Interview de Roland Joffé sur “Forgiven” : « Le vrai héros de l’histoire est le peuple sud-africain »
À l’occasion de la sortie du film Forgiven, ce mercredi 9 janvier, Profession Spectacle a rencontré le réalisateur franco-britannique Roland Joffé, célèbre pour avoir remporté la Palme d’or en 1986 avec Mission et trois Oscars avec La Déchirure. Véritable hymne à l’amour et à la réconciliation, Forgiven ressaisit le délicat sujet de l’Apartheid, par le biais de la commission Vérité et Réconciliation.
Vingt-trois jours de tournage et des prises de vue intégralement captées au steadicam donnent une certaine urgence au film. La moitié du film se passe dans la prison où Nelson Mandela a été enfermé. Nous sommes en 1994. L’Afrique du Sud vit la fin de l’Apartheid. Mandela nomme l’archevêque Desmond Tutu président de la commission « Vérité et Réconciliation » : aveux contre rédemption. En face de lui, l’assassin Piet Blomfeld, un homme qui ne connaît que la haine…
Entretien.
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Pour évoquer l’Apartheid, vous avez choisi l’angle de la commission « Vérité et Réconciliation ». Pensez-vous que tous les pays sont capables d’avoir des hommes comme Nelson Mandela et Desmond Tutu ?
C’est une question très forte. Je sens dans mon cœur que, dans certaines situations, c’est possible. Mais en même temps, il faut avoir conscience que c’est la première fois qu’un politicien comme Mandela a vraiment eu l’expérience d’une évolution morale et psychologique. Il savait donc la responsabilité que porte un chef s’il veut guérir les blessures d’un pays. Cela reste rare. Mais d’autres pays comme l’Argentine ou le Chili ont essayé de faire la même chose, à la suite de son exemple et de celui de Tutu. Il faut comprendre qu’à eux seuls ils n’avaient aucun moyen de réussir s’ils n’avaient pas eu le peuple avec eux. Quand j’ai eu la chance de rencontrer l’archevêque Tutu, je lui ai dit qu’à mon sens le vrai héros était le peuple, qui a eu le courage de vraiment rentrer dans cette démarche de réconciliation et de pardon. C’est ce que j’ai voulu faire dans la structure du film : personnaliser de plus en plus, pour comprendre qu’il s’agit avant tout d’histoires individuelles et non seulement d’un événement politique. La personne qui accorde son pardon à la fin n’est ni Mandela, ni Tutu, mais quelqu’un qui a souffert de l’Apartheid et qui a fait l’effort de le dépasser.
Le thème de la réconciliation est assez courant dans vos films. Cela fait-il écho à une expérience personnelle ou est-ce un besoin de vous engager ?
Toute la politique renvoie à quelque chose de personnel. C’est très facile d’imaginer qu’elle est en dehors de nous alors qu’elle est un miroir de notre vie intérieure. Il est très important de comprendre le mécanisme psychologique qui amène à demander pardon ou à le donner. Regardons nos expériences personnelles. La guérison est importante car elle est une ouverture, une habilité à surmonter son ego pour reconnaître ses erreurs et ses torts. Alors on peut regarder l’autre en face et demander pardon. C’est presque impossible de vivre avec les autres si l’on n’est pas ouvert à cela, même si cela implique une lutte avec l’ego. En ce sens, la relation est l’occasion de guérir ses blessures psychologiques. Dans certains cas, comme en Afrique du Sud, c’est aussi une question de pouvoir. Si une victime a la capacité de pardonner à celui qui l’a torturée, le rapport de force s’inverse et c’est une libération pour les deux. À mon sens, pour vivre de manière équilibrée, il faut avoir suffisamment d’ego pour pouvoir avancer, mais rester ouvert à la vie des autres. C’est ce qui m’intéresse, car on ne peut pas vivre sans faire des erreurs puisqu’on vit par action. D’où mes histoires de guerre et de violence pour l’évoquer ; elles en sont les points ultimes, comme métaphores de la vie personnelle.
Vous avez fait travailler votre équipe de tournage et vos acteurs dans une des prisons les plus dangereuses du monde, avec une histoire importante. Comment vous y êtes-vous pris avec un sujet sur l’amour et le pardon dans un tel lieu ?
Il n’y a pas de lieu plus important qu’une prison pour parler d’amour et d’humanité. Car c’est un endroit où l’on déshumanise les gens. Cette prison était une très bonne métaphore pour parler de l’Apartheid et un bon moyen d’interroger cette sorte de société qui s’y recrée. Les gangs sont très importants ; ils sont une réponse à la vie coloniale, car d’une certaine manière ils imitent leurs « maîtres blancs ». Une hiérarchie se remet en place et apparaît comme un miroir de la vie contre laquelle ils luttent. J’ai voulu travailler avec de vrais prisonniers. Tous avaient donc fait de la prison, certains étaient libérés depuis seulement six mois. Après une mise en confiance, ils ont accepté de retourner en prison pour travailler avec nous sur le film. Cela a donné lieu à un événement formidable, quand un prisonnier s’est levé pour dire : « Je dois dire quelque chose. Il faut arrêter le tournage. Je voudrais juste dire que cette cellule est celle où j’ai passé dix ans de ma vie. Maintenant, j’y retournerai en homme libre ! » Tout le monde l’a applaudi et c’était très touchant. Ce sens de la libération est important pour moi car il résonne avec le moment où le peuple sud-africain est devenu une nation, sans la domination des Blancs, même si cela existe encore un peu. Quand j’ai présenté mon projet aux autorités de la prison, ils ont assez vite accepté. Durant le tournage, une bonne partie de la prison était en fonction, et chaque fois nous devions passer toute la sécurité. Des prisonniers hurlaient, riaient, faisaient des signes de leurs cellules. Nous étions donc plongés dans leur réalité.
La mort de Blomfeld peut être perçue comme un sacrifice, avec un soupçon de vengeance du fait de la musique africaine en fond. Quelle était votre intention pour cette scène ? D’ailleurs, à la fin du film, on a envie d’aimer ce prisonnier. Est-ce une manière d’apprendre au public à pardonner ?
Oui, c’est tout à fait cela. Il y a d’abord l’utilisation du poème de Milton, “La chute de l’ange”, qui est la mort de l’ego. Ce personnage est complexe, il ne peut pas vraiment entrer dans le monde ni admettre ce qu’il a fait, mais il a commencé à s’ouvrir grâce à un jeune prisonnier qui devient membre d’un gang. Il sait bien qu’il va finir par mourir ; la violence est le but, de son point de vue. Alors sa mort est un sacrifice personnel, demandé par une forme de justice, qui est triste. Le contraste réside dans cette destruction et une scène de tendresse qui suit immédiatement. Je voulais montrer les deux fins possibles, selon les prises de position différentes des protagonistes, sans jugement.
Pensez-vous que le pardon peut tout guérir et libérer. Tout le monde en est-il capable ?
Les êtres humains sont toujours en mouvement, comme le temps et l’orage. Pour bien comprendre les relations, il faut prendre en compte les aspects du temps, la manière dont une petite chose peut provoquer un grand changement. La commission et les pardons personnels peuvent donner cette possibilité de guérison. Mais ce n’est pas garanti. Par exemple, le contexte de la commission était de prévenir le risque d’une guerre civile ; elle n’a pas réussi à tout rééquilibrer, c’était impossible, mais cela donne des exemples. Et quand ceux-ci existent, cela permet de donner une direction pour lutter et d’aller vers une solution. Blomfeld est une possibilité, comme Tutu en est une. J’ai donc voulu créer une histoire très émotionnelle qui raconte des parcours personnels, pour comprendre que leurs décisions viennent de leur vie propre et de ce qu’ils sont.
Propos recueillis par Louise ALMÉRAS
Roland Joffé, The Forgiven, drame britannique, 1h55, avec Forest Whitaker et Eric Bana