Jacques Hadjaje, comédien en exil avec la langue pour seule patrie !
Depuis plus de huit mois, il incarne un formidable père Karamazov, dans la mise en scène proposée par Jean Bellorini du chef d’œuvre de Dostoïevski. Personnage trouble et cynique, dont Jacques Hadjaje voit aussi le caractère « drôle et intéressant ». À l’ombre de l’église Saint-Eustache, dans l’une des petites rues piétonnes du quartier Montorgueil, rencontre avec un homme aux multiples facettes, qui occupe la scène depuis près de quarante ans.
Né à Alger dans une famille juive, Jacques Hadjadj arrive en France en 1962, à l’âge de sept ans ; sa famille s’installe à Créteil, dans une cité construite pour les Français d’Algérie. De là vient sa perpétuelle obsession de l’exil. « Je me suis toujours considéré comme un exilé, comme un étranger, peut-être d’abord en tant que Juif, mais aussi comme pied-noir. »
L’immigré…
Sa seule patrie devient la langue. Petit, il dit des poèmes, multiplie les prix de récitation au collège, participe à des spectacles sur Prévert, Tardieu – « que j’ai connu » – Obaldia, Desnos… Les mots s’emparent de lui, sentiment renforcé par le mauvais accueil des instituteurs français : « Ils ne voulaient même pas croire que nous, pieds-noirs, parlions français ! Je me suis toujours considéré comme un immigré – réalité que je crois bien comprendre, quand bien même j’étais Français. »
Le théâtre s’impose au jeune Jacques, alors âgé de vingt-deux ans. Il entre au Studio 34, où enseigne Claude Mathieu. « Je sais que le théâtre vient de très loin. Je vis et rêve du théâtre depuis toujours, je ne sais pas pourquoi. L’envie de vivre à côté de la vie, peut-être, tout en essayant de comprendre la vie. »
Le clown
En 1987, il rencontre François Cervantès, avec qui il reste six ans pour travailler le clown. Jacques Hadjaje crée le premier spectacle de son ami : Le venin des histoires. « C’est le spectateur fondateur, du moins celui qui a le plus compté pour moi et m’a permis de démarrer. » En tout, le duo travaille sur quatre spectacles, dont Le dernier quatuor pour un homme sourd, sur Beethoven, qui connaît le succès ; il est enregistré sur France culture lors du festival d’Avignon.
La recherche sur le clown, personnage si spécifiquement théâtral, transforme sa carrière ; depuis, il l’enseigne régulièrement. « J’espère que, dans mon jeu, il y a quelque chose du clown, c’est-à-dire du tout petit enfant avant qu’il sache parler, avant qu’il entre dans le social et en comprenne les codes. Le clown est celui qui ne sait rien et qui aime tout, qui reproduit des choses qu’il n’a pas forcément comprises, qui préfère le geste à la signification du geste. »
L’enseignant
Son point de départ, dans l’enseignement du clown, est l’amour : les apprentis comédiens doivent lui raconter une chose qu’ils ont aimée, une expérience heureuse, dans sa force première, puis en la poussant progressivement, « pour arriver à quelque chose d’un peu fou et décalé, mais toujours dans un rapport d’amour au geste premier, jusqu’à la découverte d’un monde ».
Enseigner et transmettre. Dix ans après sa formation, Jacques Hadjaje revient à l’école Claude Mathieu pour y enseigner – ce qu’il n’a cessé de faire durant trente ans, jusqu’à aujourd’hui. « J’ai toujours enseigné… et j’ai toujours le trac. Ce qui m’aide, c’est de jouer sur scène en parallèle. J’ai eu la chance, surtout ces dernières années, de jouer sous la direction de metteurs en scène intéressants. » Outre les six spectacles avec Jean Bellorini, Jacques Hadjaje est mis en scène par des artistes très différents tels que Jean-Yves Ruf, Richard Brunel…
Le comédien
« Ma grande chance, c’est d’avoir créé des textes avec des auteurs et metteurs en scène, comme François Cervantès, Carole Thibaut, Arnold Wesker, Sophie Lannefranque, Claude Prin… »
Depuis le dernier festival d’Avignon, il incarne le père Karamazov dans la mise en scène de Jean Bellorini. « Il est magnifique ce bonhomme ! Au début, je le trouvais plutôt drôle et intéressant, en raison de son passé obscur, de son physique curieux, de ses obsessions pour la foi et la femme… mais Jean m’a dit de le jouer dans un sens plus cynique… » C’est que le père Karamazov n’est pas son premier rôle à l’humanité délicate.
Il y a quelques années, Jacques Hadjaje interprétait Himmler en fuite, vivant sa dernière heure, dans H de Claude Prin : « H » dit aussi bien Himmler – le monstre – que l’homme lui-même. « C’est de loin le personnage le plus méchant que j’ai joué, mais cela m’avait beaucoup fasciné. Et puis, avouons-le, un Juif qui joue un dignitaire nazi, ça ne manque pas d’ironie ! »
Le dramaturge
Le goût pour l’écriture lui vient au contact de ces grands noms du théâtre qu’il côtoie : « Une envie de mieux comprendre qui l’on est – comme une thérapie. » Lorsqu’un collectif d’acteurs le sollicite pour une mise en scène, il y a vingt ans, il leur propose un de ses textes : Adèle a ses raisons.
Il écrit des pièces très différentes, notamment sur son enfance pied-noir : Dis-leur que la vérité est belle. « L’Algérie est un sujet dont personne ne veut entendre parler. Il y a toute une série de films sur la “nostalgérie” mais ils en restent, du moins en France, au folklore, à La Famille Hernandez… »
Une réalité douloureuse sert souvent de toile de fond : un tremblement de terre, la fermeture d’une mine, une industrie en crise… C’est le cas de Entre-temps, j’ai continué à vivre, de Superbarrio, joué au Théâtre 13 l’an dernier, ou encore de sa nouvelle pièce : Oncle Vania fait les trois huit. « Je suis obsédé par la question sociale. Il est vrai que j’ai une sensibilité très à gauche ! »
Inspirée de l’affaire Lip, sa nouvelle pièce raconte l’histoire d’une troupe amatrice qui répète Oncle Vania, alors que leur usine fabriquant des robinets connaît des difficultés et menace de fermer. « Ma réflexion fondamentale tourne autour de cette simple question : à quoi sert le théâtre dans un tel contexte ? » Coïncidence ? Vania est le premier texte dans lequel Jean Bellorini l’a mis en scène.
L’artiste en quête
Avec sa femme, elle aussi comédienne, Jacques Hadjaje a trois enfants – comme le père Karamazov, lui fais-je remarquer. L’acteur se contente d’un léger sourire : « Moi, je les ai élevés et les assume ! » S’il n’a pas transmis l’éducation religieuse traditionnelle qu’il a lui-même reçue, Jacques Hadjaje continue de vivre son judaïsme comme une culture. « Je le sens très fort. Mon romancier préféré, c’est Albert Cohen. Si j’avais un rêve, ce serait d’amener Ô vous, frères humains au théâtre… »
À soixante-et-un ans, l’idée se précise en lui, jusqu’à l’obsession, que le théâtre peut servir à quelque chose. « Plus j’avance dans le métier, plus j’ai besoin de savoir pour qui je joue. Je crois que je n’aurai de cesse de comprendre… Je ne sais pas comment ça marche, ni comment faire. »
Le comédien part alors rejoindre le théâtre Gérard-Philippe : ce soir, il endosse à nouveau le personnage de Fiodor Karamazov, avec talent. Comment ? Nul ne peut le dire, même pas lui.