Hadewijch ou la quête inlassable de l’amour et l’abandon total au désir
Magnifique initiative que celle d’Albin Michel d’avoir fait traduire les Chants de la béguine flamande Hadewijch d’Anvers ! Les quarante-cinq poèmes, dont treize font l’objet d’une superbe reconstitution mélodique (CD), nous ouvrent un monde qui n’est qu’amour, désir, quête et don. Cette œuvre-monde, patrimoine sublime des Flandres et des Pays-Bas, ravira les amoureux de la poésie, de la littérature, de l’histoire et de la musique.
L’ouvrage original, en néerlandais, est l’œuvre patiente de Veerle Fraeters et Frank Willaert qui signent les nombreux commentaires, si denses et riches. La traduction – qui a nécessité un long travail – a été réalisée par Daniel Cunin.
Profession Spectacle a rencontré Frank Willaert, médiéviste, professeur émérite de littérature à l’université d’Anvers.
Entretien.
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Dans la passionnante introduction à l’ouvrage, Veerle Fraeters et vous résumez toutes les hypothèses qui se sont succédé sur l’identité de celle que nous connaissons désormais sous le nom de Hadewijch d’Anvers. Quels éléments sûrs avons-nous in fine la concernant ?
Nous ne disposons en réalité que de très peu de certitudes. Hormis ses œuvres, il n’y a pas de sources indépendantes qui nous informent sur la biographie de Hadewijch. Nous ne pouvons donc que nous fonder sur ses écrits. Or, dans ses chants, ses lettres, ses visions, elle ne raconte pratiquement rien sur sa vie personnelle. Celle-ci disparaît complètement derrière son unique thème : l’amour, la minne. Un seul de ses textes ouvre tout de même une lucarne sur sa personnalité historique : c’est sa « Liste des Parfaits », une annexe à ses Visions, dans laquelle elle énumère, plus ou moins dans l’ordre chronologique, ceux – et surtout celles – qui ont mené, mènent ou mèneront une vie d’amour parfait ici sur terre. Parmi les parfaits de son temps, elle mentionne une béguine qui a été exécutée par un « maître Robert ». Ce dernier doit sans doute être identifié avec l’inquisiteur dominicain Robert le Bougre, qui a sévi dans les anciens Pays-Bas en 1236 et en 1239. Il est donc probable qu’elle a écrit sa Liste assez vite après que ce sinistre personnage a rempli ses pieux devoirs dans nos régions. Dans sa « Liste », elle mentionne aussi beaucoup de contemporains qui appartiennent aux marges de la société de son temps : beaucoup de femmes, dont des béguines, des recluses, des veuves et des vierges, beaucoup d’ermites aussi, et puis « un petit homme effacé », « un prêtre rejeté », « un maître à Paris, petit, oublié, seul dans une cellule ». Elle paraît donc avoir appartenu à ces mouvements semi-laïcs, semi-religieux, qui voyaient le jour en Lotharingie au cours du XIIIe siècle. La plupart des savants sont d’accord pour dire qu’elle a probablement été une béguine, avant que ce mouvement ne fût canalisé dans des béguinages, des paroisses séparées dans lesquelles ces femmes, qui n’étaient pas des nonnes et ne prononçaient pas des vœux perpétuels, menaient tout de même une vie religieuse. Ces mouvements semi-religieux se situaient dans les franges de la société et prônaient une vie qui était radicalement inspirée par l’Évangile, par la vie de Jésus et par ses apôtres. De plus, la prose de Hadewijch est très proche d’un petit traité mystique écrit par une prieure cistercienne, Béatrice de Nazareth, dont nous savons qu’elle vivait, comme Hadewijch, dans le duché de Brabant. Béatrice mourut en 1268 et l’on peut supposer que Hadewijch était sa contemporaine. Tout cela nous permet de situer ses activités littéraires, assez vaguement il est vrai, dans le second tiers du XIIIe siècle. Dans une source qui, hélas, ne remonte qu’au XVe siècle, Hadewijch est appelée « de Antverpia », d’où l’hypothèse, probable mais impossible à prouver, qu’elle était originaire d’Anvers. Cette ville n’est située qu’à vingt kilomètres du prieuré de Nazareth, qui se trouvait près de la ville de Lierre. Comme deux des quatre manuscrits hadewigiens mentionnent une « dame Nazareth » dans la Liste des Parfaits, on ne peut pas exclure que ces deux auteures mystiques se soient connues.
Les manuscrits des Chants ont été découverts en 1838 dans la bibliothèque de Bourgogne, aujourd’hui bibliothèque royale de Belgique. Plus de cent quatre-vingts ans après, une édition intégrale vient de voir le jour en français, dans une traduction inédite. Quelle place occupe Hadewijch d’Anvers dans la littérature médiévale, qui justifie selon vous un tel engouement ?
Cet engouement s’explique selon moi aussi bien par la qualité de ses œuvres que par le radicalisme avec lequel elle prône son idéal de l’amour absolu. La littérature néerlandaise est encore très jeune au XIIIe siècle ; nous n’avons que très peu de textes qui peuvent être datés avant elle. Et soudain, nous avons là une écrivaine qui écrit avec une maîtrise et une passion qui n’ont guère été surpassées dans toute notre littérature. Elle sait par ailleurs marier son discours mystique avec des thèmes qui appartenaient à la littérature profane de son temps, ce qui rend ses textes moins monastiques, peut-être plus reconnaissables pour les profanes que nous sommes. Le fait que Hadewijch était une femme a sans doute créé, durant ces dernières décennies, un regain d’intérêt pour ses œuvres parmi les spécialistes des gender studies, de la théologie féminine, de l’histoire des femmes etc., surtout en Amérique : elle partage cette attention avec d’autres (béguines) mystiques comme l’Allemande Mechthilde de Magdebourg ou l’Hennuyère Marguerite Porete, qui, condamnée pour hérésie, fut brûlée vive sur la place de Grève à Paris en 1310. Mais il convient de souligner qu’en France aussi, à partir d’environ 1970, et donc déjà avant l’éclosion des gender studies américaines, des psychanalystes comme Jacques Lacan ou Luce Irigaray, dans son Speculum de la femme de 1974, se sont intéressés à Hadewijch, qu’ils ont surtout connue à travers l’excellente anthologie que le chartreux Jean-Baptiste Porion a consacrée aux poèmes de Hadewijch dès 1953. Plus récemment, l’écrivaine Jacqueline Kelen a consacré un livre entier à la béguine brabançonne : Hadewijch d’Anvers, ou la voie glorieuse, paru chez Albin Michel en 2011.
Vous écrivez qu’elle est imprégnée de « littérature mystique d’expression latine » et de « poésie courtoise ». Or elle fait le choix de la langue vernaculaire, qualifiée aujourd’hui de moyen néerlandais ou de brabançon. Comment expliquez-vous ce parti pris ?
Hadewijch doit certainement avoir eu une connaissance assez bonne du latin, car son discours est fortement influencé par des auteurs latins comme Bernard de Clairvaux, Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Mais elle écrivait avant tout pour un public essentiellement composé de femmes qui, comme elle, n’appartenaient ipso facto pas au clergé et ne connaissaient donc pas ou peu le latin. Or ses lectrices aspiraient bel et bien à vivre une vie religieuse dans le monde, en accord avec le message de l’Évangile et en union avec le Christ. Ce n’est que lorsque des laïcs s’émancipent et veulent mener une vie inspirée – surtout par les cisterciens d’abord, les ordres mendiants après –, que dans les langues vernaculaires de l’Europe occidentale, et donc aussi en néerlandais, naît une littérature mystique.
Si l’on conçoit bien l’intérêt littéraire d’une telle publication, qu’est-ce que de tels écrits mystiques peuvent apporter à notre Occident, sept à huit siècles plus tard ?
Je crois que beaucoup de gens se rendent compte de ce que le bien-être matériel ou les plaisirs passagers ne peuvent pas donner un sens à leur vie. Ce sens peut en revanche se trouver dans la rencontre amoureuse, qui exige qu’on ose lâcher ses certitudes et se lancer à la recherche de l’autre. Ce thème se trouve au cœur de l’œuvre de Hadewijch. Je crois donc que ses textes répondent à un besoin que beaucoup de nos contemporains éprouvent au plus profond d’eux-mêmes.
Entrons dans le vif de l’œuvre : comment sont structurés ces Chants ? Un ordre donné préside-t-il à leur édition telle qu’on la connaît aujourd’hui ?
Le premier et le dernier chants sont des textes macaroniques, c’est-à-dire qu’ils combinent deux langues, le néerlandais et le latin. Le premier chant se lit comme une allocution de bienvenue : dans le refrain, l’auteure souhaite mille fois salut (Vale, vale millies) à ceux ou celles qui l’écoutent, mais à la condition qu’ils s’abandonnent complètement à l’amour. Le dernier chant, dont les vers latins sont empruntés à une séquence latine, se termine également sur un souhait, à savoir de « bien mourir », bene mori, c’est-à-dire dans un abandon total à l’amour. Entre ce premier et ce dernier chant, les textes se suivent sans ordre apparent, ou, pour être plus prudent, nous n’avons pas su découvrir jusqu’ici une structure dans le recueil. Pratiquement, chaque chant commence par une évocation de la saison, le plus souvent le printemps, comme dans les chansons des troubadours et trouvères. Les sentiments qu’évoque la saison sont mis en parallèle, mais plus souvent contrastés, avec ceux de l’amant. Ensuite, le poème oscille constamment entre la joie et la douleur, l’espoir et la crainte, tout comme dans les chants des trouvères, mais avec cette différence qu’exhortations aux amants ou strophes didactiques alternent constamment avec des passages à la première personne. Les chants de Hadewijch sont donc avant tout didactiques, ou, plus exactement, mystagogiques. Fondés sur l’autorité d’une « je » aimante elle aussi, ils fonctionnent comme un art d’aimer mystique. La plupart des chants se terminent par une reprise ou tornada, courte strophe qui répète un thème central du chant.
La grande thématique de Hadewijch, tout au long de ses Chants, est celle de la minne, terme que Daniel Cunin a décidé de conserver en moyen néerlandais dans l’introduction et qu’il traduit par « amour » (la haute amour, la fine amour…), mais au féminin, dans les poèmes. Que recouvre un tel vocable ?
Hadewijch elle-même fournit la réponse dans sa lettre 25 : « La minne est tout. » Le mot minne chez elle est une nébuleuse sémantique qui désigne à la fois l’amour que Dieu porte aux humains et l’amour avec lequel l’être humain répond à cette invitation divine. Mais le mot peut aussi désigner Dieu même ou l’être humain tout enflammé d’amour pour Lui. L’amour est aussi une force, qui régit Dieu et l’univers entier. Souvent, il est impossible de donner à ce mot un sens plus ou moins précis : le mot devient plutôt un geste qui désigne une expérience qui échappe à toute compréhension. D’où des phrases enivrantes comme « amour honore amour avec amour » (chant 8), « amour qui aime d’amour » (chant 17), « si l’amant aimait avec le pouvoir d’amour, il deviendrait bientôt amour avec amour » (chant 20) ou « l’amour accueille l’amour avec l’amour » (chant 36).
Quelles sont les lignes de force de ces quarante-cinq chants ? Ou plus exactement, quel chemin Hadewijch souhaite-t-elle tracer en elle-même et dans les cœurs de ceux qui écoutent ou lisent ses paroles ?
Hadewijch s’adresse à ceux et celles qui se sentent appelés par l’amour de Dieu. Au début, cet amour ne paraît être que douceur et suavité : les amants ne ressentent que des transports de joie et d’amour. Mais après un certain temps, on ne sent plus la présence de l’Amant divin, Il ne paraît plus être là. Commence alors une quête difficile et souvent désespérée, au cœur de laquelle l’amant découvre que l’Autre ne se soumet plus à son bon plaisir, qu’il doit s’ouvrir toujours plus à ce Partenaire divin qui se dérobe néanmoins. En effet, ce dernier transcende par définition les capacités d’aimer de l’être humain. L’amour ne peut donc se limiter à une jouissance complaisante, mais exige que l’amant reparte toujours à la recherche de ce Dieu indomptable. Ce n’est donc pas la jouissance qui définit l’amour, mais le désir. D’où l’importance de l’image de la quête chevaleresque dans la poésie de Hadewijch. Comme le jeune chevalier arthurien, l’amant doit abandonner le confort d’une vie paisible et s’abandonner à l’aventure, advienne que pourra. C’est cette quête qui le fait croître dans l’amour. Cette quête ne s’arrête jamais ; après de courts épisodes de satisfaction, elle recommence sans cesse. La poésie de Hadewijch est non seulement un avertissement contre une fausse conception de l’amour qui n’est en fait qu’autosatisfaction, mais aussi une incitation à toujours se dépasser dans la recherche de l’Autre.
Dans sa lettre 22, citée partiellement dans l’épais dossier que la revue Nunc a consacré à la mystique brabançonne, Hadewijch dit que « quiconque veut comprendre Dieu et le connaître tel qu’Il est […] doit être tout entier à Lui […] au point d’être tout Lui et d’être sans soi-même » (p. 59). Cette connaissance mystique, qui consiste en un don total à Dieu et que nous retrouvons régulièrement dans les chants, n’est-elle pas une négation totale de soi ? Ne conduit-elle pas à un fanatisme sans raison ni volonté propre ?
Il serait faux de conclure de ce texte que l’amant humain renonce à la raison ou à sa volonté. Il ne s’agit pas d’abandonner ses capacités, mais de les laisser se remplir, pour ainsi dire, par Dieu, qui est Amour. Il s’agit d’abandonner tout ce qui détourne de Lui, en premier lieu tout amour propre, et de vivre (et d’agir !) entièrement sur le rythme de Celui qui n’est que Bonté, Sagesse et Amour. Pour Hadewijch, c’est en effet devenir, ici sur terre, ce qu’on a toujours été en Dieu, de retrouver l’image dans laquelle Dieu nous a créés, recouvrer l’état dans lequel Dieu nous a voulus de toute éternité.
Quelle vision de la femme offrent in fine de tels chants ?
À vrai dire, elle n’y parle que très peu de son sexe : une fois seulement, elle s’identifie comme une ellendech wijf, une misérable femme. En néerlandais, à la différence du français, les articles, les adjectifs ou les participes ne varient pas en fonction du genre des noms et pronoms avec lesquels ils se combinent, ce qui a d’ailleurs imposé des choix difficiles à notre traducteur Daniel Cunin. Quand Hadewijch dit « vous » par exemple, est-ce qu’elle s’adresse à un groupe de femmes, à des hommes ou à un public mixte ? La grammaire du néerlandais ne nous renseignera pas. En revanche, il est frappant qu’elle choisisse des images « masculines » pour décrire l’amant : celui-ci apparaît souvent comme un chevalier, qui se bat, frappe des coups durs, tournoie, tombe de son cheval, traverse des gués etc. A contrario, l’Amant divin s’identifie très souvent à l’amour personnifié, minne, qui est un mot féminin en néerlandais, et qui apparaît en conséquence sous les traits d’une dame, d’une maîtresse, d’une reine, etc. La situation des femmes en tant que telle n’est cependant pas un thème dans ses chansons, même si nous pouvons supposer que le cercle auquel elle s’adressait était avant tout composé de femmes, comme nous essayons de le démontrer dans notre introduction.
Enfin, j’aimerais terminer notre entretien par une question plus personnelle, qui ne s’adresse plus au médiéviste chevronné mais au lecteur actif : qu’est-ce qui vous a particulièrement marqué et touché dans son œuvre, qui n’a pas été évoqué dans notre entretien ?
C’est tout d’abord la force inattendue de cette poésie, ce jeu avec les rythmes, les allitérations, les assonances et les rimes qui m’a séduit. Le raffinement aussi avec lequel Hadewijch a su combiner plusieurs types de discours – le grand chant courtois des trouvères, les hymnes et séquences latines, les grands auteurs mystiques cisterciens et victorins, le roman arthurien et la lyrique courtoise, la Bible (en particulier le Cantique des Cantiques et, surtout, le livre de Job) – et ainsi créer un tout nouveau registre qui est unique dans la poésie médiévale. Je dois ajouter aussi que le fait que nous ayons réussi, avec l’aide indispensable de feu notre ami Louis Grijp, à reconstituer les mélodies de plusieurs de ces chants a été une source de grande joie. Je n’oublierai jamais l’émotion qui s’est emparée de moi lorsque, pour la toute première fois, j’ai entendu deux chansons de Hadewijch chantées par la soprano Suze van Grootel lors d’un festival de musique ancienne à Utrecht. Quant au message de Hadewijch, j’ai surtout été impressionné par la sagesse avec laquelle elle m’a appris que l’amour ne s’épuise pas dans la possession, mais qu’il implique nécessairement un dépassement de soi et un désir toujours renouvelé. Elle m’a enseigné que l’amour est et reste toujours une quête, une grande aventure, et que le vrai bonheur sur terre réside là.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
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Hadewijch, Les Chants, édition de Frank Willaert et Veerle Fraeters avec une reconstitution des mélodies par Louis Peter Grijp, traduction du (moyen) néerlandais par Daniel Cunin, Albin Michel, 2019, 416 p., 24 €
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