Iannis Xenakis : visage totémique d’un compositeur électrique
L’écrivain et peintre Nicolas Rozier rend un vibrant hommage au compositeur et architecte franco-grec Iannis Xenakis (1922-2001) à l’occasion des 100 ans de sa naissance, ce mois-ci.
Visuellement, les partitions de Xenakis forment des œuvres qu’Henri Michaux n’aurait pas désavouées. La partition de « Pithoprakta », par exemple, ressemble à une nuée d’épingles, celle de « Terretekthor » à une escadre de racines. Xenakis fut le premier à élaborer une machine d’aide à la composition musicale par le dessin. Les partitions correspondantes en ont le tracé impérieux, les zigzags affolés, la précision en crise. La science, notamment certains modèles mathématiques, fournissaient une forme d’assise et de propulsion aux intuitions du compositeur. Dessins ou non, la sensation optique générée par les nuées de notes tient d’une criblure proche des effets de ratures et biffures propres à l’art dessiné.
Sans l’indication d’un amateur éclairé, j’ignorerais encore l’existence de ces documents et leur valeur à part entière dans la création de Xenakis. Lancé dans une série de pastels, à la cadence d’un dessin par jour ou presque entre 2016 et 2019, j’ai tenté plusieurs accompagnements musicaux. Quand je dessine, je ne suis pas adepte de l’appui musical et des effets d’entraînement qu’il provoque, mais le nouvel outil du pastel suscita des appétits connexes, la recherche d’une compagnie sonore équivalente à mon expérience dessinée. L’objet en forme de craie peut sembler rassurant, rappeler une babiole scolaire, il s’est révélé dans l’action, sur le papier, mieux qu’un allié technique, un prolongement de la main. Traits, lignes et estompes pouvaient alterner sans transition, facilité appréciable lorsqu’on aime tracer vite et avoir le sentiment, en dessinant, d’être partout à la fois sur la feuille, en prenant de vitesse des directions trop prévisibles.
Dans un rapprochement tout aussi troublant avec la musique de Xenakis, les bâtons de pastels usés et rognés à mesure de l’emploi, roches miniatures nées des séances de travail, formèrent une sorte de canyon, les débris d’une carrière dont l’image anticipait le grondement, le fracas de monde naissant audible dans « Persépolis ». Une même impression de plaine archéologique où roches et vestiges de colonnes jonchaient un dédale clairsemé, simultanément ruines et fondations. De plus le son n’était pas exempt du dessin ; le son du tracé, du papier frôlé, rainuré, s’élevait de l’exécution rapide. Possédant ses propres humeurs sonores liées au geste, les séances de pastel n’appelaient pas forcément du son en renfort mais en donnait le goût, l’envie, par une parenté de stridence. Le pointu du dessin lancinait.
Ainsi la pratique quotidienne du dessin, de retour à l’étage où je m’efforçais de conjurer la nullité morne qu’il y a à battre le pavé parisien, me déporta progressivement, au fil de cérémonies dessinées qui entendaient rompre avec le néant, vers une musique étrangère à Paris, cette prison salariale truffée de gros monuments.
Il en est de certains noms comme de certains visages, ils occupent en nous une marge, voguent en attente du moment choisi pour croiser notre chemin. Ainsi le nom de Xenakis fut-il longtemps pour moi le nom hérissé d’un créateur excessif, fanatique, que je situais mal et dont j’entretenais le prestige en le maintenant dans les limbes. Lettres et sonorités du nom Xenakis évoquaient un monde acéré, sauvage et technique. Lorsque j’ai voulu aller voir, ou plutôt entendre Xenakis, ma découverte fut pour le moins à la hauteur du pressentiment. Xenakis, ai-je appris après coup, signifie en grec, « petit étranger d’allure sympathique ».
Or le visage du compositeur, conforme à son nom, allie traits avenants et origine insaisissable. Annonciateur de l’homme et de son art, le visage de Xenakis prédomine. Car voici, mieux qu’un visage d’artiste, le héros de son art doté d’un mystère massif qui lui charge les traits. Je parlais de carrière en évoquant les fragments du pastel, les travées de couleurs émiettées au bord du papier ; Xenakis a justement le visage d’une pierre bien taillée. Causée par un éclat d’obus à l’époque où l’homme s’était engagé dans la résistance, la blessure spectaculaire, sur le visage du compositeur, répand une finition irascible et une énigme altière.
J’ai appris combien Xenakis, en butte aux difficultés de l’apatride, s’est distingué par un tempérament rare et de nombreux mérites. Les témoignages s’accordent, à son propos, sur une détermination hors norme, une confiance inébranlable en sa création et un grand amour de la vie. Mais le visage de Xenakis impose son instance devancière des faits et des causes. Étendard de l’œuvre, le visage totémique du Grec en comprime le programme. Chacune de ses créations transite pour moi par ce grand visage. Celui d’un « acteur sincère » aurait dit un poète du Grand Jeu ; d’un revenant d’une grande aventure, et d’une gloire encore fraîche dans l’éclat du regard. Un visage qui d’une seule œillade, aussi bouleversée qu’intimidante, réinstaurait un art oublié, sa dignité la plus grave, dans un alliage insécable de joie et de meurtrissure. Plus qu’un oxymore, le visage de Xenakis jetait la synthèse indéchiffrable d’une Méditerranée inquiète, d’une descendance atlante. Un saut de civilisation hantait ses traits, une rupture complète de paradigme. La tignasse brune de l’architecte mathématicien ébouriffait le cimier d’un homme fondamentalement électrique, à l’enthousiasme tamisé, couvant comme un orage en approche.
Car la musique de Xenakis, lorsqu’elle se déploie, déferle de vallées profondes, en remontée, en cavalcades, soubresauts de gouffres ou de Styx. Bien que la technique, chez Xenakis, dresse son épine dorsale, son râtelier technologique, sons aigus ou graves, frappes, pincements, tintements ou masses sonores surgissent directement d’un relief inconnu et si désert que le fantôme de la Grèce ancienne y devient une planète, un milieu détonnant où manquent les points de repère. Si l’art possédait une armature immémoriale, Xenakis donnerait l’impression d’en racler les vertèbres, d’en heurter l’ossature, d’en cogner les cartilages.
En chacune des compositions, un royaume s’ébranle. Xenakis répétait à l’envi s’être trompé de siècle, être né 25 siècles trop tard. L’Antiquité aimée par le Grec, telle qu’elle fait surface dans sa musique, projette l’auditeur à la pointe d’un futur absolu qui fait aussi bien sa pâture du Haut-Moyen âge que de l’ère mycénienne. Une ambiance de circuits électroniques coïncide avec une nuit préhistorique. Des fonds assourdissants suggèrent l’opération de machines obscures ; une tectonique de chapes cyclopéennes s’ébranle de façon monotone, et, à l’arrière-plan de ces manœuvres effrayantes où l’effroi lui-même paraît un timbre ou un courant d’air glacial, des voix éperdues s’élèvent ou s’éraillent. Des voix d’extases rebroussées, une agonie d’Euménides, une volée de sons effarés, l’intonation interdite d’un dialogue entre dieux. Ces royaumes sonores donnent à entendre une part de sentimentalité inhumaine, une complainte sévère et altière des éléments.
Dans « Shaar », pièce instrumentale pour cordes, le glissando devient l’unité d’un phrasé s’évasant en multiples glissandi perpétuellement déviés de leur montée ou de leur chute pour des confidences de métal inédites. Une énergie fait ici de l’exercice et n’emprunte tel accent chagrin qu’affranchi de son emprise psychologique. Les touches du clavier émotionnel semblent d’autant plus vigoureuses qu’elles sont froides. Exalté, Xenakis l’était sûrement, mais discrètement, pudiquement. L’évocation presque légendaire du compositeur courant sous l’orage et s’adressant aux trombes et aux foudres, cela fera sourire les cyniques ; il n’empêche que l’image de cet homme s’ébrouant en Corse, autant dire sur une terre qu’il pouvait librement confondre à la Grèce ou à la terre sans âge de ses créations sonores, cette vision réelle donne un contrepoint prégnant à son œuvre musicale. En filigrane des compositions, elle figure le domaine de ravissement où Xenakis sévissait, posant un à un les jalons d’une invasion enchantée fondée sur un mouvement primordial d’invention.
Au fil de mon expérience menée au pastel, les raies, les stries et les arborescences ont distingué des blocs, élu des formes. Des géométries sans rôle s’invitaient avec insistance. Mon goût pour la figuration et le reconnaissable en accueillirent les silhouettes et les angles, ils affleuraient en crêtes et horizons fantasques. Pour ainsi dire, des banlieues spatiales, des clartés orbitales, des édifices verticaux affleuraient tels des plans de stations, de bases ou de palais.
Le compositeur-architecte Xenakis rôdait tel un accélérateur imaginaire de ces friches stellaires. Je n’ai connu qu’après coup le pavillon Philipps créé par Xenakis pour l’exposition universelle de Bruxelles, en 1958 (création confiée par Le Corbusier qui tenta de s’arroger l’exclusive paternité du projet). Concepteur de ce pavillon à trois pointes conçu pour accueillir une création de Varèse intitulée « Poème électronique », Xenakis se profile plus que jamais, à cette occasion, comme une étrave humaine de l’invention artistique. Le bâtiment, initialement envisagé comme une bouteille par Le Corbusier, prend sous l’impulsion de Xenakis la forme d’une poche stomacale, en même temps que d’un triptyque de pointes évoquant les tours d’un palais. L’impression de lignes pures jetées au ciel, les cônes de musique solidifiée, outre qu’ils évoquent une matière inconnue, dressent un édifice schématique, une structure simple telle qu’elles aimaient apparaître dans mes dessins d’alors. Tumulus aiguisé, colline artificielle, bâtiment en flèche, le bâtiment Philipps, poème monumental, est plein à craquer d’équivalences à la confluence de la musique, de l’architecture, et du dessin.
C’est en pressentant ce sens aiguisé de l’alliage des arts et sa faculté d’expansion dans le monde que j’ai intitulé l’un de mes dessins « Maquis de Xenakis ». L’art du compositeur est si tendu, si arqué à se rompre d’énergie neuve, qu’il a provisionné du mystère pour demain, de l’imaginaire pour l’avenir, des réserves de puissance. Xenakis, par-delà l’aventure sonore à laquelle invite sa musique et les parages pénétrants que suscitent ses échos, compte parmi les grands affûteurs d’exigence et donneurs de forces.
Nicolas ROZIER
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Photographie à la Une : Iannis Xenakis vers 1970
(Original source, CC BY 2.5, Wikipedia)
Ce texte est un peu difficile d’accès, l’auteur se regarde parfois écrire, mais une fois qu’on entre dedans, je dois reconnaître qu’il s’en dégage une force incroyable. Iannis Xenakis, que j’ai eu le plaisir de croiser – il y a longtemps – lors d’un concert était un être vraiment étrange, subjuguant par certains aspects.