Jean-Louis Laville : le bricolage associatif contre l’uniformisation culturelle de l’entrepreneuriat

Jean-Louis Laville : le bricolage associatif contre l’uniformisation culturelle de l’entrepreneuriat
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Dans une intervention courte et musclée, donnée lors du forum Entreprendre pour la culture, Jean-Louis Laville, enseignant-chercheur en socio-économie, a dénoncé une tendance à l’uniformisation culturelle autour de l’entrepreneuriat, pour mettre en avant le monde associatif et ses capacités d’hybridation, de mutualisation, de bricolage.

L’association Opale a organisé, lors du dernier forum Entreprendre dans la Culture, une journée autour de l’économie sociale et solidaire (ESS). La deuxième des cinq tables rondes, qui a rassemblé un public très nombreux, portait sur la forme associative : « Entreprendre sous forme associative dans la culture ».

Trois partages d’expérience étaient au programme :
– Maryline Lair, directrice du Collectif des festivals en Bretagne,
– Claire Crozet, chargée de production pour le collectif Bazarnaom,
– Sophie Gastine, codirectrice de Musiques au comptoir à Fontenay-sous-Bois.

Jean-Louis Laville, enseignant-chercheur en socio-économie et auteur de nombreux ouvrages sur l’ESS, avait pour mission de conclure et mettre en perspective les différentes interventions.

Nous reproduisons son intervention, donnée sans notes, en conservant le style oral. Les intertitres sont de la rédaction.

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« Je commencerai par un débordement. Comment en est-on arrivé là ? Ce qui est frappant quand on lit le rapport Hearn, c’est la pauvreté anthropologique de cette réflexion, qui nous ramène à ce que disait Michel Foucault : nous sommes dans un monde où le seul modèle qui nous est présenté comme légitime, c’est finalement celui de l’entrepreneuriat.

Je veux bien que ça fonctionne dans les “business school” et à Sciences-Po, contre lesquelles je n’ai rien par ailleurs, mais tout de même, nous sommes dans la culture. On voit bien que ce qui est en jeu, c’est une uniformisation culturelle autour de l’entrepreneuriat.

Je pense que ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de nous ranger sagement sous la bannière de l’entreprendre, c’est aussi de garder – parce que la culture doit être, selon moi, enrichie de la socio-diversité qu’elle fait vivre – une capacité à questionner : pourquoi tout le monde parle d’entreprendre dans la culture aujourd’hui ? Pourquoi en est-on à cette pauvreté anthropologique dans la manière dont on se saisit de la culture ? Je crois que cette interrogation exige des lieux qui ne sont pas simplement là pour nous dire quelles techniques de marketing nous devons adopter, quels types de manager nous devons être. Il nous faut impérativement garder des lieux dans lesquels nous pouvons nous interroger, avec tout un ensemble de personnes issues d’autres champs aujourd’hui, sur ce que signifie cette généralisation de l’entreprendre, dans la culture et l’université comme ailleurs.

Au commencement était un débordement…

Pourquoi commencer par ce débordement ? Parce qu’au-delà des clichés habituels sur l’association, vous avez évoqué un débordement à l’origine de l’action : pour au moins deux d’entre vous, cela a commencé dans un semi-squat. Ça veut dire que, pour qu’il y ait de la créativité, il faut qu’il y ait à la fois de la coconstruction – cela a été dit ensuite – mais aussi du débordement.

Ce débordement, vous l’avez rappelé, a permis de réinvestir une histoire, parce que les lieux dans lesquels ces initiatives se sont implantées n’étaient pas des endroits quelconques : il s’agissait de lieux précédemment habités. Elles se sont réappropriées une histoire préexistante, en même qu’elles ont inscrit leur propre histoire. Il me semble que ce sont des choses qui débordent largement la manière dont on envisage habituellement le fait d’entreprendre dans sa vision uniformisatrice.

Ce qui a été dit également, c’est que nous sommes dans des façons d’organiser la mutualisation, l’hybridation, qui ressemblent à ce que Michel de Certeau appelait le « bricolage » – terme dévalorisé dans le milieu de l’entrepreneuriat. Je crois que c’est ce à quoi il nous faut œuvrer ensemble : comment travailler profondément sur la manière dont on peut hybrider, mutualiser, bricoler ? C’est là qu’on voit qu’il y a des équilibres qui permettent de faire autre chose.

Que veut dire, en termes économiques, augmenter les ressources marchandes – dont on nous rabat les oreilles ! – dans l’entreprendre culturel ? C’est tout simplement sélectionner les clientèles solvables. Si nous voulons faire autre chose que cette sélection des clientèles solvables, il faut que nous réfléchissions ensemble sur les multiples formes d’hybridation et de mutualisation.

Des modèles associatifs et des économies

Ce que j’ai beaucoup aimé dans ce qui a été dit, c’est qu’il n’y a pas de modèle associatif. Chaque groupe investit à la manière dont ça lui paraît pertinent. C’est ça qui me semble intéressant. C’est précisément ce qui conduit beaucoup de mes collègues sociologues à condamner l’association, en disant qu’elle ne consiste que dans du bricolage, du sous-service.

Alors que, justement, c’est là qu’il y a une inventivité possible ! Au départ, il ne s’agit jamais de façons de faire balisées. Vous êtes dans une capacité à se saisir des ambivalences. Vous savez que vous n’aurez jamais le fonctionnement parfaitement stabilisé. En revanche, vous essayez de garder, dans la réflexion collective, toutes les ambiguïtés. Il ne faut pas considérer que ces ambiguïtés sont des défauts, des manques ou des impasses : elles sont sans cesse à dépasser par la réflexion collective, alors même que celle-ci ne tracera jamais un chemin définitif. Ces ambiguïtés permettront finalement des bifurcations en fonction de là où en sont l’action et la réflexion collectives.

Enfin, ce qui me frappe dans vos propos, c’est votre capacité à ne jamais en rester à un certain nombre de clichés sur ce qu’est l’économie. C’est là où la réflexion politique et culturelle peut rejoindre la réflexion socio-économique. L’économie n’a jamais été le marché… C’est beaucoup plus riche, et heureusement d’ailleurs ! Je rappelle simplement que le marché formel ne fait pas vivre aujourd’hui la moitié de la planète, qui vit par d’autres biais.

Il n’y a donc pas une économie, il y a des économies. Je crois que la richesse de ce que vous faites doit aussi être réinvestie selon cette pluralité économique. Il faut sortir de cette mythologie de l’entreprendre telle qu’elle nous est présentée, c’est-à-dire comme étant le marché, le succès sur le marché, le statut commercial… Ces banalités sont affligeantes sur le plan anthropologique. Il faut en sortir pour commencer ensemble à réfléchir. »

Transcription : Pierre GELIN-MONASTIER



 

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2 commentaires

  1. N’est-ce pas un raccourci un peu simpliste ? D’un côté les méchants entrepreneurs et de l’autre les blanches colombes ? S’il n’y a pas de modèle associatif, il n’y a pas de modèle d’entrepreneur. 100% d’accord avec le fait qu’il y a DES économies et que le drame est de s’enfermer dans un système. Mais ne pensez-vous pas qu’entre les grosses machines privées et les temples culturels parapublics qui ont, chacun à leur façon, contribué à une uniformisation de « la culture » en dictant ce qui était culturel et ce qui ne l’était pas, il existe une multitude d’alternatives possibles. Est-ce vraiment le modèle qui importe, n’est-ce pas plutôt les valeurs et la sincérité de la démarche qui comptent pour défendre la diversité de l’expression artistique ? Et puis quid des modèles associatifs qui reposent sur la captation des subventions publiques au profit d’un petit clan à travers une série de montages malicieux (le président qui est aussi le prestataire principal et qui se paie en dehors de tout sens de la mesure) ?

  2. merci Jean Louis ! et pourtant, de jour en jour, la culture ( les relations culturelles comme on devrait dire avec Glissant) s’enlise dans la fonctionnalité de la quête du profitable ! et même l’ESS n’y voit pas malice alors que l’enjeu culturel planétaire reste de faire un peu mieux humanité ensemble. Plutôt qu’un forum des entreprises culturelles, il vaudra mieux intégrer les offreurs de marchandises culturelles dans un forum des relations culturelles.

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