“Je remballe ma bibliothèque” d’Alberto Manguel : danse avec les livres…
Je remballe ma bibliothèque, de l’écrivain argentin Alberto Manguel, est le récit d’une expérience cathartique : la mise en carton de 35 000 volumes, un jour de déménagement : une méditation sur la perte et sur les charmes précaires des bibliothèques privées. Un livre érudit, subjectif et généreux.
L’écrivain argentin Alberto Manguel quitte en 2015 le presbytère du XVIIe siècle où il avait posé ses valises et ses livres pendant quinze ans. À regret, il met en cartons les trente-cinq mille volumes de sa bibliothèque. Je remballe ma bibliothèque est un acte cathartique, une méditation sur la perte et sur les charmes précaires des bibliothèques privées.
L’essai bifurque au moment où l’auteur apprend qu’il est nommé directeur de la bibliothèque nationale d’Argentine. Il devient successeur de Borges à qui, enfant, il lui arrivait de faire la lecture. Il s’engage alors pleinement au service d’une bibliothèque publique. Clin d’œil à Je déballe ma bibliothèque de Walter Benjamin, l’essai, d’une érudition digeste et savoureuse, est traduit avec élégance par Christine Lebœuf.
Côté jardin : loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais…
« Un lieu d’une extraordinaire quiétude » de la vallée de la Loire sert de havre à l’auteur. Nous rêvons tous d’un lieu de retrait où nous livrer au doux loisir de la lecture, tels les jardins des philosophes, la librairie aux poutres scarifiées de Montaigne, la salle-à-manger du jeune Marcel Proust, le presbytère de Tournier, la demeure de Louis-René des Forêts, et pourquoi pas l’antique grange « dont les pierres portaient les signatures de leurs maçons du XVe siècle » dont l’écrivain argentin a fait sa bibliothèque, et son « lieu de consolation et de réconfort silencieux ».
Un jardin en prolonge l’agrément : « Chaque matin, vers six heures, je descendais, encore tout ensommeillé, je me préparais un thé dans la cuisine obscure sous les poutres apparentes de son plafond et m’asseyais dehors sur le banc de pierre, en compagnie de notre chienne, pour regarder la lumière du matin envahir lentement le mur du fond. Alors je rentrais avec elle dans ma tour, qui était attachée à la grange et je lisais. Seul le chant des oiseaux, et, en été, le bourdonnement des abeilles rompaient le silence »… Frère d’armes d’innombrables lecteurs, Alberto Manguel entonne son ode.
Alors que le cadeau d’un livre est pour lui « un geste d’une suprême intimité », il hésite à prêter les siens : « prêter un livre est une incitation au vol » ; les livres lui promettent « la possibilité de conversations éclairantes », si bien qu’il ne s’est « jamais senti seul dans [sa] bibliothèque ». Sa pensée s’incurve d’une rive à l’autre des civilisations : « je ne peux pas penser en ligne droite, je digresse ». La « géographie » de sa bibliothèque est rangée selon « une certaine logique saugrenue », à l’instar de ce que dit Walter Benjamin de « l’existence du collectionneur », régie « par une tension dialectique entre les pôles de l’ordre et du désordre »…
Conversations avec les auteurs
Fils de diplomate, l’auteur lit dans le texte les œuvres de langue latine, espagnole, française, allemande, italienne ou hébraïque. La variété des auteurs cités donne le vertige des bibliothèques où les ouvrages sont en accès libre. Dix digressions se présentent comme des chapitres indépendants, mais le fil argenté de l’élégie et le fil rouge d’une rêverie éveillée les unissent à la trame du récit.
L’auteur partage ses conversations avec d’autres auteurs : « Quand je lis Kafka, je sens que les questions suscitées sont juste au-delà de ma compréhension. Elles promettent une réponse, mais pas maintenant, peut-être la prochaine fois, à la prochaine page ». Il ajoute : « Chaque fois que j’ouvrais un des livres de Kafka, j’avais l’impression que m’était accordée une sorte d’intuition théologique, une lente et progressive ascension vers un dieu terrible qui nous offre en même temps le bonheur et l’impossibilité d’en jouir ».
Nous apprenons de Borges qu’il vivait dans un modeste appartement et que sa bibliothèque n’était composée que « de quelques centaines de livres » : « ce qui importait pour lui, c’étaient quelques passages qu’il gardait en mémoire, pas les objets matériels dans lesquels il les avait trouvés ».
Bibliothèque : « millefeuille autobiographique »
Chaque bibliothèque a un agencement unique, « chacune d’elle est une sorte de millefeuille autobiographique » ce qui rend si cruels les déménagements : « Ma mémoire conserve l’ordre et le classement de la bibliothèque dont je me souviens et accomplit les rituels comme si le lieu matériel existait encore. Je détiens toujours la clé d’une porte que je n’ouvrirai jamais plus ».
Le démembrement de la bibliothèque avive la mélancolie des départs. Écrire permet à l’auteur à surmonter sa peine et sa colère à mesure qu’il remballe ses livres. Son texte dédaigne les contentieux méandreux avec les administrations, ainsi que les censeurs persuadés qu’il faut être pauvre et malheureux pour être un bon écrivain.
Le fil des événements vient doubler le fil de l’écriture. L’auteur a troqué la vallée de la Loire pour New-York. À sa grande surprise, il est nommé directeur de la bibliothèque nationale d’Argentine à Buenos Aires. Je remballe ma bibliothèque n’est plus le récit d’un deuil, mais celui d’une résilience, d’un rebond, d’un changement de cap professionnel.
Côté cour : l’engagement public
La bibliothèque dûment “remballée”, l’auteur pense avoir « atteint l’un des derniers chapitres de sa vie de lecteur ». Ni écrivains ni lecteurs ne sont faits pour rester dans une tour d’ivoire. La retraite n’est jamais un port d’arrivée. Juste une escale. Un lieu et un temps pour engranger. La vie publique d’un maître d’œuvre succèdera à la vie cachée du lecteur.
Un espace comme une bibliothèque est propice à des rencontres aléatoires, à des rêveries ambulatoires, à des émotions aussi fortes qu’intimes, d’où un potentiel éminemment théâtral. On se souvient que la scène initiale de Tous des Oiseaux de Wajdi Mouawad prenait place dans une bibliothèque publique : « elle » (Palestinienne) essaie d’étudier, « il » (Juif New-Yorkais) la drague ; la flamboyante intrigue démarre.
L’année où Alberto Manguel remballe sa bibliothèque, la directrice de la bibliothèque nationale du Québec le sollicite pour une exposition. L’auteur fait appel au metteur en scène et scénographe québécois Robert Lepage. Munis de lunettes 3D, les spectateurs sont d’abord conduits dans une pièce qui reproduit la bibliothèque « remballée », puis s’attablent pour visiter virtuellement dix bibliothèques célèbres, au nombre desquelles la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, celle du temple de Hasadera au Japon et même « celle du Capitaine Nemo à bord du Nautilus« .
Puis de 2015 à juillet 2018, Alberto Manguel dirige la bibliothèque nationale de Buenos Aires. L’ampleur du défi ne le rebute pas : « J’avais l’impression d’être l’un de ces personnages d’un roman de Jules Verne qui se retrouvent sur une île déserte et doivent faire appel à des capacités de survie qu’ils avaient toujours ignoré posséder ».
Il met à jour le catalogue, soutient le département de numérisation, voyage à travers le pays pour connaître les besoins des bibliothèques de province, signe des conventions avec des bibliothèques institutionnelles du monde entier dans l’espoir d’expositions communes, d’échanges, de partages de collections numériques, il caresse le rêve d’une bibliothèque numérique universelle, fort de la conviction que « les bibliothèques publiques, riches de textes autant virtuels que matériels sont un instrument essentiel de la lutte contre la solitude ».
Épiphanie de la lecture amoureuse
Il s’interroge sur « l’absence de méthode éprouvée » pour « faire naître un lecteur », La seule que retienne l’auteur, c’est « l’exemple d’un lecteur passionné » : « la découverte de l’art de lire est intime, obscure, secrète, presque impossible à expliquer, proche de la naissance d’un élan amoureux […]. On l’acquiert à soi seul, comme une sorte d’épiphanie, ou peut-être par contagion, par la confrontation avec d’autres lecteurs ».
On aime les ouvrages qui donnent envie, dès la dernière page tournée, de lire d’autres œuvres. Les maladies textuellement transmissibles sont les bienvenues dans le grand hôpital délabré que devient la société. Les régimes autoritaires sont toujours tentés d’imposer leur conception de l’hygiène mentale.
Alberto Manguel, qui avait pu quitter l’Argentine avant la dictature, raconte que les Argentins brûlaient les livres compromettants dans la cuvette de leurs toilettes. Il paraîtrait que la numérisation de nos archives, photographies et livres, n’aurait qu’une durée de vie limitée. Ces réflexions sur les « doubles vies » des livres incitent à entreposer chez soi des livres de papier et d’encre qui, s’ils devaient un jour servir de combustibles, auront procuré d’ici-là à leurs lecteurs des plaisirs autres que platoniques.
Si la nostalgie enlise dans le regret, l’attitude mélancolique pousse à l’action au prix d’une acceptation de la perte. Je remballe ma bibliothèque participe de cette mélancolie créatrice chère à Jean Starobinski, de celle qui part en lutte contre l’irrationalité éthique de nos sociétés. Avec cette question brûlante : « Où cette notion commune de justice est-elle mieux exprimée, mieux conservée, que dans nos bibliothèques publiques ? ».
Alberto Manguel, Je remballe ma bibliothèque, une élégie et quelques digressions, traduit de l’anglais (Canada) par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2018, 160 p., 18 €.
Belle critique ! Bien envie de découvrir cet ouvrage…