Ivona Juka : « I’m crazy about human being ! »
Ignorant les autres occupants du luxueux fumoir d’un hôtel bruxellois, la réalisatrice Ivona Juka est plongée dans son portable. Elle finit par lever les yeux et, dans un regard d’une jovialité inattendue, nous adresse quelques mots d’excuses, dans un anglais made in Croatia. Nous les recevons comme une invitation à l’échange : la jeune réalisatrice, valeur montante du nouveau cinéma croate, se dévoile progressivement, avec simplicité, de son parcours fulgurant à ses projets et perspectives d’avenir.
Au fil du récit qui traverse son enfance et ses succès précoces, Ivona Juka se révèle grave et enfantine, solitaire et philanthrope ; son dernier film, You carry me, a notamment été nominé pour l’Oscar du meilleur film étranger en 2015. Son regard original, livré généreusement, témoigne de la richesse d’une vie en balance entre solitude et désir profond d’être en relation avec autrui. Ivona l’exprime dans son anamnèse et son mouvement artistique. De ce point du vue, le métier de réalisateur s’est progressivement révélé comme un choix naturel.
La réalisation : une vocation des origines
À l’entendre, c’est guidée par un désir implicite reçu enfant qu’Ivona s’est lancée dans la réalisation : « J’étais probablement toute petite lorsque j’ai trouvé cette voie, si bien que je n’en étais pas consciente ». Sur les chaînes publiques croates, elle découvre les grands classiques. Subjuguée, elle en connaît les scénarios par cœur et entraîne ses pairs dans le jeu de ces histoires. Déjà, elle distribue les rôles ! Elle rit. « Quand mes amis n’aimaient pas un dénouement, que tel ou tel acteur soit tué, après d’âpres négociations, on changeait complètement les histoires ».
Ses parents, tous deux universitaires, rêvent pour elle d’une carrière de professeur ou d’avocat. Mais son cœur aspire très tôt à l’art, écriture et peinture, aspiration que vient renforcer un amour profond de la solitude : « J’avais ce besoin constant de puiser en moi pour créer quelque chose, par moi-même ». D’abord formée et diplômée en tant qu’actrice à l’Académie d’art dramatique de Zagreb, elle y découvre alors la filière « réalisation ».
Étudiante, mais toujours précoce !
Quatre étudiants seulement sont pris chaque année ; elle tente et réussit ! On est en 1999. Les premiers temps sont durs, car le monde de la réalisation méprise les acteurs. Ivona doit faire ses preuves pour être reconnue comme légitime dans ce cursus : « À partir du premier examen, les professeurs ont complètement revu leur jugement ». Dans toute l’histoire de l’Académie, deux étudiants ont fait de leur premier examen, un vrai film : Ivona est l’une des deux ; elle comprend qu’elle est définitivement à sa place.
Les distinctions pleuvent pour ses différents court-métrages étudiants, jusque dans des festivals professionnels : Garbage (2003), Blue Pony Bicycle (2005), Editing, (2006)… Ivona est alors l’un des 5 étudiants sélectionnés par l’Académie européenne du cinéma (EFA) pour la Berlinale : elle y est reconnue comme l’une des réalisatrices les plus prometteuses de sa génération.
Ivan Corbisier, président du Brussels Film Festival, nous le confirme : « Ivona Juka a été très mise en avant à l’internationale. Ses courts-métrages ont marqué. C’est une jeune réalisatrice sur laquelle nous nourrissons de beaux espoirs. En peu de films, elle a réussi à se faire fortement remarquer. » C’est pourquoi il lui a demandé d’intégrer le jury du festival bruxellois cette année.
Amoureuse de l’humanité
C’est alors qu’elle tourne son premier long-métrage, Facing the day, qui reçoit plusieurs récompenses importantes, dont le Grand Prix de Sarajevo en 2006. Documentaire le plus décoré de Croatie, il s’intéresse aux personnes incarcérées dans la prison d’État de Lepoglava. Ce n’est pas la critique d’une structure scandaleuse qui l’intéresse, mais la population qui vit là-bas : « Je n’étais pas tant préoccupée par les conditions de vie des prisonniers qu’intéressée pour faire un film sur l’être humain. Au début de mon film, j’expose leurs actes criminels pour, à la fin, montrer que ces personnes sont des Hommes. » En creux de ces personnes criminelles, il y a la réalisatrice, le spectateur et tout être humain faillible.
Elle sonde, au plus intime, une humanité blessée mais aimable, dévoilant les faiblesses et les tensions : « Je fais des films sur les pécheurs, sur nos failles et nos combats pour dépasser les obstacles. Je mets en scène, non pas une loi morale, mais la loi de l’amour… qui n’est d’ailleurs pas une loi ! » Ivona tente de montrer l’ambivalence de l’être humain : beauté et ombre. « Je suis complètement captivé par les êtres humains », s’enthousiasme-t-elle soudainement, simplement, spontanément.
Documentaire ou fiction ?
Est-ce un pari audacieux de commencer sa carrière avec un documentaire ? Non, répond-elle aussitôt. « C’était mon choix de commencer avec le documentaire ; je savais qu’en 2e année d’études, je n’avais pas beaucoup de chance de percer avec une fiction ». Un acte de lucidité, par conséquent. Même si, pour elle, la frontière entre documentaire et fiction n’existe pas vraiment : « Lorsque j’ai réalisé Facing the day, j’ai eu la même attitude que celle que j’avais envers la fiction. Je ne crois pas que les documentaires montrent une vérité objective : c’est toujours un regard ; il y a toujours une part de fiction. »
Aucune rupture, dès lors, entre le documentaire et sa première fiction, You carry me, nominé pour l’Oscar du meilleur film étranger en 2015. Le film propose un triptyque autour de la relation père-fille, relation qui a beaucoup marqué la réalisatrice elle-même, très proche de son père. Chaque tableau dévoile la subtilité et la résistance de la matière relationnelle : « Le bonheur n’est pas quelque chose d’accessible. Mais la joie est possible dès lors qu’on accepte ce que l’on est, ainsi que la situation qui nous est donnée… » Le ‘‘happy end’’ est, avec Ivona, celui d’une rédemption de l’ego.
Amour et vérité se rencontrent
Le public de Los Angeles a fait un bel accueil à son film. Sa plus belle récompense ? 2h30 de débat durant lequel elle a senti que son film était compris, par-delà les sous-titres. Un moment qui témoigne selon elle de la porosité des frontières, dans l’art cinématographique, dès lors que ce dernier exprime l’amour et la vérité…
Alors que You carry me est disponible en France sur Netflix depuis le 1er juillet dernier, Ivona a le regard tourné vers de nouveaux horizons : elle aimerait notamment réaliser un film à partir d’un script écrit par un autre, afin de vivre une rencontre artistique féconde. Et puis, au loin, par-delà l’océan Atlantique, un projet semble progressivement se dessiner… Nous n’en saurons pas plus aujourd’hui. Rendez-vous est pris dans un prochain fumoir !
Pauline ANGOT