Jean-Pierre Léonardini, la pensée du style
Journaliste et critique dramatique, responsable jusqu’au mitan des années 2000 du service culture à L’Humanité, Jean-Pierre Léonardini retrace dans Qu’ils crèvent les critiques ! son parcours de journaliste.
De ses débuts à La Marseillaise après son service militaire (effectué en Algérie), à son arrivée à Paris, de son entrée à L’Huma en 1964 au service cinéma à son passage au théâtre, de son premier festival d’Avignon en 1968 (annulé…) à l’annulation de l’édition de 2003 en raison des manifestations liées à la réforme du régime de l’intermittence, en passant par l’édition de 2005 et la polémique qui entoura la programmation du IN (dont l’artiste associé était alors le chorégraphe et metteur en scène belge Jan Fabre), c’est toute une mémoire du théâtre que le critique déplie. Avec son titre en référence au « spectacle somptueusement composite, Qu’ils crèvent les artistes !, sous-titré « revue », qu’en 1985 Tadeusz Kantor conçut en guise de testament anticipé », le livre relie parcours professionnel personnel et souvenirs d’œuvres théâtrales et d’interprètes. Cela avec la force de la plume de Jean-Pierre Léonardini, défenseur d’une critique littéraire où le style n’élude pas la pensée.
Vous avez terminé l’écriture de Qu’ils crèvent les critiques ! à quelques jours de l’élection présidentielle de 2017. Depuis, comment votre regard a-t-il évolué ?
Le sentiment général de tristesse que j’éprouve – lié au constat que le service public tel que je l’ai connu en tant que spectateur assermenté est en train de disparaître – s’amplifie. Le processus de dégradation à l’œuvre va continuer et s’accélérer. Nous allons vers une privatisation de la sphère théâtrale et le théâtre comme service public est condamné à dépérir, comme cela est le cas dans les pays anglo-saxons où le libéralisme triomphe depuis des années. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de grands acteurs, de grands metteurs en scène, etc. Mais le rêve porté par le Conseil national de la résistance va s’estomper.
À quoi est dû votre sentiment, évoqué dans le livre, selon lequel « les « nouveautés » ne [vous] surprennent plus que rarement » ?
C’est une question de génération, mais ayant eu la chance de vivre l’apogée de la mise en scène comme art performatif absolu, à travers des figures comme Patrice Chéreau, Giorgio Strehler, Tadeusz Kantor, j’ai parfois le sentiment qu’aujourd’hui les avant-gardes sont réchauffées sur un « butagaz alternatif ». Des années 1960 jusqu’aux années 1990, le théâtre était lié à des aspirations touchant à la société toute entière. Il y avait une liberté dans tous les domaines, politiques comme charnels. La révolution était à l’ordre du jour au théâtre dans ces années-là, c’était exaltant, lyrique, cela portait. Mais cet élan touchant la société dans son ensemble s’est perdu. Ce n’est pas une question d’absence de talent, mais nous sommes actuellement dans un moment défensif de l’esprit de progrès, où l’on ne se projette plus dans l’avenir. Le politique est sur la défensive, et le théâtre également.
Et la critique ?
Étant un appendice du théâtre, elle est à la remorque de cet esprit-là et elle participe du climat idéologique général. Nous sommes tous confrontés au théâtre tel qu’il est, nous sommes le reflet d’une époque. La mienne est celle de Chéreau, Roger Planchon, Carmelo Bene, de la fin de Vilar, etc. Alors, évidemment, lorsque j’évoque des spectacles, le lecteur qui ne les a pas vus ne peut que les rêver, voir quelques vieilles images, aller lire des articles. C’est vrai qu’il y a de la nostalgie dans ce livre. Je cite Paul Claudel, qui évoque la figure des « voyageurs de la banquette arrière », qui regardent le paysage parcouru à la queue du train. Mais si je suis à cet endroit, ce n’est pas présomptueux, et les jeunes gens qui arrivent ont d’autres choses à vivre, à faire, à découvrir. Pour moi, ce livre est une entreprise de mémoire et de nostalgie, comme une espèce d’adieu à un théâtre que j’ai connu. Et puis, être critique est un métier un peu monstre, marginal, anodin à l’échelle des responsabilités sociales. C’est un métier de luxe – le fait d’être payé pour assister à des manifestations culturelles – et à ce titre, il faut qu’il disparaisse. Dans la sphère libérale asséchante, j’en suis persuadé, l’heure n’est pas au luxe, ou alors au grand luxe vulgaire des très riches qui ont de grosses voitures, des montres, des tableaux de maître. Ce qui intéresse le libéralisme, c’est la mise en concurrence des individus et des entreprises pour la rotation du capital. Le reste n’a pas d’importance, surtout pas le champ culturel avec ce vieux rêve républicain du partage.
Vous évoquez souvent, dans votre ouvrage, l’importance du travail littéraire dans l’exercice critique…
C’est un travail d’écrivain, il n’y a pas de mystère. Parler du travail d’autrui ne peut passer que par une recherche dans l’écrit, la grande noblesse des journaux étant, avec leur tirage, cette pédagogie publique. La critique est un genre littéraire et l’explication de pourquoi l’on aime, ou pas, doit se faire autant que possible en raffinant sur l’expression. Le secret est là : se confronter à la pensée des autres, voir des œuvres et se fabriquer soi-même. En essayant de trouver le mot juste. Ce que je regrette aujourd’hui, c’est l’obsession littéraire. Et cela, ce n’est ni de droite, ni de gauche. J’ai toujours considéré que le « pep’s », le style, n’étaient pas l’apanage de la droite, qu’il ne fallait pas les leur laisser. Le style, ça se cultive, et ça te distingue.
Mais derrière chaque style se niche une pensée ?
Nous sommes d’accord, il faut qu’il y ait derrière une pensée, autant que faire se peut solide, étayée par la lecture, la réflexion, la connaissance de l’objet dont on parle. Plus on a fréquenté d’œuvres, mieux ça vaut. L’expérience n’est pas transmissible en ce domaine, puisque nous sommes dans le champ de la sensibilité – ça ne s’apprend pas, nous sommes des sujets autonomes, chacun ayant ses goûts, ses inclinations, ses histoires.
Revient également, dans votre livre, l’importance du goût. Au-delà, il y a bien la question (politique) de ce que « pense » un spectacle ?
Lorsque je parle de goût, je parle bien du goût étayé et inscrit dans une histoire. Je vois votre soupçon, mais le goût ne relève pas uniquement d’une question de tradition, ou d’une catégorie bourgeoise. Le goût a trait au politique, tout dépend de la personne : le goût de l’homme de droite n’est pas celui du communiste. D’ailleurs, il ne faut pas que le goût soit l’apanage de la droite. Si la critique passe par l’histoire du sujet, qui a engouffré des expériences culturelles, qui les transmet dans sa langue, je ne délie jamais cela des questions politiques et historiques.
Dans son texte La Rampe, le critique de cinéma Serge Daney (1944-1992) relie sa préférence du cinéma au théâtre à des souvenirs d’enfance. Vous racontez que votre arrivée au théâtre à L’Humanité est due au fait qu’une place se soit libérée dans ce service. Néanmoins, deux images que vous évoquez – la vue d’un fakir à l’âge de douze ans, exhibé dans une vitrine de boutique de la Canebière, et celle d’une prostituée, à dix-huit ans – semblent participer du même mouvement que ces réminiscences de jeunesse de Daney, à cette idée des attractions (de l’attraction) ?
C’est le mystère du vivant. Du corps. J’ai toujours senti le théâtre comme une figure de désir. Beaucoup plus que le cinéma. L’image du rideau rouge s’ouvrant me renvoie à cette prostituée qui, sous une porte cochère, à Marseille, a relevé sa robe pour rajuster ses bas. Le théâtre m’a toujours fait penser à ça, même lorsque le rideau ne s’ouvre pas comme ça. Serge Daney, dans son texte, parle des monstres, de l’obscurité, et cela passe par cette question : qu’est-ce qui va sortir de là ? Qu’est-ce qui va arriver ? Va-t-on arriver au mystère des corps se mélangeant ? Cela passe par une idée sexuelle, une scène primitive. Les pères de l’Église avaient compris cette chose, que le théâtre est de l’ordre du péché. Et puis … lorsqu’on se remémore des spectacles, ce dont on se souvient, ce n’est pas la théorie. Ce qui revient, ce sont des comédiens, des gestes, des voix, des actes. Des images.
Caroline CHÂTELET
Jean-Pierre Léonardini, Qu’ils crèvent les critiques !, Les Solitaires intempestifs, 192 p., 14 €
Photographie de Une – Jean-Pierre Léonardini (© DR)