“La dernière nuit du monde” de Laurent Gaudé et Fabrice Murgia : une histoire à dormir debout
Fabrice Murgia met en scène La dernière nuit du monde de Laurent Gaudé. Une fable politique pauvre, manquant de nuances et parfois de théâtre, qui tient tout entière dans une esthétique agréable (bien aidée par le cadre du cloître des Célestins), une jolie histoire d’amour et, surtout, grâce à deux comédiens – Nancy Nkusi et Fabrice Murgia lui-même – d’une parfaite justesse.
AVIGNON IN/OFF
« Peupler la nuit pour désengorger le jour. » Tel est l’objectif de cette nouvelle pilule qui permet de ne dormir que quarante-cinq minutes par jour, tout en ayant la sensation d’avoir fait une nuit complète. L’idée d’une pilule qui développe certaines facultés n’est certes pas nouvelle : il suffit de penser au Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et à sa terrifiante pilule du bonheur, le soma, ou encore – plus récemment – au roman Champs de ténèbres d’Alan Glynn, qui a inspiré le film Limitless de Neil Burger, avec Bradley Cooper, Abbie Cornish et Robert de Niro. Comme dans ce dernier cas, la pilule a évidemment des effets secondaires qui sont dans un premier temps niés.
Une fable politique faible
Dans son texte inspiré de l’essai de Jonathan Crary, 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Laurent Gaudé développe les inévitables enjeux politiques, économiques et culturels, traçant de manière schématique deux camps : d’un côté, la femme noire et le peuple sami, qui vit au nord de la Scandinavie, détenteurs d’une sagesse primitive, ancestrale, en lien avec la nature ; de l’autre côté, les vilains blancs, capitalistes, communicants et politiciens, qui prônent le progrès en promouvant cette « ère de la nuit fractionnée », du « jour [qui] déborde ». Il n’y a aucune subtilité à attendre de plus, tout se joue ensuite dans la poésie qu’insuffle l’écrivain : il empile les mots, recouvre de prose les réalités qu’il décrit, pour en dénoncer l’impasse. Il faut reconnaître que certaines images sont fortes et que Laurent Gaudé a le sens de la formule, mais sa fable politique est d’une platitude désespérante.
Son héros, Gabor, est un communicant repenti, un homme ambitieux que le drame vient rappeler à la réalité, du moins à une autre forme de réalité. Il est l’archétype du mâle blanc qui culpabilise, à l’instar du lobbyiste décrit par Alexandra Badea dans Europe connexion. Ses enthousiasmes traduisent déjà en filigrane sa monstruosité. Il faut que le lecteur-spectateur saisisse où sont le bien et le mal, les gentils et les méchants, ce à quoi il faut adhérer et ce qu’il faut rejeter. Les frontières sont bien tracées ; nous sommes en territoire rectangulaire, schématique, rassurant.
Je ne suis pas de ceux qui considèrent l’écriture de Laurent Gaudé comme une imposture ; au contraire, j’en apprécie fréquemment certains déploiements, y compris dans le présent texte. Il lui manque cependant parfois de saisir les enjeux dans leur complexité, dans leur réalité totale qui a toujours mille visages, qui est nécessairement mouvante, instable et plus riche que ce que l’on peut en comprendre, donc en dire. Je le préfère au plus proche de ses personnages : si La dernière nuit du monde échoue en tant que fable politique, les dialogues amoureux et plus généralement la relation de couple sont par exemple réussis.
Une mise en scène en noir et blanc
Elles donnent lieu aux plus beaux moments de la pièce mise en scène par Fabrice Murgia, qui interprète Gabor et qui donne la réplique à Nancy Nkusi, qui joue Lou, sa femme. Les deux comédiens, formidables, portent à bout de bras un texte qui raconte le drame mais ne le donne jamais à voir – phénomène curieux et récurrent d’un théâtre contemporain qui se pose à distance du monde, qui ne l’étreint presque jamais, dans une distanciation (non brechtienne, précisons-le) qui favorise la réflexivité, donc le jugement. Leurs échanges amoureux, les inflexions chantées de Nancy Nkusi sont de toute beauté. Laurent Gaudé abandonne alors la thématique pour entrer dans la chair, la posture bien-pensante universelle pour creuser l’imperfection d’une humanité concrète, défectueuse. Cela ne dure hélas jamais bien longtemps, car l’homme blanc et la femme noire sont davantage des modèles exemplaires que des êtres singuliers.
Dans la proposition artistique de Fabrice Murgia, l’incontournable vidéo occupe une place centrale, qui me paraît peu pertinente. Nous suivons les interventions de la cheffe samie et de la prétentieuse politicienne sur écran, quand il aurait été plus intéressant de les voir frontalement. Rien ne le justifiant artistiquement, la question est probablement budgétaire.
La scénographie en noir et blanc, d’une esthétique certaine, est également curieuse : deux rectangles noirs au sol, sur lesquels évoluent les deux personnages qui ne se rencontrent jamais (une belle trouvaille, qui joue sur la distance et la complicité), tandis que le reste de la scène est recouvert d’une matière blanche qui symbolise la neige. Visuellement, c’est incontestablement beau. Mais quel peut en être le sens ? Il me semble que ce dispositif ne fait que renforcer la dimension manichéenne de la pièce.
La proposition scénique de Fabrice Murgia regorge d’idées visuelles, belles, simples et efficaces, favorisant de beaux moments dans cet ensemble qui manque de nuances sur le fond (le texte) et parfois de théâtre sur la forme (la mise en scène). Cela ne tient que par une esthétique agréable, une jolie histoire d’amour et, surtout, par deux comédiens d’une parfaite justesse.
Spectacle : La dernière nuit du monde
Spectacle vu dans le cloître des Célestins, dans le cadre du festival d’Avignon, le samedi 10 juillet 2021.
Création : 1er juillet 2021 au festival au Carré à Mons (Belgique)
Durée : 1h20
Public : à partir de 14 ans
Écriture : Laurent Gaudé
Mise en scène : Fabrice Murgia
Avec : Fabrice Murgia, Nancy Nkusi (ou Nadine Baboy)
Scénographie : Vincent Lemaire
Assistance à la mise en scène : Véronique Leroy
Vidéo : Giacinto Caponio
Lumière : Emily Brassier
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Photographies : Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
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Tournée
31 août et 1er septembre 2021 : théâtre de Liège (Belgique)
3-4 septembre : L’Ancre à Charleroi (Belgique)
14-18 septembre : théâtre national Wallonie-Bruxelles (Belgique)
12-13 octobre : Toneelhuis à Anvers (Belgique)
21-24 octobre : Centro dramatico nacional de Madrid (Espagne)
1er mars 2022 : théâtres en Dracénie à Draguignan
8 mars : Cultuurcentrum à Bruges (Belgique)
11-12 mars : Central à La Louvière (Belgique)
16-17 mars : scène nationale d’Albi
24-26 mars : théâtre de Namur (Belgique)
10-14 mai : théâtre national Wallonie-Bruxelles (Belgique)
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