâtre de la Cité Internationale. Cette session ALT d’automne proposera aussi S’en sortir ici/Sortir d’ici de Tristan Choisel, aux même dates et lieux.
Il est possible de participer aux deux rencontres Infiltration du samedi. Le prix libre est pratiqué pour tous les événements ALT.
Comment résumerais-tu Bleu en quelques mots ?
C’est la mer, le sel, les vagues scélérates et l’accalmie. Ce texte aborde les angoisses de toutes sortes, plus précisément le trouble panique avec lequel vit le personnage principal. J’ai commencé à souffrir de ce trouble il y a quelques années, silencieusement. Puis je me suis cassé l’épaule et, après cet accident, j’ai reçu beaucoup d’empathie et d’attention. C’est fou comme on peut avoir de l’empathie pour une fracture, alors que c’est une blessure qui, une année plus tard, n’est déjà plus là. Mais quand il s’agit de l’angoisse, on ne la montre pas avec des plâtres ; si on en parle autour de nous, on est souvent considéré comme capricieux. La différence d’accueil entre ces deux souffrances, l’une physique et visible, l’autre psychologique et invisible, a été un vrai déclic. J’ai eu envie et besoin d’en parler publiquement, de faire connaître le phénomène des angoisses.
Tu viens de jouer à Genève. Comment le public a-t-il accueilli la pièce ?
Il me semble que nous avons fait le voyage ensemble, de la première à la dernière minute chaque soir. Sans être du théâtre participatif, le public est beaucoup sollicité dans cette pièce ; je ne le laisse pas tranquille. La parole est ouverte : il y a chaque soir un livre d’or que je fais circuler. C’est drôle, en Suisse, les spectateurs sont timides pour écrire, alors qu’ils me contactent ensuite par internet. Dans d’autres pays, au contraire, ils veulent absolument écrire. Je me souviens qu’une fois, à Chypre, le public est venu après la représentation pour me tirer les oreilles : j’avais oublié le stylo si bien qu’ils n’avaient pas pu écrire !
Y-a-t-il des thèmes récurrents dans ton travail ? Tes expériences personnelles sont-elles toujours la source de ton écriture ?
En effet, j’écris exclusivement sur ce que je vis, sur ce qui me concerne directement. Une phase de vie bouleversante, un changement important : je ressens la parole comme une nécessité et la travaille dans l’écriture dramatique. Par exemple, ma pièce Fuchsia Saignant est née de la découverte du masque de violence que peut porter l’amour, que peut porter l’être aimé. À l’époque, j’étais ébahie d’observer une sorte de violence silencieuse dans ma relation amoureuse, issue du fait qu’on n’arrivait pas bien à communiquer nos besoins et à les négocier. C’était aussi simple que ça. Le sujet vient donc de mon intimité, mais une fois que la pièce prend forme, il ne s’agit plus tant de « l’intimité d’Anna » que de « l’intimité de Madame Toulemonde ». Au final, la thématique de mon travail est, d’une certaine manière, la nécessité de dire l’intime.
Considères-tu que l’écriture dramatique soit libératrice ?
Déjà enfant, j’avais un journal intime dans lequel j’écrivais, le soir, tout ce que je n’avais pas dit dans la journée. Le fait de formuler ses pensées sur papier a toujours relevé de la catharsis ou plutôt des catharsis pour moi : on peut mettre notre « merde » sur le papier et ça va déjà un peu mieux ! Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir les travailler sur un plateau et de leur donner la forme qui me convient. Le fait de jouer ses propres textes donne la liberté de les actualiser sans cesse ! C’est notamment le cas pour Bleu : le texte n’étant pas encore publié, je le modifie au gré des dates du spectacle, suivant ce qui me touche.
À partir de ces sujets intimes, comment fais-tu advenir le théâtre dans le processus de création ?
Au début du travail de recherche, il y a toujours des images. On pourrait dire que je visualise un film sans montage, une sorte de chaos. Je fais des listes avec les images, puis celles-ci trouvent leur place dans les dialogues, dans la scénographie, dans le choix d’un performeur précis sur le plateau et évidemment dans la musique. La sonorité a une place centrale dans mon travail, qu’elle soit musicale à proprement parler ou bien dans la langue. Tout est musique. Au fur et à mesure des répétitions et du travail avec mes collaborateurs, le chaos commence à s’organiser… Mais pas trop ! Je tiens à une vraie liberté sur le plateau, je ne peux pas travailler avec des concepts ! Tous mes projets sont marqués par le rapport au public ; ils évoluent avec le contact des spectateurs, dans ce territoire qui existe entre nous. Du point de vue du public, la scène c’est la personne sur scène, mais du point de vue de la personne sur scène, la scène c’est le public. Que se passe-t-il donc entre les deux ?
Quelles pièces t’ont le plus influencée ?
La première à laquelle je pense est Golfo, mise en scène par Nikos Karathanos. Je l’ai vu en 2014 au Théâtre national à Athènes ; il était 16h30 et tout le public pleurait. On pleurait ensemble. J’aime profondément cette pièce et Nikos, avec qui j’ai la chance de travailler pour ma prochaine création, Blanc. J’ai été bouleversée par Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy) d’Angélica Liddell. Elle nous a fait faire un sacré voyage ! Les applaudissements et l’ovation debout ont duré plus de dix minutes. Ni les performeurs ni le public ne sortait… Personne ne voulait quitter ce lieu où nous avions vécu ensemble. J’ai adoré Claptrap de Marion Duval, c’est un bijou de générosité. Cette pièce a aussi influencé mon parcours professionnel : ayant été bluffée par sa dramaturgie (même si Marion dit qu’il n’y en pas !), je me suis renseignée après le spectacle… J’avais alors trouvé ma chère Adina Secretan, qui s’occupe de la dramaturgie pour Fuchsia Saignant et pour Blanc. J’aimerais aussi citer une autrice et metteuse en scène, Lena Kitsopoulou, avec qui j’ai aussi eu la chance de travailler ces dernières années. Lena est une grande source d’inspiration pour moi, et quand ça nous arrive d’être inspirées, c’est génial. J’adore son écriture très orale. Lorsqu’on la lit, on l’entend directement. Elle arrive à ne pas prendre les choses au sérieux, tout en faisant un travail très sérieux !
Tu as évoqué ta prochaine création, quels en seront le ou les sujets ?
Je suis en train de créer Blanc, qui traitera la question de la mort et de la vieillesse, 2020 ans après la mort du Christ. Il s’agira notamment de la dimension irréversible de la séparation, de la question de l’accès physique ou verbal au défunt. Qu’est-ce que la vieillesse, et quel est notre rapport avec elle ? Dans nos sociétés de l’Ouest, dans les capitales, la mentalité est de prolonger la vie au maximum, mais est-ce qu’on vit vraiment la vie qu’on aimerait vivre ? Il m’est arrivé de rencontrer une personne et de me dire : elle existe, mais elle est en réalité déjà morte. De l’autre côté, je vois des personnes de quatre-vingts ans qui sont une source d’inspiration, de par leur élan vital et leur enthousiasme. Et il y a aussi beaucoup de personnes âgées marginalisées par la société, comme si leur âge pesait lourd sur le système et qu’on préfèrerait s’en débarrasser. Blanc, c’est ça, une célébration de la vie et de la mort. La pièce sera donnée au théâtre du Grütli à Genève, du 5 au 17 mai 2020.
Propos recueillis par Annabelle VAILLANT
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Soirées ALT : Renseignement & Inscription.
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Photographie de Une – Anna Lemonaki (crédits : Orestis Rovakis)