Gerrit Achterberg, un poète entre folie meurtrière et élan mystique
Meurtrier, suicidaire et fou, Gerrit Achterberg est l’un des enfants les plus terribles des lettres néerlandaises. Les éditions Corlevour viennent de publier une anthologie de sa poésie, dans laquelle Éros livre son éternel combat à Thanatos. Une vie choquante, doublée d’une œuvre magistrale sur l’impuissance, la souveraineté du divin, la douleur de la perte, l’essentialité de la poésie.
Si Gerrit Achterberg est un enfant terrible des lettres néerlandaises, connu pour ses débordements, un meurtre commis, des tentatives de suicide et divers internements, il est aussi un poète qui a suscité l’admiration de ses pairs, une admiration récompensée de plusieurs prix. Les éditions Corlevour nous offrent de découvrir, avec le recueil L’ovaire noir de la poésie, celui qui était – selon son ami et poète Eduard Hoornik – « un fétichiste des mots », au fil de sa poésie à l’aura mystique et religieuse dans laquelle Éros livre son éternel combat à Thanatos.
Un sentiment tenace d’incomplétude
Gerrit Achterberg est né le 20 mai 1905 à Neerlangbroek, petit village au sud-est de la province d’Utrecht, dans une famille d’obédience calviniste. Fortement marqué par cette doctrine théologique, le poète intègre la Parole à son œuvre, des thèmes, des lieux et des figures bibliques. En 1924, il devient instituteur dans un bourg près du Rhin et publie sa première plaquette de poèmes.
La même année, il rencontre celle qui deviendra sa femme, deux décennies plus tard, Cathrien van Baak. Elle rompt en effet en 1927 après que Gerrit l’a menacée d’un revolver avant d’exprimer, pour la première fois, des envies de suicide. Ses relations amoureuses sont marquées par une violence irrépressible, Gerrit Achterberg semble avoir des difficultés à s’allier eu monde extérieur – « Je suis un étranger » – et éprouve un sentiment tenace d’incomplétude. Bep van Zalingen, une consœur avec laquelle il s’est fiancé en 1930, rompt deux ans plus tard. Cette même année, il est accusé d’atteinte à la pudeur sur l’une de ses élèves et fait un premier séjour en clinique psychiatrique. Il ne reprendra jamais sa fonction d’enseignant, tiraillé entre sa vocation de poète et la réalité d’un métier quelconque, pôles qu’il estime inconciliables.
Il est arrêté en 1933 et interné pour tentative de meurtre sur la personne de Bep van Zalingen. En 1937, devenu gratte-papier à Utrecht, il assassine sa logeuse qui a refusé ses avances et blesse la fille de celle-ci. Après six mois de prison, Gerrit Achterberg, considéré comme pénalement non responsable, est interné en institutions psychiatriques. Dès 1943, il bénéficie d’un régime de semi-liberté, avec une mesure de mise à disposition du gouvernement. En 1943, il épouse son premier amour, Cathrien van Baak, et fait une première lecture de poésie en public. En 1949, il reçoit le prix P.C. Hooft, le plus prestigieux aux Pays-Bas. Son œuvre est récompensée de quatre autres prix, dont le prix national des Lettres en 1950 et le prix Constantijn-Huygens en 1959. Il meurt d’un infarctus le 17 janvier 1962.
Homme tout feu tout flamme, sans filtre, incapable de tenir ses démons en respect – la colère, la jalousie, l’alcoolisme –, Gerrit Achterberg est l’écrivain d’un seul genre, exclusivement poète, viscéralement poète, illustrant les mots d’Yves Bonnefoy : « La poésie a le secret du mal dont souffre l’être parlant. » Gerrit Achterberg écrit en un acte compulsif l’impuissance, la souveraineté du divin, la douleur de la perte, l’essentialité de la poésie.
Thanatos, Éros
Le thème de la mort traverse toute la poésie de Gerrit Achterberg, « cet orient illimité » où se reposer des craintes. Rien de sombre dans sa vision puisqu’il s’agit de s’unir à la femme aimée, ce « vous », absente ou défunte.
« Nous voici deux en une sculpture
Je ne suis plus seul en vie
Votre mort nous traverse l’un l’autre«
encore :
« Quelle douce union
vous et la mort et moi !
Dire que pour atteindre cette paix
l’amour n’a rien eu à sacrifier«
La séparation n’est pas triste, les mots du poète ayant la force de ressusciter l’aimée, le pouvoir de transformer l’inorganique en organique. Le mot est fertile, procrée du néant – « utérus du mot qui s’ouvre, se fend, pour vous laisser vous écouler en un chant ».
« De nouveau face aux péripéties
de la vie, je découvre en tout lieu
les premiers signes de votre amour
Jamais je ne vous ai mieux aimée. »
Le corps de la femme aimée est redevenu vent et terre, « chant non encore né » que le poète remet au monde, qu’il veille « dans les horizons nés à l’heure / où nous nous sommes trouvés ». Le poète voit des horizons, nés de l’amour, et non des frontières infranchissables, de ces limites qui séparent et anéantissent – « On dirait que, pour une fois, Dieu s’est trompé / vie et mort se glissent, l’une dans l’autre, un jour durant / lequel nous appartiendra désormais à nous deux ». Éros a gagné le combat contre Thanatos en ceci qu’Orphée ne sauve pas Eurydice mais qu’Orphée EST Eurydice, le « je » est l’autre en une intime fusion de mots qui ont le pouvoir de suspendre la mort – « Dans la beauté vivante du poème, la mort en tant que telle est suspendue » (Gerrit Achterberg).
« J’ai habité dans votre cœur
avec une ville, dormi dans la mer
australe de votre giron
Mon désir s’étire vers vous
en des lignes maritimes, éveillé
au sortir de centres de la faim
bateau après bateau s’étend
dans votre direction, en route
sur la carte vide de mon cœur. »
Le divin
Des motifs chrétiens, emblématiques, essaiment l’œuvre de Gerrit Achterberg : la Trinité, la Résurrection – « Nous sommes un phénomène obscur / tant que dans notre existence ne / se lève la lumière du Saint-Esprit ». Dieu est omniprésent et omniscient face à l’homme impuissant, à genoux, qui « à jamais [on] s’illusionne » – « l’amour vient de Dieu / et Dieu est amour. Ainsi soit-il ». Il y a chez Gerrit Achterberg une foi sincère et confiante – « Béni soit tout ce qui meurt / et participe au mystère / aveugle de la découverte / de la deuxième éternité« – qui coexiste avec un hubris certain, celui de rendre vie avec ses mots, en une mystique poétique – « Je cherche la parole avec laquelle Dieu a créé le monde ».
« […] puissè-je trouver à chanter
dans un matériau céleste
pour les voleurs, les putains, les chiens
les meurtriers tout ensemble…
et moi-même en particulier. »
La poétique
Si la poésie de Gerrit Achterberg se veut mystique, elle se pare aussi de lucidité – « on sait ce qu’on oublie en échange / de ce qui s’offre au regard ». Les mots sont teintés d’ambivalence, pétris de noirceur ou porteur de lumière.
« De poésie possédés
assaillis de démons
les mots pourrissent
à leur naissance
les chants devenant charognes pour les chiens. »
Cette ambivalence se retrouve dans le titre du recueil, L’ovaire noir de la poésie : l’ovaire symbolise la pré-vie, est promesse fécondante de reproduction, mais il est noir, donc entaché de mort, de désespoir et de deuil. Il peut cependant être vu comme matière chaotique, opaque, où couvent le feu divin et un potentiel éveil. Il revient au poète de mettre de l’ordre dans ce chaos. Le langage possède une force structurante qui rassure et organise ce qui est dispersé, qui vainc l’abîme en un acte de foi créateur – « gel des sens et sentiments / en un cristal lexical – l’objectif de toujours ». La poésie est matière nouvelle née de la mort de la femme aimée – « tout ce qui vous constituait naguère / se presse par ma voix dans son existence », « le langage vous tient assemblée dans l’alphabet ».
La poésie de Gerrit Achterberg épouse des formes variées – apostrophe, pastiche à clef, épopée, lamento, etc. – qui toutes tendent à façonner du réel, qui toutes ont une vocation salvatrice – le poète désire ceci à sa mort :
« posez
tous mes poèmes à mes pieds
forces grâce auxquelles je me relèverai«
Elle est, telle la vie, traversée de champs de forces multiples, symbolisés par des couleurs : le rouge – d’un « bouton de bakélite », du visage de l’aimée – est feu divin en même temps qu’Enfer, il est amour mais aussi passion destructrice, vie mais aussi sang répandu, mort ; le bleu – d’un mois, de mensonges, de sépulcres – est couleur céleste, signe de fidélité, de sagesse, de pureté, de vérité ; le vert – comme l’oubli – est espoir, hasard de chance ou de malchance, symbole de la terre nourricière et d’élan vital. Tout mot est un « pollen sucré » qui fertilise la terre.
Une vie choquante, une œuvre magistrale
Les actes immoraux dont Gerrit Achterberg s’est rendu coupable ont créé une polémique quant à la bonne réception de son œuvre, d’autant plus qu’il a clamé n’éprouver nulle culpabilité, se disant poussé à la violence par un « esprit noir », allant jusqu’à écrire dans son poème ‘‘Fer’’ : « Nous sommes sans principes. » La question de savoir s’il est juste de séparer l’homme de son œuvre revient sans cesse dans l’actualité ; elle est d’autant plus complexe concernant Gerrit Achterberg, tant son vécu biographique et son vécu littéraire sont intimement imbriqués. Le poète est construit par son œuvre de la même façon qu’il la construit.
S’il n’y a pas de réponse univoque à cette question qui mêle diverses dimensions – esthétique, morale et juridique –, il me paraît indispensable de considérer les qualités intrinsèques, profondément littéraires, de l’œuvre du poète. Faut-il bannir des musées, des bibliothèques, les œuvres des écrivains, artistes et cinéastes dont les opinions ou la conduite manquent d’acceptabilité sociale ? Ne risque-t-on pas de les vider ? Faut-il décrocher les toiles de Gauguin quand l’on sait qu’il abusait de ses jeunes modèles ? Faut-il censurer les paroles misogynes du rappeur Orelsan ? Les exemples sont pléthore. L’art doit rester une zone de non-droit, conserver ce rôle qui est de pousser à la réflexion, de provoquer, voire de flirter avec les limites. Quant à la sanction morale, faisons confiance au libre-arbitre du spectateur, du lecteur.
La vie de Gerrit Achterberg a choqué les consciences de son temps, son œuvre est magistrale. Elle en est redevable aux côtés excessifs du poète, à une certaine forme de folie qui lui permettent de mettre au jour cette part d’in-ouï qu’il y a en chacun de nous. Selon Stefan Hertmans, préfacier du recueil, la poésie de Gerrit Achterberg est un « véritable labyrinthe de masques et de camouflages […] un monde perdu, plein de contradictions, de choses et de voix menaçantes […] la poésie qui se fait toujours plus concrète à mesure qu’elle nous échappe. »
Je finirai sur ces mots de Roberto Juarroz, qui décrivent à la perfection la poésie d’Achterberg : la poésie est « une tentative risquée et visionnaire d’accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l’homme : l’espace de l’impossible qui parfois semble aussi l’espace de l’indicible ».
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Gerrit Achterberg, L’ovaire noir de la poésie, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, Éditions Corlevour, 2021, 142 p., 18 €
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