Interview de Gianfranco Rosi, grand vainqueur de l’Ours d’or à la Berlinale le week-end dernier

Interview de Gianfranco Rosi, grand vainqueur de l’Ours d’or à la Berlinale le week-end dernier
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Né en Érythrée en 1964, de nationalité italienne et américaine, le réalisateur Gianfranco Rosi arrive à l’âge de 19 ans à New York où il étudie à la New York University Film School. Après avoir fait sensation dans de nombreux festivals avec Below sea level, qui remporte de nombreux prix dont le grand au festival Cinéma du Réel en 2009, il est le premier à remporter le Lion d’or à la Mostra de Venise 2013 avec un long-métrage documentaire en 2013. Trois ans plus tard, le week-end dernier, il enrichit son tableau de chasse en devenant le premier à remporter l’Ours d’or à la Berlinale 2016 avec son documentaire Fuocoammare. Rencontre.

Le documentaire Fuocoammare raconte la vie des habitants de Lampedusa – en particulier celle d’un petit garçon, Samuele – et celle des migrants qui y débarquent par milliers, comme deux univers parallèles qui ne se rencontrent jamais.

Avez-vous eu, durant le tournage, la tentation de trouver un moyen pour faire que ces deux mondes se rencontrent ?

Non, parce que je filme toujours ce qui se passe vraiment dans la réalité, et il aurait été hypocrite d’insérer des interactions qui n’ont pas lieu. L’un des seuls moments de contact entre ces deux mondes intervient lorsque Samuele dérive avec son petit bateau et se rapproche des vedettes des garde-côtes, mais c’était tout à fait imprévu. Toutes les scènes du film sont nées un peu par hasard, un peu comme par magie. La réalité véhicule toujours des émotions plus fortes que les choses réfléchies.

Quand et comment avez-vous décidé d’équilibrer ces deux aspects, l’histoire et la vie des Lampédusiens ?

Durant le montage, mais en tournant j’ai toujours fait une distinction entre trois moments. D’abord, il y a le récit de l’île, de son vide et des personnages que j’ai choisis depuis le début comme compagnons d’aventure. J’ai souhaité raconter l’île comme élément à part entière, car elle est ainsi ; il existe une séparation réelle entre le quotidien des habitants et le monde des migrants. Vient ensuite le centre d’accueil des migrants, auquel j’ai eu libre accès. Et puis encore les débarquements, les voyages sur le navire Fulgosi, où j’ai été témoin de cette tragédie. Au total, ce sont 80 heures d’images. Lorsque nous avons commencé le montage, je savais que l’élément clé serait l’histoire de Samuele avec son “œil fainéant”, qui s’est avéré être une métaphore de l’attitude fainéante que nous adoptons nous, Occidentaux, à l’égard des migrants. Par rapport à mes précédents documentaires, l’arc narratif était ici plus long, avec un personnage qui passe par plusieurs stades. Et les changements de Samuele ont aussi été les miens dans l’histoire de Lampedusa.

Quelle a été la première différence que vous avez notée entre ce que racontent les journaux et la réalité de Lampedusa ?

Les médias arrivent sur les lieux seulement lorsqu’une tragédie survient. En revanche, quand moi je suis arrivé là-bas, entre octobre et novembre 2014, il se dégageait de l’île un sentiment d’absence parce que le centre d’accueil était fermé pour cause de rénovation, et il n’y avait pas cette invasion de migrants dont on parle habituellement, ce qui m’a permis de rentrer en contact avec les insulaires. Il faut souligner le fait que ces dernières années, les conditions de débarquement ont beaucoup évolué. Fut un temps, avant les opérations Mare Nostrum, Frontex ou Triton, où les bateaux accostaient directement sur l’île. À présent, la frontière s’est déplacée et les navires sont directement interceptés en mer. C’est ainsi qu’a débuté une nouvelle phase pour Lampedusa ; une distance s’est créée entre les habitants et les migrants. Aujourd’hui, ils arrivent au port où ils sont accueillis et un bus les conduit au centre ; il n’existe aucun contact avec les habitants.

À un moment, dans le centre d’accueil, un migrant récite une sorte de prière grâce à laquelle, pour la première fois dans le film, nous entendons la voix et prenons connaissance de l’odyssée de ces personnes. Comment ce passage est-il né ?

J’ai eu la chance de rencontrer ces Nigérians qui se sont ouverts à moi et m’ont invité dans leur chambre. On entendait une sorte de gospel en bruit de fond et chacun d’eux s’est mis à raconter des moments du voyage. Plus qu’une prière, ces hommes étaient reconnaissants d’être arrivés à Lampedusa. Après avoir filmé cet échange, je n’ai rien pu ajouter d’autre, car leur histoire racontait tout.

Le film comporte des scènes très crues. Lorsque vous vous êtes trouvé face à ces horreurs, par quoi avez-vous été frappé ?

Quand je suis arrivé en bateau sur ce qui semblait être un transbordement de plus – j’en ai vu tellement, en plus de 40 jours en mer –, ce qui m’a frappé a évidemment été de voir ces corps agonisants devant moi, le bruit de leur respiration. Puis, lorsque l’horreur a été dévoilée dans la soute, j’ai ressenti le devoir d’entrer et de tourner, mais cela n’a pas été une décision facile. Après cet épisode, j’ai décidé de terminer le tournage et de procéder au montage avec les images que j’avais en ma possession. Je n’avais plus la force de continuer.

Que pensez-vous de la fermeture des frontières ?

Je pense que c’est une tragédie. Mais ce qui m’effraie le plus est la fermeture mentale, chose que je ressens beaucoup chez les gens. Fouler aux pieds l’idée de Schengen est quelque chose d’assez effrayant, aussi parce que rien ne peut arrêter ces personnes qui fuient la mort. J’ai demandé au groupe de Nigérians ce qui les poussait à embarquer, je leur ai dit « vous auriez pu mourir »… Ils m’ont répondu que la réponse se trouvait dans le « auriez pu ». Dans le pays d’où ils étaient partis, en revanche, la mort était une certitude.

Vittoria SCARPA

Source partenaire : Cineuropa.

https://www.youtube.com/watch?v=f8Kc5wy0Rxg

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