Inflagration : “Journal de galère” d’Imre Kertész
Comment faire face, accompagner la dépression de nos amis, ou plutôt leur chagrin enfoui, si profondément qu’il a creusé un trou maudit ? Quel acte de survie possible ? Autant de questions qui font l’objet de la nouvelle chronique de Paméla Ramos, à la lumière d’un ouvrage, comme à son habitude : Journal de galère du prix Nobel de littérature Imre Kertész.
« Si tous, moi non »
À propos de Imre Kertész, Journal de galère (2010)
Résumé éditeur — Bien avant la consécration de son travail par le prix Nobel de littérature en 2002, Imre Kertész a noté – sur une période de trente ans – observations, pensées philosophiques et aphorismes qui l’accompagnaient lors de l’écriture de ses premières œuvres. À travers un dialogue avec Nietzsche, Freud, Camus, Adorno, Musil, Beckett, Kafka, et bien d’autres encore, Kertész nous fait partager la genèse lente et douloureuse de ses plus grands textes, Être sans destin et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Au centre, bien sûr, comme le noyau noir de son existence, l’holocauste. Mais sa pensée, sa recherche existentielle concernent, plus largement, la question du totalitarisme, le caractère de la modernité, ainsi que son concept de la liberté.
Carnet de bord d’un grand écrivain, ce Journal de galère donne les clés d’une œuvre immense.
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« Qu’est-ce que la vérité ? La réponse est si facile ! La vérité est ce qui nous consume. »*
Chaque page brûle, dans un chef d’œuvre. Je les lis en me consumant peu à peu, rendue à moi-même et aux miens, mais aussi, par l’action de cette pyrolyse douloureuse, débarrassée de ce qui ne doit pas s’écrire, si ce n’est ce qui va au plus vite, au plus juste.
Ce n’est pas le cas du Journal de galère, ce n’est jamais le cas d’un journal, de correspondances, de carnets et autres écrits fragmentaires rassemblés dans des recueils inégaux, et c’est pour cette raison précise que j’affectionne autant ces formes moins littéraires, ces épluchures de talents, qui, dans leur perspective de débarras, de ce qui ne sera donc pas, par définition, dans l’œuvre voulue finale, l’a épaulée, confortée, adoucie, rejetée. Le dialogue d’un écrivain avec les autres ou bien lui-même – qui ne peut être cet écrivain qu’on attend à chaque ligne, mais qui, toujours, écrira – ne consume pas. Il accueille le tout-venant, et partage son imperfection.
« Élaborer une technique de survie ; comme en temps de guerre ou de catastrophe naturelle : “tenir”. […] Écrire comme si j’écrivais en prison, me poser des questions. 1. Écrirais-je en prison ? 2. Quand ? (Après avoir terminé mon travail de prisonnier et m’être un peu reposé.) 3. Quoi ? (Exclusivement l’essentiel, le produit de l’irrépressible.) »
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J’ai beaucoup pensé à mes amis ces dernières semaines, ce qu’il en restait, ceux qui se découvraient, comment les retrouver, les louer, que leur apporter. Il m’est venu une triste constatation, celle que la grande dépression gagnait, non pas moi mais alentour. Une constatation accompagnée du sentiment sinistre d’être une rescapée, une reprise de justesse (expression dont je ne me souviens même plus à qui je l’emprunte), chancelante sur ses jambes comme un petit animal balancé de la hauteur de sa mère, qui sera immédiatement promu éclaireur pour les non-nés et devra déjà tendre la main, revenir dans le trou, pour sortir quelques-autres du pétrin.
L’un des gages d’affection les plus profonds consiste à retourner dans ce trou maudit pour un autre, alors qu’on n’a aucune assurance pour soi-même. Combien nous ont fermé la porte, terrifiés de retomber avec nous ? « Je m’en suis sorti, tu comprends, je me protège. »
Or, ne pas vivre sur le fil, ne pas remettre chaque matin son relatif bonheur en jeu pour s’assurer qu’on n’aurait pas mieux à faire que de jouir seul, ou avec une pâle poignée d’êtres mouvants affichant des placards bien fermés, mais nullement vides, ne me semble pas acceptable. Et ce que je n’accepte pas, je ne peux le négocier avec mes humeurs secrètes, les flux qui vissent et serrent les accès à une respiration complète, au lac rouge étale, au sourire contagieux. Il faut risquer, essayer plutôt que renoncer, même en rampant, ongles en sang, écrasé par l’absurdité.
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J’ai rouvert ce journal de l’écrivain juif hongrois d’Être sans destin – car je crois qu’il aimait mieux se présenter d’abord comme juif, ensuite comme hongrois – pour y retrouver non pas un chef-d’œuvre mais l’écho lointain de quelques pages véritablement utiles, de petites perles de memento mori non préméditées, d’une sorte de code personnel qui s’écrit à l’insu de son maître. Pour partager les galères d’un être hyper sensible, il ne faut pas l’être soi-même au même point, au même moment. On ne lui est alors d’aucune utilité. Il conviendra de se tenir droit pour porter les blessés, de parler fort pour les muets. Ne plus trop souvent rechuter.
« La dépression est une impuissance. Elle signifie se fondre dans la masse. »
Une sorte d’entrée en religion, de formation de tabous pour qui en manque : il devient impossible, sans se donner de plates excuses dont nous ne serons même plus dupes nous-mêmes, de retourner dans le trou comme victime de cette dévoration du noir, mais de l’affronter comme survivante, qui n’a plus beaucoup de tissu sur elle et devra assumer les regards. On ne tire jamais ses amis du trou, remarquez. Mais il faut qu’ils aient vu la main. Le regard. Leur persistance dans les ténèbres peut arriver à vaincre les effrois les plus ancrés. Rien d’autre n’a jamais aidé. Surmonter les pupilles blanches, ne pas retirer son estime, continuer à croire fermement en l’être vibrant bloqué sous l’amas finit par le tirer des boues.
« Les yeux effrayés des malades ; des yeux qui ne regardent pas, qui sont faits pour être vus ; des yeux qui sont devenus les moyens d’expression muets, mystérieux et particuliers des entrailles. »
Lorsque je relis Kertész, rescapé d’Auschwitz, je comprends ce qui, hors champ, tient un survivant décharné, expulsé de lui-même. Une page de lumière dans plusieurs petits tas d’ombres, paragraphes insipides, comme repos du guerrier. Une vraie fouille au corps, à entreprendre sans assurance aucune, pour finir par déterrer les phrases qu’il nous fallait, moins pour nous que pour les autres.
« Être sans destin est une œuvre fière, et on ne lui pardonnera jamais (ni à moi). »
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Lundi soir, la cathédrale Notre-Dame a brûlé. Et comme à chaque drame puissant, renouvelé, nous avons observé, sans nous en exclure, le même envoûtement depuis que les murs (des réseaux sociaux) peuvent parler, animés par autant d’êtres qui le souhaiteront. De rage, de colère, d’épouvante, de chagrin, d’insolence, de rire, ils n’ont eu qu’un élan : écrire.
« Écrire la Vérité, ou ma vérité ? Ma vérité. Et si ce n’est pas la Vérité ? Alors écrire l’erreur, mais la mienne. »
Et j’ai vérifié, avide, quels mots, quels signes pourraient correspondre. Parmi les avalanches de textes – pour les plus entraînés, ou de simples signes pré-codés pour les plus illettrés, brillaient des formulations exactes, des citations – beaucoup de citations, épinglées comme on hurle « je ne peux pas ! Je ne peux pas le dire, mais regardez ce que nous sommes devenus. Regardez comme nous sommes déchirés, fatigués, détournés par ces expressions libres possibles qui ne nous aident plus. Je ne peux pas dire, à cet instant, comme cette émotion me broie, pourtant j’en ai les moyens. Je suis humilié mais lui, elle, l’a pu, et je suis libéré. » J’ai trouvé frappant ce retour systématique à la chose écrite, lorsque tout brûle. Cœur serré pourtant de constater encore la communion dans la catastrophe, comme toujours.
« L’importance de la tradition. Il ne suffit pas d’appartenir, il faut savoir le plus précisément possible à quoi on n’appartient pas. »
Il est entendu que l’exercice de la chronique régulière implique que nous restions ou bien équanime, ce qui reste cliniquement hors de ma portée, ou bien perpétuellement court-circuité par ce qui s’invite dans toute existence turbulente. Je n’ai pas renoncé à livrer une chronique sur la dépression de mes amis, mais je pense que je me trompais de mot, pour découvrir, souffrant avec eux, le chagrin qui est si gonflé dans leurs coffres qu’il s’époumone à chaque expiration.
« L’intérêt remarquable de Goethe pour la remarque de Sterne dans laquelle il se demande s’il a “employé ses souffrances à bon escient”. »
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« Le seul moyen honnête de prendre le dessus – et de se suicider –, c’est de vivre. »
Je ne crois pas le journal de Kertész très bien nommé. Il n’exhale pas tant de « galère » que de grand chagrin blanc, refoulé au plus loin, caressant la mort des yeux sans jamais la trouver. Il traduit une tourmente consommée, une tornade de malheur bien plus maîtrisée que celle d’un jeune chien fou se coinçant la patte pour la toute première fois. Il nous laisse d’autant plus perplexe, rappelant le prix. Le prix humain des chefs-d’œuvre.
Mes amis, je sais que vous saignez. Je ne saigne plus, il ne faut plus que je saigne. Je sais que vous tombez. Je ne tombe plus, il ne faut plus que je tombe. Si tous, moi non, me grave une nouvelle fois le vent dans la peau. Je me bats, et je vous cherche.
« Cette existence où les gens ne prennent part ni à leur vie ni aux événements, il faut bien qu’ils la considèrent pour ce qu’elle est : leur vie. – Finalement, j’ai réussi à échapper à ce destin impersonnel ; ma plus grande aventure, c’est quand même moi. Je me suis pensé et construit. Envers et contre tout. En travaillant tout au fond de la mine ; en silence, les dents serrées. À présent – bien que je sois encore “en devenir” – je suis fondamentalement prêt ; cela m’a pris cinquante-trois ans et la mort peut m’arracher à moi-même à tout instant. »
Un jour, je l’ai décidé, et ma chute libre s’est arrêtée. J’ai apposé, grâce aux formulations des plus inspirés, les bons mots sur les bonnes plaies, qui se sont refermées. De plus avancés que moi s’étaient retournés, donnant de leur temps, jouant avec leur équilibre, pour me faire de purs dons désintéressés. Je ne peux rien pour votre trou, mais je vous propose des morceaux de livres, comme des mains, parce qu’on m’a jadis aidée, et que la solitude du réparé qui obtient moins de gages vaut mieux que celle du condamné, dont on fuira la mort annoncée.
Prenez, et souvenez-vous. Tenez sur vos jambes, car vous devrez bien vite, à votre tour, porter. Vous en sortir ne vous enlèvera rien.
* Citations extraites de Imre Kertész, Journal de galère, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud, 2010.
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– Une clarté plus près de l’os – “Sur l’écriture”, de Charles Bukowski (23/03)
– “De loin on dirait des mouches”, de Kike Ferrari : le pouvoir des larves (09/03)
– Dérives de la convalescence | “Carnets indiens” d’Hermann Hesse (09/02)
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Deux fois par mois, Paméla Ramos s’approprie un livre absent de l’actualité littéraire immédiate : pas nécessairement récentes, difficiles à classer, fondatrices ou parfaitement inconnues, ces raretés hautement désirables nous sauvent la vie en la rendant respirable au creux de leurs élégants silences ou de leurs explosives révélations. Arpentons la bibliothèque des recoins, du désert et des limbes.
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