Heurs et malheurs du monde

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Dans son dernier roman, Quichotte, paru chez Actes Sud, Salman Rushdie amuse son lecteur d’une épopée baroque aux accents très modernes fustigeant les travers de notre monde qui implose, le délecte d’une satire picaresque de Trumpland faisant de son anti-héros un révélateur de la bêtise humaine. Quichotte est un roman sensationnel et opulent qui pose la question de la frontière entre réalité et fiction.

Quichotte, un personnage

Salman Rushdie s’empare de la figure mythique de Don Quichotte pour en faire un personnage de roman dans son propre roman, né de l’imaginaire d’un certain Sam DuChamp. Sous la plume de Cervantès, Don Quichotte, faut-il le rappeler, est un hidalgo de la Mancha qui s’auto-adoube chevalier et parcourt l’Espagne afin de combattre le mal et protéger les opprimés, perché sur son vieux Rossinante et flanqué de son naïf écuyer Sancho Panza, ses pensées dédiées à une paysanne qu’il ne rencontre jamais, Dulcinée du Toboso, qu’il aime d’un amour éperdu et fidèle. Le Quichotte de Salman Rushdie partage avec son modèle les délirantes hallucinations et la passion amoureuse pour une femme inaccessible sauf qu’ici, il s’agit d’une star de la télé-réalité droguée et soupe au lait. Il n’a point de cheval mais une Chevy Cruze, une Chevrolet déglinguée ; il n’y a point de moulins à vent mais la télévision à laquelle il est accro et qui lui envoie des messages subliminaux. Notre Quichotte est un flamboyant anti-héros dans la peau d’un voyageur de commerce à la retraite.

« Jadis vécut, à de nombreuses adresses temporaires sur le territoire des États-Unis, un voyageur d’origine indienne prenant de l’âge tandis que reculaient ses facultés mentales et qui, du fait de son amour pour les programmes télévisés ineptes, n’avait, durant sa vie, passé que trop de temps à s’en gaver à l’excès à la lumière jaunâtre de chambres de motels sordides, ce qui avait engendré chez lui une forme particulière de troubles cérébraux. Il dévorait les émissions du matin, celles de la journée, les talk-shows nocturnes, les soaps, les sitcoms, les films diffusés sur Lifetime Movies, les séries médicales, policières, les séries à base de vampires et de zombies, les aventures de ménagères d’Atlanta, du New Jersey, de Beverly Hills et de New-York, les idylles et les brouilles de princesses de pacotille et de shahs autoproclamés, les ébats d’individus ayant acquis la renommée par la seule exhibition des charmes de leur nudité, le quart d’heure de célébrité accordé à de jeunes personnes largement suivies sur les réseaux sociaux en raison d’opérations de chirurgie esthétique leur ayant permis d’acquérir un troisième sein ou de se faire retirer une côté de façon à pouvoir imiter les formes impossibles de la poupée Barbie de chez Mattel ou même, plus simplement, en raison de leur aptitude à capturer une carpe géante dans un endroit pittoresque vêtues d’un simple string quasi inexistant. »

Salman Rushdie, Quichotte, Actes SudLa frontière entre la réalité et la fiction devient à un tel point indiscernable qu’il est persuadé d’être un citoyen à part entière de ce monde de l’écran « qui, selon lui, lui prodiguait ainsi qu’à tout un chacun les principes moraux, sociaux et pratiques en fonction desquels tout homme et toute femme devraient mener leur vie ». Son but ultime est de ravir le cœur de Miss Salma R., convaincu qu’elle est son âme sœur – « il serait son ingénieux gentilhomme […] son véritable, parfait, preux chevalier ». Mais il n’est pas idiot au point de penser qu’elle va succomber sans préambule à la déclaration d’un homme sorti d’on ne sait où. Il va devoir lui prouver qu’il est digne d’elle et commence à lui envoyer des missives enchanteresses. N’est-on pas, au fond, dans l’ère du « Tout-Peut-Arriver«  ? Et puis, le but de l’Univers n’est-il pas « l’accomplissement d’un seul amour, unique parfait » comme l’ont montré les précurseurs de sa quête : Jason, messire Galaad, Rama, Mario le plombier, Dante Alighieri ?

Pour ce faire, l’irréductible Quichotte sait qu’il lui faut traverser sept vallées – inspirées de La Conférence des oiseaux du mystique persan Farid al-Din Attar –, allégories des étapes à franchir pour découvrir son moi profond. Dans la première, il abandonne dogmes, croyances et incroyances pour s’ouvrir à la possibilité de l’impossible ; dans la deuxième, la Vallée de l’Amour, il se déleste de toute contingence pour laisser place à l’Amour pur ; dans la troisième, la Vallée de la Connaissance,  il se défait du savoir et de la raison – est-ce un problème ? ; dans la quatrième, la Vallée du Détachement, il renonce aux liens avec le monde et à ses désirs, à l’exception de celui bien sûr dont la Bien-Aimée est l’objet ; dans la cinquième, il apprend l’unicité du monde ; dans la sixième, la Vallée de l’Émerveillement, il rencontre l’Amour parfait ; dans la septième, la Vallée de la Pauvreté et de l’Annihilation, au-delà de l’espace et du temps, il sera à même de vivre heureux pour l’Éternité. Voilà le plan alléchant dans lequel il se lance avec innocence et un optimisme qui frôle l’absurde, en compagnie de Sancho – oui, il y a bien un Sancho, mais un fils, celui qu’il n’a pas eu et qui se matérialise après un obscur rituel de vœux, officié au milieu de nulle part une nuit pleine d’étoiles filantes.

« Sa quête était-elle autre chose qu’un effort pour extraire du monde son sens caché et ainsi obtenir pour lui-même la fin heureuse à laquelle il aspirait si désespérément ?« 

SamDuchamp, un écrivain

Sam est le double de Salman Rushdie et le maître d’œuvre de la mise en abyme, enchâssant l’histoire de Quichotte dans sa propre histoire – ou est-ce l’inverse ?

« Peut-être cette étrange histoire était-elle une version transformée de la sienne. Quichotte lui-même aurait pu dire, s’il avait été au courant de l’existence de Brother (ce qui était impossible, naturellement), qu’en fait l’histoire de l’écrivain était la version modifiée de sa propre histoire plutôt que l’inverse et il aurait pu affirmer que cette vie ‘imaginaire’ était le récit le plus authentique des deux. »

Sam, alias « Brother » parce qu’il a une « Sister », est né à Bombay « des années et des années auparavant, lorsque la mer était propre et que la nuit était sûre », d’un père propriétaire d’une célèbre bijouterie et d’une mère à la tête de ‘Gâteaux&Antiquités’, là où l’on trouve les meilleures pâtisseries de la ville et des trésors en provenance de toute l’Asie du Sud. Ses parents se séparent quand il a dix ans, sa sœur cinq, pour se remettre ensemble dix ans plus tard. Brother est alors à l’université de Cambridge et les liens avec sa sœur se distendent jusqu’à la rupture quand ses parents lui refusent des études à l’étranger. Elle part malgré tout, profitant de l’adoration et de l’argent d’un vieux peintre, et devient, à Londres, une avocate réputée, défendant les droits de l’Homme et les droits civiques – « Être avocate dans une époque sans foi ni loi, c’est comme être clown au milieu de gens dépourvus d’humour : soit totalement inutile, soit absolument essentiel. »

Dix-sept ans après leur dernier échange, assez acerbe, n’est-il pas temps de faire la paix ? Ou y a-t-il des paroles, des actes, des conduites impardonnables ? Parallèlement lui sera donnée l’occasion de renouer avec son fils, Son, qui s’est éloigné de parents trop occupés d’eux-mêmes.

Sam DuChamp a abandonné le genre policier qui lui est familier pour tenter d’écrire son grand-œuvre et démêler les fils de sa vie. Chaque homme a son propre graal…

À travers lui, Salman Rushdie pointe les travers d’une société qui implose et qui court avec célérité vers sa fin. Il dénonce une culture-poubelle, ce vide abyssal qui lave le cerveau, les débordements suscités par les réseaux sociaux, le cyber-harcèlement. Il aborde la question du racisme ordinaire de différentes façons, tous ses personnages ayant des origines indiennes. Il pointe les dérives d’un système où le marché des drogues dures s’épanouit sous couvert de laboratoires pharmaceutiques ayant pignon sur rue, où certains prophètes s’enrichissent en mettant à profit les déroutes et les peurs actuels – Elon Musk se laisse deviner derrière le personnage d’Evel Cent, P.D.G. d’une société technologique, opportuniste et prétentieux.

Difficile de démêler le vrai du faux dans une société tellement habituée « à porter des masques qu’elle est devenue aveugle à ce qu’ils cachent » alors que « chacun d’entre nous participe à deux histoires en même temps. La vie et l’époque. Il y a notre histoire personnelle et l’histoire, plus vaste, de ce qui arrive autour de nous. Lorsque les deux connaissent simultanément des difficultés, lorsque la crise personnelle rencontre la crise extérieure, les choses deviennent un peu dingues. »

Quichotte est un roman drôle et ironique, foisonnant et labyrinthique, dont l’architecture extravagante, cependant, ne nous perd jamais. Salman Rushdie ose tout et le talent qu’il y met est à la hauteur de son ambition. Il mêle avec bonheur les genres romanesques – road-movie, espionnage, S.F., romance – et truffe son texte de références littéraires, harmonieusement distillées pour le plus grand plaisir du lecteur : Collodi et son Pinocchio, Ionesco et Rhinocéros, Arthur C. Clarke et Les Neuf Milliards de noms de Dieu, etc.

Les phrases sont sinueuses, construites d’incises, bien rythmées, un mot en appelant un autre pour suivre le fil d’une pensée riche et qui file sans lâcher le lecteur. L’auteur passe avec aisance d’un personnage à l’autre, d’un point de vue à l’autre, nous régalant d’effets miroir et conduit sa narration de manière à constamment surprendre. Choisir, comme l’une des principales voix, un écrivain permet non seulement de suivre le travail de création mais aussi de réfléchir à la dichotomie réalité-fiction. La fiction est un art de liberté qui offre un éclairage sur la nature humaine, la société, le monde et l’histoire racontée est parfois plus sage que son narrateur. Nos vies ne sont-elles pas romanesques ? Nos récits ne s’arrangent-ils pas de la vérité ?

« C’était peut-être cela la condition humaine : vivre dans des fictions créées par des contre-vérités ou par la dissimulation des vérités réelles. Peut-être la vie humaine était-elle dans ce sens véritablement fictive, car ceux qui la vivaient ne savaient pas qu’elle était irréelle. »

Salman Rushdie pose la question de notre humanité, de ce qui définit un homme, et laisse entendre que, si les mots peuvent sauver, l’amour est le seul rempart à la misère humaine.

Stéphanie LORÉ

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Salman Rushdie, Quichotte, Actes Sud, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, 2020, 432 p., 23 €.

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