Grand des Hauts, Grand des Bas : la culture aux abonnés absents
Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur des sujets notamment en lien avec l’ESS.
[Tribune libre]
Si vous appartenez au monde de la culture ou du spectacle, et que vous avez lu la lettre que le président Macron vous a envoyée (mais pas qu’à vous, à tous les électeurs), vous avez bien entendu remarqué que le mot « culture » n’y figure qu’une seule fois. Et encore ne s’agit-il que de justifier les prélèvements fiscaux :
[L’impôt] permet de verser aux plus fragiles des prestations sociales mais aussi de financer certains grands projets d’avenir, notre recherche, notre culture, ou d’entretenir nos infrastructures.
La phrase n’est pas très claire. La culture financée par l’impôt se réduit-elle aux « grands projets » comme les salles de concert ou les œuvres plastiques qui ornent certains de nos ronds points, ou bien il n’y a de « grands projets » que d’avenir et c’est alors toute la culture, dans son intégralité, que la fiscalité porte à bout de bras. Dans un cas comme dans l’autre, notre président nous brosse une vision bien simpliste des dépenses publiques consacrées à la culture.
Quant aux quatre-vingt-deux questions censées résumer et structurer le « grand débat » à venir, n’y cherchez pas le mot culture ; il n’y figure pas une seule fois. Ceci étant, il en est de même pour le sport, les loisirs, le tourisme ou les activités associatives. L’éducation et la défense ne sont pas mieux loties. Mais restons-en à la culture, aux arts et au spectacle. Ces activités, qui sont au cœur du « superflu plus que jamais nécessaire », entretiennent avec les circuits de financement public des rapports anciens, profonds, souvent opaques et parfois pervers. S’il y a bien un domaine où le peuple est en droit de revendiquer d’avoir voix au chapitre, c’est celui-là. Le maintenir a priori à l’écart du grand débat, n’est-ce pas affirmer qu’il doit rester confiné à un petit nombre d’experts, de fonctionnaires et de politiques, seuls à même de juger de ce qu’il faut subventionner ou non ?
Je ne sais pas si la thématique des « droits culturels » va vraiment dans le sens d’un meilleur contrôle populaire de la dépense culturelle publique. C’est possible, mais pour cela il faudrait que la notion de public (au singulier, ou au pluriel ? le « grand public », ou les seuls amateurs éclairés ?) vienne clairement rejoindre celle de peuple. Ou, dans un premier temps, englober l’ensemble de la population des consommateurs de produits culturels, ceux qui les payent et ceux qui se les font offrir par la société. Or, sur ces points, ceux qui s’affirment les plus progressistes sont souvent les plus élitistes…
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Il y aura deux façons de réagir. Soit, se scandaliser de cet « oubli » et venir en force réclamer que la culture et son financement soient réintégrés au grand débat. Soit, se féliciter de rester à l’écart de parlottes dont on n’attend rien et de n’avoir pas eu à perdre son temps. Le choix est une question de tempérament. Je commencerai par donner deux arguments en faveur de la seconde attitude.
Certes, ce grand débat est une première. Il y a bien eu, sur différents sujets, des « états généraux » mais qui n’ont jamais atteint l’ampleur de l’ambition affichée cette fois-ci. On ne pourrait donc faire de comparaisons valables avec les expériences passées. Je pense néanmoins que c’est possible, dès lors qu’on ne prend pas ces exemples dans l’univers des relations entre l’État et les citoyens, pour les raisons précitées, mais dans celui de l’entreprise, là où l’on a cherché à mettre en place un « projet participatif » impliquant sous différents noms l’ensemble du personnel à qui il était demandé de phosphorer sans retenue sur tous les aspects de la stratégie, du management et des conditions de travail. J’ai également le souvenir de démarches en tous points semblables menées au sein de l’administration. On n’est certes pas dans la même échelle que le « grand débat », mais le procédé est comparable, dans la mesure où tout le monde est impliqué et qu’il n’y a pas de « tabous ».
Or il s’est avéré que, malgré toutes les précautions prises, ces grandes démonstrations collectives de créativité n’ont pu échapper à au moins deux des malédictions connues de tous les animateurs de dynamique de groupe : d’une part l’appauvrissement systématique, à chaque niveau de synthèse, de la diversité du matériau de départ, et d’autre part la mainmise de la direction des opérations par les participants chez qui l’exercice a révélé des talents et des goûts de manipulateur, et qui en viennent rapidement à privilégier l’art pour l’art, c’est à dire le plaisir de la domination du groupe, au détriment de la direction prise par le projet. Autrement dit, je suis certain à l’avance de l’échec du Grand Machin.
Ce d’autant plus que j’ai pu constater à plusieurs reprises que ces beaux projets ne portent pas bonheur, comme si le mauvais sort avait pris un malin plaisir à s’acharner sur les entreprises qui les ont portés. Telle banque, dans l’euphorie des années fastes, avait fait naître chez ses collaborateurs l’illusion collective d’un bonheur professionnel partagé et sans limites ; la faillite des Lehman Brothers a fait s’affaler le château de cartes patiemment élaboré, et porté au paroxysme la cruauté du sauve qui peut chacun pour soi. Tel service en mal être existentiel avait cru s’être remis d’aplomb après deux années d’introspection acharnée ; un redécoupage ministériel sans pitié a tout rendu caduc du jour au lendemain, provoquant un découragement général allant jusqu’à la dépression de quelques-uns. Tel groupe industriel, grisé par un afflux inattendu de commandes, avait mis en place un plan d’intégration ambitieux de ses nouvelles recrues, passant par une redéfinition complète de son identité d’entreprise autour de « valeurs » modernes et motivantes ; après avoir réorganisé sa communication sur un nouveau nom et un nouveau logo, il était victime d’une OPA et sauvagement redécoupé puis vendu par pièces.
Alors, on a beau ne pas être superstitieux, on se méfie tout de même…
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Mais je ne veux pas oublier celles et ceux qui voudraient, à l’inverse, donner sa chance à ce grand débat et y participer. Supposons donc qu’ils aient réussi à y faire réintégrer la culture et qu’un bon accueil leur ait été réservé. Je ne leur donnerai qu’un conseil, qui est plutôt un cap à adopter et à conserver, et qui pourra se décliner en de multiples manières : imposer la convivialité.
Si tant de réunions officielles baptisées de concertation manquent leur but, c’est qu’on s’y ennuie ferme. Souvent, un cadre froid, gris et triste suffit à lui seul à garantir l’échec d’une opération. Beaucoup d’organisateurs ne pensent même pas que quelques rafraîchissements feront plus pour l’efficacité de leur réunion que le plus fourni des ordres du jour. Il faut le leur faire savoir. Souvenons-nous du succès, au dix-neuvième siècle, de la formule dite des « banquets républicains », si redoutablement efficaces.
Quand les ventres sont creux, les idées sont creuses !
Et ce serait également l’occasion de multiplier spectacles adaptés pour la circonstance, expositions légères, prestations de musiciens (apaisantes, non intrusives, mais dynamisantes…). Ainsi, le monde de la culture et du spectacle s’imposerait naturellement, et je pense avec une grande facilité, comme un élément catalyseur du succès, une composante indispensable, sinon du grand débat tout entier (ne rêvons pas trop…), du moins de certaines de ses opérations. Bon courage !
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