Industries culturelles et créatives : l’affabulation

Industries culturelles et créatives : l’affabulation
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Le 28 novembre 2019, trois ministres – Culture, Affaires étrangères, Économie – ont lancé les États généraux des industries culturelles et créatives. L’exposé des motifs se veut sérieux mais, à le relire attentivement, il ne fait que jouer avec les mots. Il est trompeur et, au final, inacceptable car il nie nos engagements à l’Unesco et nos lois sur la diversité culturelle.

La démocratie est jongleuse de mots ; c’est inévitable puisque ses représentants doivent trouver les meilleurs compromis entre des forces à multiples figures. Alors, les mots nourrissent des fables.

En voici une, où le renard veut s’enrichir d’ICC (lire : industries culturelles et créatives) et la cigogne rêver d’un monde qui irait mieux si chacun était libre et bien reçu par ses voisins, d’ici et d’ailleurs.

La cigogne croit les mots comme s’ils disaient sens et vérité et, justement, la fable commence quand le renard clame « diversité culturelle ». Du haut de ses migrations d’altitude, la cigogne aime ; elle s’approche, elle écoute, elle y croit, elle accepte l’invitation de partager le repas du renard !

Quelle erreur, car « diversité culturelle » est libre d’emploi ! Qui veut la prendre pour mieux séduire les naïfs, peut le faire sans scrupule (Il faut dire que certains professeurs d’économie n’ont pas tout compris et affirment que la « diversité culturelle » est un mot valise, telle madame Benhamou au MAMA). Le renard le sait : le voilà attirant la cigogne avec ses mots préférés  : « culture », « liberté de la création », « cohésion sociale », « démocratie vitale pour tous »… La cigogne est heureuse de lire ces mots : « Espace partagé de liberté et de création, essentiel à la cohésion de notre société et à la vitalité de notre démocratie, et instrument indispensable à l’affirmation de notre influence et du modèle européen sur la scène internationale, la culture est également un puissant vecteur de développement économique pour notre pays et nos territoires. »

La cigogne a même lu que le dessert serait de « garantir un modèle qui préserve la diversité culturelle ». Elle se dit que ce renard-là a bon fond, malgré son obsession du gain. Elle déploie ses ailes devant tant de bonnes manières et s’apprête pour le dîner.

Mais la fable avait raison. Le renard « s’est mis en frais » pour la cigogne, mais dans les mots, pas dans les plats ! Pouvait-il en être autrement ? La cigogne est dupée, elle ne peut « attraper miettes ». Avec son long bec rouge, habituée à se saisir, délicatement, des mets précieux de « culture », de « liberté », de « dignité », de « solidarité », la cigogne ne peut rien attraper dans l’assiette du renard où tout est « liquide », au sens monétaire du terme. « Diversité culturelle » ne fut qu’un mot de fabulateur.

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Arrêtons nous là ! La fable suffit à nous garder de tout angélisme : avec les ICC, voilà le retour du renard libre dans un poulailler libre. Pour ne pas être trompé, la cigogne aurait dû lire un peu mieux les hypocrites propos du renard car ce fort en gueule sait sourire, mais encore mieux menacer ! Il annonce une vie de marché libre où il n’y aura que des gagnants/gagnants mais il prévient que ceux qui ne le suivront pas sur le chemin concurrentiel seront bannis.

« Nos industries culturelles et créatives, en démontrant leur capacité d’adaptation et leur inventivité, peuvent constituer des modèles gagnants au cœur de l’économie de l’innovation qui se dessine, marquée par la rupture et le risque, et qui conduit à repenser les organisations, les modes de financement et les modèles d’affaires. La transformation des chaînes de valeur peut être à la fois une menace et une opportunité pour les acteurs historiques de ces secteurs, obligés de repenser leur place et leur valeur ajoutée. »

1) « Obligés de repenser leur place » – La fin des subventions aux vieilles institutions culturelles est annoncée. Ces ICC sont sans pitié pour les historiques du MCC et leur offre est de celle que l’on ne peut pas refuser ! Comme dans le film !

2) En plus, ces ICC ignorent l’histoire du MCC. Les artistes et leurs institutions culturelles se pensaient conducteurs de sens, fournisseurs « d’œuvres capitales de l’humanité », comme il est écrit dans le décret fondateur du MCC… mais pour les renards de l’ICC, le seul intérêt des artistes est d’être producteurs de « valeur ajoutée » ! Fin de l’histoire ! L’humanité et ses œuvres capitales sont gommées ; seuls demeurent les entrepreneurs culturels fructifiant l’art comme capital.

3) Mais le pire est à venir : la stratégie de la filière des industries culturelles et créatives refuse de reconnaître que la culture n’est pas une marchandise comme les autres. Vous ne trouverez, dans les propos des trois ministres annonçant cette stratégie, aucune trace des acquis politiques qui avaient conduit à garantir la spécificité des expressions culturelles, donc l’enjeu d’humanité de la diversité culturelle. L’UNESCO n’existe plus pour les ICC. Dans l’étude menée par EY pour justifier la politique ICC, on ne s’étonnera ainsi pas de ne trouver aucune référence à ces accords éthiques et politiques. On pourrait d’ailleurs presque croire que l’UNESCO les a aussi oubliés, surtout depuis sa nouvelle direction !

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Regardez ce passage qui énonce les enjeux stratégiques : avec les industries culturelles et créatives, le monde de la culture change et « cette transformation pose des enjeux d’ordre juridique, économique, social, industriel et technologique qui interrogent notre capacité, sur le long terme, à maintenir un tissu productif, industriel et entrepreneurial en France, à créer des champions nationaux capables de conquérir des marchés ainsi qu’à garantir un modèle qui préserve la diversité culturelle. »

Le renard est filou ; il dit « diversité culturelle » pour endormir mais il ne s’intéresse qu’aux enjeux « d’ordre juridique, économique, social, industriel et technologique » ! Rien d’autre ! Il manque pourtant le principal ! A-t-il oublié que la « diversité culturelle » pose d’abord des enjeux éthiques et politiques ? Le renard ne sait-il pas lire  ? Pourtant la France est, par sa Constitution (art. 55), engagée à appliquer les conventions internationales dont celles sur la « diversité culturelle » où il est dit : « Les activités, biens et services culturels ont une double nature, économique et culturelle, parce qu’ils sont porteurs d’identités, de valeurs et de sens et qu’ils ne doivent donc pas être traités comme ayant exclusivement une valeur commerciale. »

La stratégie ICC a oublié « la double nature » ; elle triche en parlant de « diversité culturelle » alors qu’elle ignore délibérément les enjeux d’identités culturelles des personnes pour faire un peu mieux « humanité ensemble », les enjeux de sens de la consommation culturelle, les enjeux de « vouloir vivre ensemble », dans le respect des droits humains fondamentaux pour chacun.

Aucune trace, dans aucun texte des trois ministres ! La France a pourtant bataillé pour obtenir, en 2001, les accords à l’UNESCO avec la Déclaration universelle sur la diversité culturelle, puis, en 2005, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. Les États-Unis s’y étaient refusés ; voilà qu’avec les ICC, trois ministres s’y refusent aussi et se calent dans le sillage des Américains : nationalisme d’abord, pour être des « entrepreneurs culturels » français plus forts que les autres sur les marchés mondiaux des ICC.

En trafiquant la « diversité culturelle », en disant « entrepreneur » pour mieux ignorer les valeurs d’humanité dans la stratégie de filière ICC, la France trahit la France.

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Pour éviter ce déshonneur, les ministres devront réintroduire les huit principes énoncés à l’article 2 de la Convention UNESCO 2005 : ils doivent être respectés par toutes les politiques publiques en matière culturelle.
1. principe du respect des droits de l’homme et des libertés,
2. principe de souveraineté,
3. principe de l’égale dignité et du respect de toutes les cultures,
4. principe de solidarité et de coopération internationales,
5, principe de la complémentarité des aspects économiques et culturels du développement,
6, principe de développement durable,
7, principe d’accès équitable,
8. principe d’ouverture et d’équilibre.

Sans ces huit principes, le mot « diversité culturelle » n’a pas de sens et les ICC ne sont que du monkey business ! Un monde de folie, sans boussole d’humanité, sans valeur de durabilité, préoccupé par le seul profit retiré des artistes. Les renards des ICC ont fait perdre la tête au ministre de la culture : il a signé un texte en totale contradiction avec la loi NOTRe, avec la loi LCAP et avec ses propres déclarations au Sénat où il voulait renforcer les droits culturels (donc la « diversité culturelle », faut-il le redire ?) en les inscrivant dans la loi CNM. Mais pour les renards de l’ICC, ces lois n’existent pas qui ne les arrangent pas !

Que peut faire la cigogne ? En premier lieu, prévenir l’UNESCO de l’insupportable dérive nationaliste que prend la politique culturelle française, alerter l’Union européenne qui revendique toujours les valeurs de la Convention UNESCO 2005, demander aux élus de la République ce qu’ils pensent de ce nationalisme culturel niant les valeurs de la « diversité culturelle ».

La stratégie ICC doit être totalement recadrée pour que le renard renonce à s’empiffrer et que la fable, au final, prenne sens :

« Trompeurs, c’est pour vous que j’écris,
Attendez-vous à la pareille. »

Jean-Michel LUCAS

Écrit sous le regard attentif de la cigogne de M. Pierre Mendes-France.

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