Huile de palme plus coraux brésiliens, ça nous fait quel Total ?
Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.
[Tribune libre*]
Le vendredi 1er juin 2018, une manifestation organisée par l’ONG Greenpeace a gravement perturbé l’assemblée générale du groupe Total, qui réunissait plus de 3 000 participants au Palais des Congrès de Paris. En soi, l’événement n’a rien de surprenant ; ce n’est pas la première fois que des incidents émaillent ce rendez-vous annuel. En plus de contestations syndicales, souvent musclées, Total a dû plusieurs fois faire face à des chahuts organisés par des activistes écologistes venus du monde entier. Car, malgré ses efforts de communication, malgré la générosité de son mécénat, le pétrolier français tient depuis longtemps le rang peu enviable d’entreprise la plus détestée par tout ce que la planète compte d’ONG plus ou moins vertes et plus ou moins pacifiques.
Le groupe a subi pendant plusieurs années de nombreuses attaques récurrentes au sujet de sa présence en Birmanie ; plus tard, l’explosion d’AZF et le naufrage de l’Erika l’ont durablement confirmé dans son rôle de Méchant absolu. Des polémiques oiseuses sur le montant de ses impôts payés en France ont pris le relais. Mais quelles qu’aient été ces péripéties, tout concourt à maintenir Total enfermé dans cette position d’accusé condamné d’office : l’industrie pétrolière en elle-même, ce point de cristallisation de tout ce qu’un fidèle de Greenpeace se doit de haïr en belle et bonne conscience ; la « Françafrique », creuset fantasmé de toutes les turpitudes possibles et imaginables ; enfin, chez les Anglo-Saxons, le sentiment diffus qu’une entreprise française n’a pas sa place parmi les « Majors », et qu’on ne peut tolérer de sa part ce qu’on laisserait passer chez Exxon ou BP.
Donc, rien que du déjà vu ? Non, car ce qui a été exceptionnel cette année, c’est le nombre et l’organisation des assaillants, qui ont sans aucun doute bénéficié de complicités internes au Palais des Congrès, et face à eux l’insuffisance et l’impréparation flagrante du service d’ordre. Il s’en est fallu d’un rien que l’assemblée n’ait pu se tenir, ce qui aurait pu avoir de graves conséquences sur la marche de l’entreprise, notamment auprès des actionnaires institutionnels étrangers.
Autrefois, les contestataires s’introduisaient dans l’assemblée par la voie normale, ayant acheté quelques actions en temps voulu et demandé une carte d’admission. Passant alors comme tout le monde par les portiques de sécurité, ils ne pouvaient y introduire autre chose que quelques papiers. Une fois en séance, leur nuisance se limitait à créer quelque tumulte et à monopoliser les micros pour lire leurs proclamations. Le plus souvent, celles-ci étaient couvertes par les protestations du public qui ne manifestait aucune envie de dialoguer avec les intrus.
Cette fois, Greenpeace a réussi à mobiliser d’une part quelques centaines de manifestants classiques, restant dehors à bloquer les entrées (mais par ailleurs assez bon enfant, avec leur musique, leurs tracts et leurs banderoles), et d’autre part quelques dizaines de commandos équipés et entraînés, qui ont forcé les issues de service et envahi les locaux techniques, y introduisant du matériel métallique lourd sans provoquer d’alerte générale, surgissant dans la grande salle par les sorties de secours, certains parvenant même, après avoir pris le contrôle de l’étage des éclairagistes, à descendre en rappel à partir du plafond pour se suspendre au-dessus de la scène. Du grand art. Le service d’ordre, réduit à se regrouper en ultime rempart de protection autour de la table du PDG, multipliait les placages rugbystiques pour protéger celui-ci de la furie des assaillants. Au premier rang, certains administrateurs prirent courageusement la tangente dès les premières échauffourées. Quant au PDG, dans l’effarement général, il téléphonait, on a dit à l’Élysée, ou au ministre de l’Intérieur ; on n’en saura sans doute jamais plus, toujours est-il qu’ordre (ordre, ou conseil amical ?) lui a été donné de se déculotter. Mais pouvait-il faire autrement ?
La tribune fut donc offerte à Greenpeace. L’une de ses représentantes prit la parole, débitant son catéchisme, d’où il ressortait que le Bien, qui avait fait toutes les ouvertures possibles au Mal, les ayant vu toutes rejetées, s’était résolu bien malgré lui à utiliser la violence pour se faire entendre. Elle tint assez longtemps le crachoir, promettant la fin des hostilités une fois son pensum terminé. J’imagine que cet engagement ne devait pas être prévu au programme des émeutiers, car l’ordre de retraite ne fut que partiellement suivi, et le brouhaha se prolongea jusqu’à la fin d’une AG surréaliste et fortement écourtée, mais dont les apparences et les votations furent, in fine, sauvées.
Le Palais des Congrès se retrouva ensuite durablement bloqué par une police dépassée et courant en tous sens, si bien qu’un groupe de participants dut à son tour se transformer en insurgés pour qu’on le laisse monter récupérer son vestiaire. Ce fut chaud, mais sans autres rixes que verbales. Chacun s’attendait ensuite à ce que l’épisode qu’il venait de vivre fasse la une de l’actualité… mais non. Une censure tacite décida du contraire. Les seules dépêches diffusées le furent en temps réel, par la presse financière ; le lendemain, plus rien. Les médias grand public communièrent tous dans le silence le plus absolu. Greenpeace publia sur son site un reportage triomphal, qui disparut peu après. Et Total attendit deux semaines pour publier un bref communiqué bien caché :
« La manifestation survenue au Palais des Congrès de Paris pendant l’Assemblée générale est absolument regrettable et en complète opposition avec les valeurs de dialogue et de respect de l’autre promues par votre Groupe. En donnant la parole à une représentante des associations militantes, Total a démontré sa volonté de dialogue sans céder à la pression qui visait à faire reporter l’Assemblée générale. Conscient que le Palais des Congrès n’a pas offert toutes les garanties en termes de sûreté des contrôles d’accès que les participants sont en droit d’attendre, le Groupe examine des localisations alternatives et vous tiendra informés. Nous remercions de leur soutien et de leur confiance tous les actionnaires présents qui nous ont permis de mener à terme notre Assemblée générale. »
L’affaire fut donc promptement étouffée. Sur ordre de qui, au bénéfice de qui ? Quelles contreparties furent concédées à Total par le pouvoir, en dehors du soutien public apporté peu de temps après par le gouvernement à l’importation d’huile de palme, l’un des deux thèmes de mobilisation des opposants, avec la recherche pétrolière dans le delta de l’Amazone ? Nous en sommes réduits aux conjectures ; peut-être qu’un jour prochain, le cœur gros aidant, l’ex-ministre Nicolas Hulot, en principe allié zélé de Greenpeace, nous donnera sa version ?
Il reste que ce n’est pas céder à la théorie du complot que d’imaginer toutes sortes de combines en arrière-plan. L’opération montée par Greenpeace, même préparée dans la plus grande discrétion, n’a pas pu échapper aux services de police. Les commandos étaient entraînés, ils ont dû répéter plusieurs fois leurs gestes, ils se repéraient parfaitement en des lieux normalement inaccessibles au public ; il leur a fallu d’autre part une sacrée organisation logistique, et sans doute de nombreux et volumineux échanges de courriers électroniques. Donc, il y avait des flics parfaitement au courant ; pourquoi n’ont-ils rien dit ? Nicolas Hulot pourra jouer au naïf ; peut-être l’a-t-il été. En tous cas, la guerre au sein des services de l’écologie et de l’énergie, réunis dans un même ministère, était déjà bien déclarée. On attend avec impatience le prochain épisode. À propos du nucléaire ?
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* Faut-il le rappeler ? Les tribunes libres n’engagent que leurs auteurs, dans la limite du respect de la loi.