« Imitation de la vie » d’Antoine Mouton : ailleurs la vraie vie ?
Imitation de la vie est le deuxième roman d’Antoine Mouton, après Le metteur en scène polonais. Le lecteur qui veut dire la valeur d’un livre lu peut, nous semble-t-il, se fier à son palais. Un moyen pas plus mauvais qu’un autre est en effet de sentir le goût que le livre a laissé dans le palais, puisque lire est aussi bien se nourrir de mots.
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Dans le cas d’Imitation de la vie, nous dirions que l’entrée en bouche est plutôt amère et confuse mais qu’ensuite se diffuse dans le palais une certaine sympathie, pour l’auteur, le ton de son roman et même certains de ses personnages.
Imitation et ressemblance
Selon que l’on prend le verbe en mauvaise ou bonne part, imiter, ce peut être contrefaire, voire usurper ce qui est réel et vrai, ou ce peut être simplement vouloir ressembler, vouloir se conformer à ce qui est réel et vrai. D’une certaine manière, fraterniser avec ce qui est réel et vrai.
Nul doute que l’Imitation de Jésus-Christ, qu’évoque à deux reprises le roman d’Antoine Mouton, se range dans cette seconde et bonne part. D’ailleurs, il s’agit bien alors d’imiter celui qui dit être la vie, qui dit même s’offrir à qui a faim de vérité comme un pain de vie. N’y aurait-il pas derrière l’amère et plutôt sombre imitation de la vie que nous offre Antoine Mouton, derrière l’imitation-contrefaçon, la nostalgie et l’encre sympathique d’une imitation de la vie qui serait pur étonnement, pur émerveillement devant la beauté, fût-elle tourmentée et tourmentante, de la vie ?
Comment au fond ne pas chercher à imiter la vie, elle que nous avons reçue, dont nous ne sommes pas propriétaire, et que nous devrons rendre, au moins temporairement, quand nous mourrons ? Ne cherche-t-on pas toujours à ressembler à notre « sœur la vie », pour reprendre Boris Pasternak, parce que la quête d’une telle ressemblance semble bonne ?
Un envers instable et inquiétant
Voilà ce que nous entrevoyons derrière ce deuxième roman d’Antoine Mouton, complexe, grave et sombre, quand son premier roman, Le metteur en scène polonais, était simple, « d’un seul tenant » (de plain-pied dirions-nous), d’apparence légère et presque jovial, malgré le pathétique s’attachant à la narration d’une course à la catastrophe tout à la fois orchestrée et subie par un metteur en scène devenu fou.
Car l’intrigue d’Imitation de la vie est pour le moins complexe, son édifice narratif construit sur plusieurs étages, son centre de gravité glissant des mains tant il est entraîné dans la mise en abyme qui structure le roman.
Un couple de psychanalystes découvre le manuscrit d’un patient commun aux deux membres du couple, manuscrit qui se présente comme l’envers instable et inquiétant de la tapisserie calme dans laquelle évoluait ce couple. Luzarches, lointaine banlieue du Val-d’Oise, à la lisière de ce que les Parisiens appellent la province (autant dire un lieu de relégation), devient Setrou, comme pour expliciter cette relégation. La quête de la vérité ne passe plus par la psychanalyse mais par le cinéma « expérimental » ; derrière le couple de psychanalystes évolue et s’agite un monde de jeunes adultes ou de vieux adolescents qui digèrent encore les douleurs et les frustrations des années de lycée et d’internat.
Paradoxe et ironie que ce monde souterrain, qui devient le leur, pour des psychanalystes qui font profession d’explorer et de révéler l’inconscient aux patients qui les consultent.
Activité culturelle et vérité palpitante de la vie
Le manuscrit découvert, via leur détective privé, par les psychanalystes constitue le cœur du roman, ramène le lecteur au tournant des années 2000, début de l’oubli et de l’« extrême-droitisation » de la France périphérique, dont le géographe Christophe Guilluy a suffisamment montré la réalité. Car, bien plus que dans son premier roman, Antoine Mouton explore ici de nombreux thèmes : encore une fois le diagnostic, la diffusion et le vertige de la folie (la schizophrénie cette fois) mais aussi, ce qui est nouveau, la montée de l’extrême-droite, l’impasse des relations amoureuses, la quête d’une véritable amitié, le suicide et la recherche d’une véritable culture de vie – nous voulons dire d’une activité culturelle qui s’approcherait au plus près de la vérité palpitante de la vie.
Les personnages du manuscrit croient l’avoir trouvée dans le cinéma expérimental. D’où la création, à Setrou, d’une salle de cinéma, le Mekas Palace (hommage au cinéaste d’avant-garde d’origine lituanienne, Jonas Mekas) où l’on diffuse volontiers des films d’une durée inavouable tant elle dépasse l’entendement, où l’on projette aussi des plans fixes d’une singulière beauté qui sont, cette fois, un défi pour la concentration du spectateur.
Bref, comme dans Le metteur en scène polonais, est posée la question de savoir si l’on doit à ce point égarer et décontenancer le spectateur si l’on veut le ramener vers la vraie vie qui, dit le poète, est forcément ailleurs. Faut-il à ce point l’éloigner du théâtre de boulevard et de Titanic si l’on veut lui faire quitter le monde de la sous-culture et le conduire à la vraie surface du monde ?
Confusions multiples
Le problème est que le traitement de ces thèmes est partiel et confus, et que s’ajoute à ces carences la confusion née d’une présentation anachronique, du moins non chronologique, et donc très déstabilisante (presque faulknérienne), des personnages.
Il y a des facilités, comme ce spectateur dont il est dit qu’il se crève les yeux à la suite d’une représentation de L’Œdipe ; il y a un surréel débridé, une onomastique (nous pensons moins aux noms de lieux qu’aux noms de personnes) tout aussi incontrôlable, incontrôlée par l’auteur et excessivement fantaisiste.
Il y a aussi une narration et une intrigue en abyme qui égarent le lecteur et qui le conduisent, amer mais surtout confus et insatisfait, à constater, sur le terrain du jeu de la vérité, le match nul entre le monde qui semblait réel des deux psychanalystes et le monde du manuscrit, auquel l’on avait tout autant cru, de la diffusion de la culture dans une ville de lointaine banlieue « animée » par des adeptes du cinéma expérimental. À cet égard, nous ne pouvons qu’avouer le mal que nous avons eu à comprendre l’épilogue du manuscrit et celui du livre lui-même : l’on comprend seulement qu’il s’agit d’une fermeture mais l’on peine à voir ce qui fait tenir les multiples fils d’un récit aussi foisonnant.
Il y a enfin, par rapport au premier roman, l’humour en moins, qui rend plus difficilement supportable ce jeu à somme nulle.
Trouée dramatique : du suicide à l’étouffement
Mais heureusement, car malheureusement, le tragique fait plus directement irruption que dans ce premier roman, sans pouvoir se parer du voile de l’humour.
Le suicide de Thierry, ami de lycée des animateurs du Mekas Palace, agit comme une véritable « trouée dramatique », une immense effraction du réel, dans le récit du manuscrit auquel on a parfois du mal à croire et adhérer. Car les amis de Thierry n’ont pas su le convaincre de renoncer à son projet de suicide, n’ont pas su le convaincre de la beauté et de la vérité de la vie. Qu’est cette amitié qui ne peut calmer et guérir le désespoir ? Antoine Mouton nous rappelle ici, avec Albert Camus (L’homme révolté), qu’il n’y a au fond qu’un seul problème vraiment philosophique, c’est le suicide. Le récit atteint ici, nous semble-t-il, son centre de gravité et sa plus grande pureté.
On peut aussi goûter le ton d’Imitation de la vie, ce mélange qui se présente dans la bouche entre les jeux, l’instabilité du langage et l’immense sérieux de la solitude, du désespoir et de la mort, l’immense douleur de l’enfant découvrant à son détriment la violence, l’injustice et le mensonge. Il y a, dans ce ton, comme quelque chose du Georges Perec de W ou le souvenir d’enfance. Et puisque l’on en est à des tentatives de rapprochement, comment ne pas songer à L’Écume des jours lorsque nous est contée l’histoire du gonflement des habitations et du rétrécissement des rues de Setrou ? Bien que, dans le roman de Boris Vian, ce soit les pièces de l’appartement de Colin qui rétrécissent, c’est au fond, de Boris Vian à Antoine Mouton, la même instabilité, le même étouffement, la même disparition qui guettent les personnages. Comme si la réalité ne pouvait qu’être étouffement, la vie s’en étant absentée.
Le roman d’Antoine Mouton restitue parfaitement cette mouvance et cette instabilité généralisées, qui atteignent aussi bien les relations amoureuses, les amitiés que les rues, les habitations, les caractères et le langage. Mouvance, instabilité et menace, les murs finissant par avaler les personnages, comme dans Le Passe-muraille de Marcel Aymé, cet avalement venant comme sanctionner le peu de vie et de réalité, le peu de cœur, qui était en eux.
Le pathétique d’une vie décevante, menée comme en retrait de soi (de l’autre soi, plus courageux, qui aurait empêché le suicide), en retrait du courage, de l’audace et de la vérité, irrigue l’ensemble du roman et finalement gagne le lecteur. Il faut un certain courage pour dire cette déception ; ce serait contrefaire la vie que de nier la déception.
Et l’on aura peut-être compris le propos de l’auteur en disant, pour finir, que le fantôme de Thierry, l’ami suicidé, est finalement bien plus réel et vivant que tous les autres personnages du roman, psychanalystes et avant-gardistes confondus.
Peut-être parce qu’il s’agit d’un suicide par amour et que l’amour, lui, est la vie-même et non sa simple imitation.
Frédéric DIEU
Antoine Mouton, Imitation de la vie, Christian Bourgois éditeur, 2017, 176 p., 12€
Antoine Mouton est né en 1981. Il a publié, depuis 2004, quatre livres (nouvelles et poèmes) aux éditions La Dragonne et Les Effarées, dont Au Nord Tes Parents, Prix des apprentis et lycéens de la région PACA. Le Metteur en Scène Polonais et Imitation de la vie sont ses deux premiers romans, tous deux édités aux éditions Christian Bourgois. Antoine Mouton travaille actuellement comme libraire au théâtre de la Colline à Paris. Il écrit pour les revues Trafic et Jef Klak.