“La Cerisaie” de Tchekhov : l’interprétation électrique de Tiago Rodrigues
Tiago Rodrigues, qui vient d’être nommé à la tête du festival d’Avignon, ouvre ce dernier, avec une mise en scène de La Cerisaie de Tchekhov, dans la Cour d’honneur du palais des papes : il en livre une interprétation originale, déroutante, voire agaçante parfois, mais incontestablement cohérente.
Nous connaissons le bras de fer qui opposa Anton Tchekhov, qui sous-titra sa pièce « comédie en quatre actes », et Stanislavski, qui considérait La Cerisaie comme un drame. Beaucoup se sont empressés de donner raison à l’un ou à l’autre, alors même qu’une œuvre, sitôt livrée au monde, n’appartient plus désormais à personne. J’ai récemment relu ce texte, à trois reprises, trois jours d’affilée. La première fois, elle m’est apparue comme une tragédie – non pas un drame – traversée par l’humour, au sens où l’entendait George Steiner dans son célèbre essai sur La mort de la tragédie : « Dans la tragédie, il n’y a pas de remèdes temporels. On ne saurait trop insister sur ce point. La tragédie n’a pas pour objet des problèmes séculiers qui pourraient se résoudre par quelque innovation rationnelle, mais l’immuable tendance à l’inhumanité et à la destruction dans la marche du monde. »
La seconde fois, il m’a semblé évident que La Cerisaie était essentiellement une comédie, terrible certes, mais une comédie avant tout. La troisième fois, j’ai abandonné toute tentative de classification, tant Tchekhov me semble être le dramaturge qui a poussé le plus loin l’union de la tragédie et de la comédie – peut-être même le seul à avoir osé le faire, qu’il en ait eu conscience ou non. C’est en ce sens, nous allons y venir, que la mise en scène de Tiago Rodrigues est une réussite : elle tient habilement cette unité.
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On peut jouer La Cerisaie en faisant claquer des portes comme un vaudeville, tant les personnages ne cessent d’arriver, de repartir, de se croiser, de sautiller ou d’errer, en un va-et-vient incessant, telles des ombres parallèles qui ne s’écoutent jamais, comme autant de partitions internes à la polyphonie évidente et qui pourtant nous échappe à trop vouloir la circonscrire. Ils sont tous absents les uns aux autres, prisonniers d’un univers intérieur dont les fondations ont déjà été détruites, avant même le début de la pièce, à l’instar de cette cerisaie omniprésente et pourtant lointaine, suggérée dans l’acte II, presque mythologique. Il y a ces bruits étranges, certes, qui ont fait couler beaucoup d’encre (dont celle de Tchekhov lui-même, qui en avait une idée précise) ; il y a aussi cette hache qui frappe dans le présent des personnages, arrachant les ultimes radicelles d’un temps qui n’est plus, pour faire naître enfin un monde nouveau ; il y a enfin ces répliques – toutes les répliques de la pièce, pourrait-on dire – qui débitent et condamnent toute possibilité d’écoute, d’harmonie, de communion. Ainsi ont-ils tous, pour reprendre les mots de Steiner, une « immuable tendance à l’inhumanité et à la destruction ».
Ce qui frappe pourtant, à la lecture du docteur Tchekhov, c’est la tendresse qu’il porte à ses personnages, au pragmatique Lopakhine, véritable personnage principal avec Ranevskaïa, à Trofimov, éternel étudiant dont l’idéal flamboyant ne s’incarne jamais pleinement, à l’illusionné Gaev, dont le lyrisme est, telle la Cerisaie, déjà archaïque, à l’innocente Ania comme à l’austère Varia, toutes deux un peu niaises, à tous les serviteurs, femmes et hommes, pris dans la fatalité de leur temps… Une tendresse donc, de ce que chacun s’apprécie sans pouvoir se le dire, encore moins le vivre. Une tendresse toute testamentaire – ancienne et nouvelle, mort et transmission.
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Tiago Rodrigues embrasse toutes ces dimensions, respectant à la fois la temporalité lente de la pièce, une interminable agonie, et celle si rapide de personnages prisonniers de leurs obsessions, en attente de la cognée finale.
À notre entrée dans la Cour d’honneur, pourtant, nous découvrons une scénographie guère rassurante, à l’opposé du réalisme de l’auteur russe, qui fleure d’emblée la bonne idée contemporaine (comprenez par là : un gadget) s’assumant explicitement comme telle : sept rangées d’une vingtaine de chaises, occupant toute la largeur de la scène, entrecoupées de trois rails parallèles aux chaises et sur lesquels glissent des plates-formes en bois carrées, d’où jaillissent des luminaires arborescents couronnés par des lustres à pampilles. C’est compris : le quatrième mur est brisé, scène et public se répondent…
Ces chaises, dont la froideur rebute a priori, sont en réalité une vraie trouvaille scénique, objet de confidence et de colère, symbolisant aussi bien le mobilier de la maison que la cerisaie elle-même, circonscrivant ou déployant les espaces, rappelant le jeu des chaises musicales et semant dans son sillage des ultimes cerises aussitôt rejetées au loin. Tiago Rodrigues exploite sa scénographie à plein, avec tout ce qu’une symbolique peut avoir à la fois de riche (allégorie) et de limité (sens).
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La force de la proposition de Tiago Rodrigues est son interprétation très originale d’un texte que nous avions perçu jusqu’alors très différemment et qui a le mérite de résonner avec justesse dans l’ensemble. Epikhodov (Tom Adjibi), l’homme du malheur par excellence, devient presque un excellent personnage de farce, comme une impasse à la tragédie en ce qu’elle a de plus classique.
Plus encore, Lioubov Andreevna Ranevskaïa frappe par sa terrifiante démence juvénile, une folie qui n’est pas sans faire penser aux rapides états d’âme d’un Raskolnikov. Ses émotions ne s’attachent à rien, pas même à elle-même, déjà vaincue par la mort de son fils, par l’échec d’un amour et par la fin de son monde. Tiago Rodrigues dit du personnage qu’elle est « une héroïne tragique dans un drame comique », connaissant par avance le dénouement.
« Absolument radicale dans sa nostalgie, dans sa mélancolie, elle maintient sa position tout au long de la pièce qu’elle traverse et fait ses adieux à son enfance, à son époque, au monde. Je crois même qu’à sa façon de survoler les événements, avec cette aliénation propre aux héroïnes tragiques, elle sait déjà tout de la pièce qu’elle habite. Lioubov sait que le dénouement est inévitable, comme si elle avait épié ce qu’écrivait Tchekhov par-dessus de son épaule. »
Il me semble que cette interprétation est non seulement en partie erronée, mais qu’elle est encore contredite par la mise en scène, et plus précisément la direction d’actrice. À quelques rares exceptions poétiques, notamment liées aux souvenirs, la Lioubov interprétée par Isabelle Huppert est tout entière dans une épuisante hystérie, perpétuellement au présent, incapable de projection dans le futur, impuissante à quitter le stade de l’enfance, comme elle est inapte à rejoindre véritablement l’autre. Le choix de la pousser à l’extravagance infantile, à la limite du puéril caprice (de la sale gosse), est sinon judicieux, du moins inattendu et déroutant – au risque d’être un tantinet agaçant, du fait du jeu parfois poussif d’Isabelle Huppert, à la voix pas suffisamment posée (on ne comprend pas tout ce qu’elle dit), et qui révèle une fois de plus qu’on peut être une bonne actrice de cinéma et ne pas avoir les techniques requises pour le théâtre, a fortiori pour la Cour d’honneur… Il faut lire et relire les excellentes pages de Charles Dullin sur le fossé existant entre l’acteur de cinéma et le comédien de théâtre, du fait des profondes différences de diction, de rythme, de vérité entre deux arts qui n’ont, en dépit des apparences, que peu de points communs.
Si cette interprétation psychologique du personnage de Lioubov et le jeu d’Isabelle Huppert conduisent à une compréhension différente de la pièce, je ne suis pas certain que ce soit pour autant pleinement efficace. Car, en face, il y a Adama Diop, formidable Lopakhine tout en nuances, homme bon et pragmatique que tous considèrent tant bien que mal avant de le rejeter avec un silencieux mépris, le soir de l’achat de la cerisaie. Il apporte une impressionnante stabilité à l’ensemble, marquant de sa forte présence chaque scène, imposant presque son rythme à la pièce, portant presque le jeu de ses partenaires à lui seul. Ce pourrait être, en ce sens, un contrepoint intéressant à Lioubov, à ce non détail près que le décalage se révèle trop grand.
Pour le reste, la distribution est sérieuse, assez réussie, ce qui est d’autant plus important qu’il n’y a aucun rôle torchonné dans les textes de Tchekhov, et particulièrement dans La Cerisaie : Nadim Ahmed (Iasha), Suzanne Aubert (Douniacha), Océane Caïraty (Varia), David Geselson (Trofimov), Grégoire Monsaingeon (Smeonov), Alison Valence (Ania)… Tous tirent, à leur mesure, leur épingle du jeu théâtral. Isabel Abreu est une belle Charlotte apatride, de passeport et de langue, tandis que Marcel Bozonnet donne à Firs une véritable dignité surannée. Seules les répliques lyriques de Gaev (interprété par un honnête Alex Descas), dont l’exaltation n’a d’égal que le ridicule, sont hélas écrasées, quand elles devraient susciter un sourire mâtiné de nostalgie.
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L’interprétation de Tiago Rodrigues doit enfin son originalité à sa double dimension « électrique ». Tout d’abord, la musique est omniprésente, avec la présence de deux musiciens sur scène, Manuela Azevedo (clavier et percussions) et Hélder Gonçalves (guitare électrique), qui jouent avec les réverbérations et les modulations, aidés par les amplis ; les riffs recouvrent régulièrement la scène, modernité envahissante dans un monde qui se rêve encore poétique. Pourquoi pas une telle transposition ? Je ne suis pas certain que cette lecture musicalement survoltée apporte tant que cela à l’ensemble, mais du moins cela ne lui nuit-il pas. On s’en contentera donc. Certaines répliques sont par ailleurs chantées, en cohérence avec cette vision communément admise que Tchekhov est un dramaturge polyphonique. Un sillon qu’on aurait aimé voir creuser davantage, tant il ne semble qu’esquissé…
La seconde dimension « électrique » est liée au jeu de lumières – les fenêtres de la Cour d’honneur et, surtout, les réverbères en forme d’arbre sur scène – de Nuno Meira et aux sons créés par Pedro Costa, consacrant l’envie du metteur en scène, et dorénavant futur directeur artistique du festival d’Avignon, d’ancrer la pièce dans le temps présent (les costumes suivent ce mouvement).
Tiago Rodigues ne force rien. En dépit de quelques brimborions, ses partis pris fonctionnent grosso modo, du fait de la cohérence de l’ensemble. Le texte de Tchekhov est, fort heureusement, toujours là, puissant. Nous en percevons même des déploiements nouveaux – certains très discutables, voire raseurs, d’autres plus profitables. En ces temps d’adaptations fantaisistes, de pièces « d’après machin » dont on force la lecture pour la réduire à son idéologie, l’alliage d’une telle fidélité et d’une réelle interprétation honore Tiago Rodrigues.
Spectacle : La Cerisaie
Spectacle vu dans la Cour d’honneur du Palais des papes, au festival d’Avignon, le lundi 5 juillet 2021.
Création : 5 juillet 2021 au festival d’Avignon
Durée : 2h30
Public : à partir de 15 ans
Texte : Anton Tchekhov (traduit du russe par André Markowicz et Françoise Morvan)
Mise en scène : Tiago Rodrigues
Avec : Isabel Abreu, Tom Adjibi, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Cairaty, Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Isabelle Huppert, Grégoire Monsaingeon, Alison Valence
Musiciens : Manuela Azevedo, Hélder Gonçalves.
Scénographie : Fernando Ribeiro
Lumière : Nuno Meira
Son : Pedro Costa
Costumes : José António Tenente
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Photographie : Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
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TOURNÉE
23-25 juillet 2021 : Teatro du Napoli (Italie)
9-19 décembre 2021 : Teatro Nacional D. Maria II (Portugal)
7 janvier au 20 février 2022 : Odéon – Théâtre de l’Europe
26-27 février 2022 : théâtre de Liège (Belgique)
10-19 mars 2022 : Comédie de Genève (Suisse)
26-29 mai 2022 : Wiener Festwochen (Autriche)
3-5 juin : Comédie de Clermont-Ferrand
10-12 juin : Holland Festival (Pays-Bas)
3-14 septembre : Théâtre national populaire de Villeurbanne
23-25 septembre : La Coursive de La Rochelle
18-20 mars 2023 : National Taichung Theatre (Taïwan)
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