Inclusif, décent et durable : le Travail nouveau est-il arrivé ?

Inclusif, décent et durable : le Travail nouveau est-il arrivé ?
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Pour ses cent ans, l’Organisation internationale du travail vient de publier un rapport vide, qui réduit l’homme-travailleur à la seule envie d’un travail inclusif, décent et durable. Rien sur sur les désirs et sentiments de ces hommes, rien sur la coopération entre eux, rien sur l’économie sociale. Une vision assez terrifiante. Explications.

Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski

L’Organisation internationale du travail (OIT en français, ILO outre Manche) fête ses cent ans. Pour marquer cet anniversaire, la vénérable institution genevoise vient de sortir un nouveau rapport officiel sur l’avenir du travail. En soi, cela manque d’originalité ; de tels rapports, privés ou publics, nationaux ou internationaux, mobilisant la fine fleur des meilleurs experts, il s’en est produit au fil des ans et des Plans d’innombrables kyrielles, et tous ont été prestement oubliés. Mais le dernier en date les surclasse tous. Il est tellement vide qu’il n’aura pas le temps d’être oublié.

Si l’on en croit les experts d’antan, le travail a dû faire face à un grand nombre de défis majeurs, qui menaçaient jusqu’à son existence. Les progrès de la technique et de la productivité allaient le rendre quasiment inutile. Il y a eu l’informatique, il y a eu la mondialisation, il y a eu la robotisation, il y a eu autant de grandes crises à surmonter qu’il y a eu de rapports publiés. Apparemment le travail existe toujours. Il a survécu à tous les dangers. L’être humain continue à gagner son pain à la sueur de son front.

La menace d’aujourd’hui s’appellerait l’intelligence artificielle, et la mutation déstabilisatrice qui s’annoncerait est celle de l’entrée dans une économie numérique, verte et décarbonnée. Mais comme les menaces et les mutations d’hier ou d’avant-hier n’ont pu venir à bout du travail, l’OIT ne prend guère de risques à proclamer qu’il survivra également à celles-ci. Le problème, c’est qu’elle ne semble même pas l’avoir vu évoluer. Son travailleur, l’homo laborens, est encore plus réduit dans sa définition que ne l’est l’homo œconomicus de la vulgate libérale. Il ne connaît ni production, ni gestion, ni budget ; il n’est sujet à aucun désir, à aucun sentiment. Il n’éprouve ni joies ni peines, et ne se fait ni amis ni alliés. Ses seuls besoins relèvent de la protection sociale et de réglementations qui rendront sa journée de travail plus propre, moins longue et moins fatigante. Il n’émet qu’un seul souhait : que son travail soit inclusif, décent et durable. La société des fourmis comporte plus de complexité et de transcendance que la société des homo laborens vue par l’OIT.

Le néant abyssal de cette prospective du travail est peut-être né de l’impossibilité de trouver un consensus entre des points de vue antagonistes. Il n’empêche que couper le travail de son résultat immédiat (la production), réduire ses enjeux à une extension sans limite de la protection sociale, du pouvoir des syndicats et de l’inspection du Travail (ou ses équivalents dans d’autres pays), et tout attendre des négociations collectives menées sous l’arbitrage des États, a quelque chose de proprement effarant. On a l’impression de lire un programme social démocrate à usage universel, destiné à un monde irénique sans conflits, sans positions à défendre ou à conquérir, où le travailleur dans sa réduction ultime trouve l’aide et l’assistance auprès de « politiques publiques » bienfaisantes. À preuve, c’est que si des millions d’emplois seront perdus grâce à l’intelligence artificielle, bien davantage seront gagnés du fait du vieillissement des populations des pays riches. Alléluia !

Les poncifs sur le « nécessaire dépassement » du PIB y sont d’autant plus naturels que l’OIT fait une impasse totale sur le niveau de l’activité économique, la rareté des ressources, les dépenses publiques ou les contraintes budgétaires. Le travail semble n’y exister que parce qu’il y a des travailleurs. Et il serait oiseux de leur demander leur avis, puisqu’on n’a pas prévu qu’ils puissent en avoir un.

Or il se trouve que parmi les institutions internationales, l’OIT est une des rares à avoir fait une certaine place à l’idée coopérative. Cela tient à son histoire. Elle s’appelait jadis le BIT (B pour Bureau), contemporain de la SDN et donc antérieur d’un quart de siècle à l’ONU et aux institutions de Bretton Woods. Or dans son long rapport, le terme « coopérative » n’apparaît que deux fois, et encore n’est-ce qu’au sens de regroupement de producteurs informels dans l’agriculture vivrière des pays en développement. Et on n’y voit pas une seule fois les mots « solidaire » ou « solidarité », a fortiori « Économie Sociale ». Et bien sûr, on n’y trouve aucune réflexion sur le capital, la propriété de celui-ci, ni sa gouvernance.

Le GSEF (Forum Mondial de l’Économie Sociale) s’en est ému. Il est à ma connaissance le seul organisme à l’avoir fait. Mais, diplomatie et xyloglossie obligent, il est resté très mesuré dans sa critique et, pour ne pas démolir frontalement le rapport de l’OIT, il ne préconise l’Économie Sociale que comme un des instruments au service des politiques publiques de l’emploi et suggère des adjonctions au texte du rapport pour en faire mention.

Il est bon de tirer les oreilles de l’OIT, pour ne pas avoir même évoqué l’existence de l’Économie Sociale, cette grande pourvoyeuse d’emplois sur les cinq continents. Mais il faut à mon sens être autrement plus incisif. L’Économie Sociale n’est pas au service des politiques publiques, quelles qu’elles soient. Elle a seulement besoin de celles-ci pour que soit institué un climat favorable à son épanouissement. Mais pour le reste, elle est autonome et ne doit rien à personne, et surtout pas suivre des objectifs qu’un État lui aura fixés. Même si c’est un État bienveillant. Surtout si c’est un État qui se veut, qui se prétend, qui aimerait qu’on le juge, bienveillant.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.



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