Ibsen n’en revient toujours pas !
Terje Sinding s’essaye à une nouvelle traduction de la célèbre pièce du plus grand dramaturge norvégien… qui, tout compte fait, n’en finit décidément plus de revenir !
La révélation soudaine des soubassements mortifères de la bienséance et de la morale sociale. La remontée à la surface de secrets lourds et honteux dont l’on hérite sans le savoir.
Le poids écrasant d’une religion ombrageuse et punitive qui ne voit dans la vie terrestre que vallée de larmes et malédiction. Et les êtres écrasés par tout cela, certains inconscients et soumis, morts-vivants, d’autres souffrant et cherchant éperdument la lumière.
C’est le sujet des Revenants, de Henrik Ibsen. La pièce du grand dramaturge norvégien paraît de nouveau aux éditions Actes Sud-Papiers.
Le drame se noue la veille de l’inauguration de l’orphelinat érigé à la gloire de son défunt mari par Mme Alving. Cela devait être une édifiante œuvre de charité et un hommage à l’époux disparu. Mais, cruelle ironie, c’est au contraire l’occasion pour elle de révéler à quel point sa vie conjugale n’a été qu’amertume et humiliation : car l’époux honoré n’était en réalité qu’un alcoolique et un débauché qui lui fut maintes fois infidèle, jusqu’à avoir un enfant avec l’une de leurs employées de maison.
Tout cela, Mme Alving le révèle brutalement au pasteur Manders qui, lorsqu’elle avait fui le domicile conjugal, l’avait renvoyée vers son époux et ses devoirs. Le pasteur incarne tout à la fois une religion culpabilisante et punitive et l’esprit du monde. Prompt à condamner toute inconduite au nom de la morale, sa posture inquisitoriale le rend aveugle à la souffrance et aux épreuves d’autrui. Il est au fond davantage mû par le jugement du monde que par l’amour de Dieu : « Nous ne pouvons courir le risque d’être mal jugés ; nous n’avons aucunement le droit de braver l’opinion publique » déclare-t-il.
Ainsi, on ne contractera pas d’assurance pour l’orphelinat parce que cela pourrait être perçu par la bonne société comme un manque de confiance dans la Providence divine. Et l’orphelinat brûlera avant même d’avoir été inauguré. Ironie peut-être de la Providence.
Son obsession du jugement du monde rend aussi le pasteur Manders crédule. Il est abusé plusieurs fois par le menuisier Engstrand, rusé et diabolique, qui sait parfaitement singer son discours religieux et moralisateur.
A l’opposé de cette figure duplice et vicieuse se situe Osvald, le fils de Mme Alving, que celle-ci a éloigné dès son plus jeune âge du foyer familial afin qu’il ne soit pas témoin des écarts de son père. Osvald est peintre. Comme Ibsen, il a voyagé et vécu dans le Sud de l’Europe, là où habite la lumière. Il y a trouvé la joie et l’a peinte sur ses toiles. Mais il est rattrapé et contaminé par le mal commis par son père.
Un médecin lui a expliqué qu’il y avait en lui, depuis sa naissance, « quelque chose de vermoulu », avant de conclure : « les péchés des pères retombent sur les enfants ». Atteint de syphilis héréditaire, Osvald se trouve aux portes de la folie, sait qu’il ne pourra plus jamais peindre. Il est le personnage le plus pur de la pièce, le plus innocent d’un mal souterrain qui prolifère de génération en génération. Derrière la façade de vie qui semble tenir les êtres, c’est en effet le lent travail du mal et de la mort qui est à l’œuvre. Ce monde est un « monde de revenants » dit Mme Alving : « Ce n’est pas seulement l’héritage de nos parents qui revient nous hanter. Il y a aussi toutes sortes de vieilles idées et de croyances mortes. Elles ne sont plus vivantes, mais elles nous encombrent l’esprit, et nous n’arrivons pas à nous en défaire ».
Que faire alors ? Chercher la lumière. Osvald réclame le soleil et croit pouvoir le trouver dans une mort abrégeant ses souffrances, une mort qui serait plus lumineuse que sa vie fantomatique. Sa mère accède quant à elle à une lucidité miséricordieuse qui la conduit à comprendre et pardonner son mari, à qui elle n’a pas su rendre la joie de vivre qu’il avait perdue.
Mme Alving est finalement la figure forte de la pièce : les épreuves ne l’ont ni brisée ni anesthésiée. Elles l’ont adoucie.
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Henrik Ibsen, Les Revenants, Traduction du norvégien par Terje Sinding, Actes Sud-Papiers, 2022, 86 p.
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