Histoire d’une photo

Histoire d’une photo
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Au départ, Philippe Touzet souhaitait raconter une histoire inspirée de la photo. Mais dans les faits, c’est la photo qui a raconté son histoire.

Arrêt Buffet

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Et le regard s’arrête.

Nous sommes dans un musée, nous voyons, admirons des dizaines de tableaux. Et tout d’un coup, nous nous arrêtons. Immobiles devant une toile. Les bras le long du corps. Puis les bras croisés. Nous nous approchons à nous coller le nez contre la peinture. Nous reculons. Et si nous avons la possibilité, nous nous asseyons. Sans lâcher le tableau du regard. Un tableau qui nous raconte une histoire. Immédiatement. Dans l’instant. Une histoire qui nous semble familière. Mais qui pourtant nous est souvent complètement étrangère.

Et si le tableau ne nous racontait pas une histoire. Et si ce mélange de couleurs, de travail et de talent voulait simplement nous dire quelque chose… Une phrase. Un mot. Un cri. Que ce jour-là, à ce moment précis, nous sommes prêts à entendre.

La photo que vous pouvez voir fait partie de ces images qui retiennent votre attention. Mon attention. Je l’ai rencontrée, il y a déjà bien longtemps, sur le net. Et mes doigts sont restés suspendus au-dessus du clavier. C’est une photo d’un match de rugby au début du siècle dernier. En 1921.

Trois raisons, claires comme de l’eau de roche, ont sûrement suscité mon intérêt pour cette photo. En premier, le rugby. Un sport que j’affectionne particulièrement. Et que j’ai pratiqué pendant 15 ans. En deuxième position, la photo en elle-même que je trouve magnifique. Et pour finir ou pour commencer, je ne sais, 1921 est l’année de naissance de mes grands-parents que j’ai beaucoup aimés.

Et donc, naïvement, je me suis dit, je vais écrire une histoire inspirée de cette photo. Décrire les images qui me viennent en tête quand je regarde ce mouvement arrêté pour l’éternité. Mouvement arrêté ? Mais quelle drôle d’idée ! Vous le voyez comme moi, les joueurs courent le long de la ligne de touche. Ils ne sont plus qu’à quelques mètres de la ligne d’en-but. Mouvement, vitesse, des flèches dans le vent.

Mais dans les faits, c’est la photo qui m’a raconté son histoire.

En observant attentivement la photo, j’aperçois une inscription manuscrite. Tout en bas. Je parviens à lire « 19/3/22 » Bien… À l’origine, quand j’ai récupéré la photo sur le net, elle était légendée « 1921 ». Visiblement, nous sommes un an plus tard. Juste après, le mot qui suit c’est « Rugby ». Là, au moins, pas de surprise. Avant la date, il y a un mot… Comme je suis un geek tendance boomer, je pense et j’en suis même certain qu’il y a sûrement une application pour agrandir ou zoomer ce point précis de la photo. C’est pourquoi je me lève et je vais chercher une loupe dans la chambre des enfants.

« Colombes » ! Nous sommes donc au stade de Colombes à Paris. Le 19 mars 1922. Après la date, « 19/3/22 », je peux distinguer quelques mots que je ne parviens pas à déchiffrer. Je suis satisfait de ma petite trouvaille de détective amateur. Mais ma satisfaction est de courte durée car immanquablement une question surgit… C’est quel match ?

Alors, je cherche. Et tout le monde le sait, les recherches on sait quand ça commence mais on ne sait pas quand ça finit ! Au bout de pas mal de temps, je tombe sur la Une du journal L’Auto, l’ancêtre de L’Équipe, qui annonce en ce dimanche 19 mars 1922, le match de rugby, au stade de Colombes entre le Racing-Club de France et le Stade Toulousain. Bingo !

Franchement, je me doutais bien que c’était le Racing-Club de France. Pour deux raisons, le stade de Colombes, au rugby, était attribué à ce club. Et puis aussi, le maillot qui, un siècle après, est toujours le même. Hormis les pubs, évidemment, qui gâchent un peu… Et puis aussi le nom, Racing 92. Mais bon, faut bien vivre avec son temps. En revanche, pour l’autre club, je ne risquais pas de trouver.

J’aurais pu me contenter de ce moment d’autosatisfaction bien mérité. Même pas. Car aussitôt, une autre question est venue frapper à ma porte. Quel est le score ?

Et me voilà reparti sur les chemins numériques. Plus rien ne m’arrête dans ma soif de connaissance. Je suis un Jedi qui se bat, seul, contre une multitude de sites ! Ce n’est pas La Guerre des étoiles mais la guerre dans la toile ! Je me bats pied à pied pour la découverte de la vérité ! Et enfin, après une lutte acharnée où ma patience a été mise à rude épreuve, je décide de changer de film, de rôle, je suis l’aventurier du score perdu qui vient de trouver le Saint Graal !

Je suis désolé d’apprendre à mes amis parisiens qu’en ce beau dimanche de mars 1922, à quelques jours du printemps, le Racing-Club de France s’est incliné, sur son terrain, sur le score de 0-10 face au Stade Toulousain. Oui, je sais, même un siècle après, ça fait mal.

Pour faire passer l’amère pilule, il est bon de signaler que le Stade Toulousain devint Champion de France au terme de la saison 22/23. Il gagna la finale, 6-0, face à l’Aviron Bayonnais, le dimanche 23 avril 1923, au stade Sainte-Germaine au Bouscat, en Gironde. Devant 20 000 spectateurs. Pour le Stade Toulousain, un essai de Henri Galau et une pénalité réussie du capitaine Philippe Struxiano.

Je ne peux pas résister à la tentation de citer le nom de l’arbitre car il me semble sorti d’un roman d’Arsène Lupin ou de Fantômas. Monsieur Gilbert Brutus.

Là, je pense qu’on a fait le tour. On a la date, le stade, les deux équipes, le score. Bravo Philippe, bien joué ! Tu as mérité un petit verre de Tursan ! Mais non, ce n’est pas possible… Après La Guerre des étoiles, Indiana Jones, voilà que je plonge dans Le Seigneur des anneaux… Dans le rôle de Gollum. Je me parle et je me réponds.

– Voilà, je suis content, j’ai trouvé ce que je voulais trouver…
– Mais non Philippe, tu n’as rien trouvé…
– Mais si, j’ai fini ma quête !
– Non, tu te trompes, il te manque le précieux…
– Le précieux quoi ?
– Le précieux renseignement… Le nom du joueur qui porte le précieux ballon…

Cela n’a pas été une mince affaire. Malgré mon physique de rugbyman à la retraite, je suis un vrai rat de bibliothèque. J’adore passer des heures à chercher un détail, une anecdote, un indice qui permet de rebondir vers un autre détail, une autre anecdote, un autre indice… Après avoir longuement erré sur les sites du Stade Toulousain, de la BNF (Bibliothèque nationale de France) et de son extension Gallica, j’ai pu mettre un nom sur le joueur qui court le long de la ligne de touche.

Il se nomme Adolphe Jauréguy. Il a 24 ans. Il est considéré comme l’ailier gauche le plus rapide et le plus insaisissable de l’époque. Il est international. Plus tard, après la Seconde Guerre mondiale, il deviendra sélectionneur de l’équipe de France. Il occupera, pendant plusieurs décennies, des fonctions importantes au sein de la Fédération française de rugby.

Sans le vouloir, complètement par hasard, je suis tombé sur une pointure. Un homme qui a voué une grande partie de sa vie au rugby.

Puisqu’elle est le point de départ, revenons à notre photo.
(Agence Rol – Numéro de référence : 72 825 – K 176 334).
Négatif de la photo sur verre. 13×18 cm.

Je ne peux pas m’empêcher de penser que tous les hommes qui sont sur cette photo ont connu, ont vécu et se sont battus pendant la guerre de 14-18. Et les voir courir comme des enfants après un ballon est un vibrant message d’espoir dans la nature humaine.

L’homme. Puis le soldat. Et pour recommencer à zéro, il faut revenir à l’enfance.

L’ailier gauche, Adolphe Jauréguy, court le long de la ligne de touche. Il vient de déborder son vis-à-vis. Quatre joueurs du Racing sont à sa poursuite. Ils sont très près. Il pourrait faire une passe à son coéquipier, le demi d’ouverture Henri Galau qui est juste derrière lui. Mais c’est une mauvaise idée. Adolphe le sait. Henri est coude à coude avec un joueur du camp adverse. À peine recevrait-il le ballon qu’il serait ceinturé et mis au sol. Maintenant, observons les regards de quatre joueurs. L’ailier gauche du Racing qui vient de se faire déborder. Henri Galau et son adversaire, côte à côte. Et enfin, Adolphe Jauréguy. Que regardent-ils ? La ligne d’en-but ? Non. Les quatre rugbymen regardent un joueur du Racing qui se situe hors-cadre de la photo. Deux possibilités, soit c’est l’ailier droit qui a traversé le terrain pour catapulter en touche l’ailier gauche du Stade Toulousain. Soit c’est tout simplement l’arrière du Racing qui attend Jauréguy au coin du bois. Étudions l’attitude corporelle d’Adolphe Jauréguy. Sa course n’est pas rectiligne, parallèle à la ligne de touche. Il a compris qu’il ne passerait pas. Son corps est incliné vers la droite. Il place son ballon côté gauche. Ce qui veut dire que l’ultime rempart du Racing-Club de France arrive de la droite. Ce qui pourrait étayer la thèse de l’ailier droit qui a traversé tout le terrain. L’ailier gauche du Stade Toulousain se dirige donc, à grande vitesse, vers son adversaire. Le mouvement, l’attitude et le placement du ballon semblent indiquer qu’Adolphe Jauréguy va tenter un cadrage débordement. Un des plus beaux gestes du rugby. Qui peut laisser le joueur adverse tétanisé sur les talons, paralysé le nez dans le gazon. Pantin désarticulé le long de la ligne de touche.

Est-ce qu’Adolphe Jauréguy a marqué l’essai à l’issue de cette action ? Je ne sais pas. Je n’ai pas trouvé d’article avec le compte-rendu du match. Ce n’est pas grave. L’important, c’est la beauté du geste. L’intelligence et la compréhension immédiate du jeu. L’instant lié à l’instinct qui s’appuie sur la technique. L’important, c’est d’apercevoir l’arbitre en chandail, casquette sur la tête. Et ce joueur du Stade Toulousain, un dénommé Larrieu, avec son béret vissé sur le crâne. Autres temps, autres règles. Mais toujours, le rugby.

Un sport qui ne privilégie pas le but, l’objectif mais la tentative, l’essai…

Philippe TOUZET

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Auteur de théâtre, scénariste de fictions radio, président des Écrivains associés du théâtre (E.A.T) de 2014 à 2019, Philippe Touzet tient une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle depuis janvier 2021, intitulée : « Arrêt Buffet ».



 

 

 

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