Frédéric Dieu : “La poésie est une façon d’être au monde, une manière de regarder les autres et de les aimer”
Magistrat, père de cinq enfants et poète, Frédéric Dieu vient de publier un beau troisième recueil, aux éditions de Corlevour : Seule chair. Il déploie une poésie de forme ample, qui porte en elle une quête de vérité à travers la chair, la vulnérabilité et la consolation.
Entretien avec Frédéric Dieu.
Comment avez-vous rencontré la poésie ?
Ma première lecture poétique marquante fut Rimbaud, surtout les proses : Une saison en enfer et Les illuminations. J’avais 17 ou 18 ans. Évidemment, j’ai vécu alors une sorte d’identification. Je n’ai d’abord rien compris à ce que je lisais mais j’étais envoûté par les phrases, les termes, et convaincu que la poésie était une grande aventure, une aventure du langage et de la vie. Chez Rimbaud, il n’y a parfois pas grand-chose à comprendre, il y a beaucoup de textes qu’il a écrits comme des manifestes, parce qu’il voulait quitter Charleville pour Paris et devait arriver dans la capitale avec quelque chose de radicalement neuf et de virtuose, où le sens n’était pas l’enjeu principal. J’ai été marqué par sa manière de combiner les mots, des mots simples pour donner quelque chose de complètement inédit. Puis j’ai aussi très vite rencontré la poésie chinoise et japonaise qui répondait à un besoin de nouveauté et d’étrangeté très fort chez moi.
Et pourquoi avoir choisi l’écriture poétique ?
J’ai commencé à écrire au même moment. Il y avait des choses en moi que je ne parvenais pas à exprimer autrement que par un langage spécifique, nouveau, qui n’était pas celui du roman ou de la pensée discursive. Il n’y a que dans la poésie que j’avais l’impression que les gens exprimaient une intimité et j’avais besoin de me lancer là-dedans. Elle me semblait le langage et la voix les plus personnels et directs pour exprimer une difficulté d’être au monde que je ressentais et ne pouvais pas partager avec mon entourage. Je portais en moi des désirs que je voyais comme des désirs un peu bizarres, que je ne sentais pas partagés par mes proches.
Ma relation avec ma famille est un peu ambivalente. Ce sont des gens simples, des immigrés qui ont beaucoup insisté pour que nous fassions des études, ce que certains d’entre nous ont fait. Ils se sont beaucoup sacrifiés pour nous, donc j’ai forcément une gratitude envers eux. En même temps, je me sentais différent d’eux. Les espèces de pensées ou de sentiments bizarres que j’avais, je ne me sentais pas de les exprimer dans ce contexte ; je ne me l’autorisais pas et n’en avais pas non plus envie. Ce côté un peu littéraire, poétique, j’en avais honte. Je le partageais avec un ou deux amis mais en famille, pas du tout. Je faisais ça dans mon coin, c’était mon secret.
Pour l’histoire, je me suis d’ailleurs enfui de chez moi à 17 ans et quand j’ai fugué, j’ai pris un gros sac à dos dans lequel j’avais mis quarante poésies Gallimard ! Dans mon idéal, il fallait que je parte de la maison pour être moi-même et pour être moi-même, il fallait que je lise de la poésie, sans forcément immédiatement en écrire d’ailleurs. J’avais trouvé ce dérivatif qu’est pour moi la poésie. Je dirais même que ce fut mon premier lieu de liberté. Quand j’allais chez ma grand-mère que j’adorais, j’allais la voir à vélo dans le Pas-de-Calais ; depuis Lille, ça me faisait une petite trotte, et je prenais le temps, je m’arrêtais, lisais quelques pages d’un recueil de poèmes, regardais le paysage une demi-heure, trois quarts d’heure, puis repartais. Je laissais tout aller.
Est-ce toujours ainsi aujourd’hui ?
Oui, quand je suis entre un point de départ et un point de destination, que ce soit dans la marche ou en train, je rêve… Le temps de mon voyage est un temps de pérégrination, de vagabondage intellectuel et sensoriel. Ce n’est pas du caprice non plus. C’est simplement être à l’écoute de ce que l’on sent être essentiel pour soi, et pas seulement pour soi, car c’est aussi être à l’écoute de ce que, « par l’intermédiaire » de sa propre personne, l’on sent être essentiel du monde. C’est ce qui fait le lien entre le monde et soi. Quand on est dans cet essentiel pour soi, on est aussi en prise avec ce qui est le plus important dans le monde, dans la vie. On est pleinement dans la vie, on est réellement, intégralement en vie. Tout simplement, il y a aussi le fait que l’on vit et crée avec ce que l’on a reçu et ce que l’on a pratiqué comme talent
Je suis très sensible à la musique, j’aime en écouter mais sans avoir pratiqué moi-même. Dans ma famille, les enfants n’apprenaient pas d’instrument ; on n’en aurait jamais eu l’idée. Donc je n’ai pas développé cela et si ça se trouve, j’en aurais été incapable. Je ne suis donc pas musicien. Mais ce que j’ai trouvé comme moyen de m’exprimer est passé par la lecture, puis par l’écriture, car c’était facile d’accès. Par ce chemin j’ai pu accéder à une certaine forme de musique sans jouer d’un instrument !
Votre écriture a une forme longue, un rythme très lent, contrairement à la poésie haïku que vous appréciez tant. Que dire de ce temps que vous prenez à déployer votre poésie ?
J’aime effectivement beaucoup les formes brèves un peu fulgurantes comme celles des haïkus. C’est quelque chose que je retrouve aussi chez des figures très marquantes pour moi : Jean Follain ou même Guillevic pratiquent des formes très brèves. Guillevic arrive même à écrire tout un livre de poèmes avec deux ou trois vers par pages. Quand Fabrice Hadjadj a écrit la postface de mon premier recueil, il a mentionné cela. Il savait que j’aimais bien ces formes brèves, que lui appelle « miniatures ». Il note justement le paradoxe entre mon inclination pour cela et la forme que j’emploie dans mon écriture et qui ne correspond pas du tout à ce que j’aime chez les autres. C’est ce qui manifeste que la forme à laquelle je recours est bien de moi, elle est bien personnelle. Si elle n’avait pas été aussi personnelle et impérieuse, j’aurais été tenté de copier ces formes brèves.
Pourquoi donc cette forme longue ou ample ?
Je pense que la première raison se situe dans le temps de l’écriture. Quand on écrit, il faut se sentir bien, heureux, dans un éveil plein et joyeux. C’est un premier critère. Si je me sens bien dans ce temps d’écriture, de vérité pleine vis-à-vis de moi-même, de transparence à ce qui m’est le plus personnel et au monde qui m’entoure, alors j’ai envie que ce temps dure. Je fais durer le plaisir, la joie d’être dans cette vérité. Pour cela, je chemine dans une forme de « ressassement » mais aussi dans un mouvement qui se développe par amplification. J’avance, je marche, je retrouve des choses déjà vues mais peut-être un peu différentes, enrichies. Tout cela est une progression que j’ai envie de faire durer, car je me sens bien dans ce vêtement de l’écriture. Le vêtement est une image qui épouse bien mon rapport à l’écriture. Quand j’écris, je me charge de ce vêtement – c’est une charge légère – qui vient révéler l’intériorité. Ce n’est peut-être pas évident à comprendre, mais sous sa forme un peu développée, cela donne plusieurs couches de vêtements qui, loin de masquer la personne, révèlent au contraire sa vie intérieure. Du moins est-ce ce que j’expérimente. Par exemple, j’ai écrit vingt-cinq ou vingt-six petites compositions en sept vers de sept pieds. Eh bien quand je le fais, je ne me sens pas emporté par ce courant, par ce flux, ce fleuve qui est à la fois profondément moi et en même temps tellement plus grand que moi, plus vaste, plus ouvert. Or, c’est cela que je trouve dans la forme en versets sur cinq ou six pages : j’ai l’impression de prendre le temps d’aller vraiment nager et je ne m’arrête que lorsque j’ai l’impression d’être arrivé dans quelque chose de plus vaste – au large, là où nagent, où « croisent » la beauté et la vérité palpitantes.
On comprend bien cette question du mouvement lent, de cette écriture qui prend son temps. Ce rythme lent débouche aussi sur une forte impression d’espace, de volume ; je pense notamment au poème Défaire carrière, dans votre précédent recueil. Est-ce qu’on pourrait dire que vos poèmes édifient des lieux ?
Dans les deux premiers recueils, très certainement. Quatre ou cinq pages chez moi répondent aussi à mon besoin d’habiter dans mon poème. Il faut que ce soit une demeure. Cela ne contredit pas le vêtement, car pour moi, on y demeure aussi. Quand j’ai fini le poème, j’ai besoin de me dire : je me sens habiter là, je me sens bien dans cette demeure que forme le poème. La question de l’accueil d’un lectorat est secondaire. La première « vérification », la première récompense, c’est quand on pense l’avoir bien fini et que l’on se dit : j’ai posé une demeure, je m’y sens bien, et dans ce lieu, dans ces mots et ces phrases qui sont là sur la page, je me sens en vérité et en prise avec la vérité du monde. Chaque poème est une demeure qui m’est propre. Cela, le petit poème ne peut pas me l’apporter. Cela n’enlève rien à sa légitimité, il peut être fabuleux, mais ce n’est pas la même chose : on n’élit pas une demeure dans ces formes brèves comme dans des formes plus longues. Cette forme ample que j’affectionne, c’est comme d’enfiler une pèlerine qui devient une seconde peau.
Dans quelle poésie, avec qui vous reconnaissez-vous ?
Il y a quelques poètes dont je me sens proche, mais ce n’est pas tant une question d’écriture que de personnalité. Ce dont je me sens proche, c’est la façon d’être au monde et de l’appréhender qu’ont certains poètes, comme Michaux par exemple. Sa perception de la blessure du monde, son humour et son ironie très forte avec son sens du tragique me rejoignent plus que son écriture elle-même, que je n’apprécie justement pas particulièrement. Il y a par ailleurs des écrivains comme Beckett dont c’est plutôt l’écriture qui m’est proche. Cette langue très crue, qui va directement à l’absurde pour dire la douleur comme une sorte de cri permanent, traduit une radicalité, une rudesse, un désespoir dont je me sens très proche. Je pense notamment à ses Nouvelles et Textes pour rien qui m’ont beaucoup marqué. J’aime aussi beaucoup Guillevic pour sa forme brève – entre autres. C’est quelqu’un à qui, et de qui, on disait qu’il parlait comme Dieu. Il fait parler les choses à la première personne. Par sa voix « de l’intérieur », le mur, l’arbre, le bois s’adressent à l’homme en disant « je suis ». C’est comme Dieu entendant toutes les paroles, comme origine et réceptacle de toute chose. Il y a également, bien sûr, Follain chez qui j’apprécie tout ce qu’il écrit sur l’enfance. Dans ses poèmes et ses proses, par exemple dans L’épicerie d’enfance et dans Tout instant, j’aime cette faculté qu’il a d’accoler un événement très ténu de la vie quotidienne avec une référence historique ou universelle. Un de ses poèmes parle d’une servante qui fait tomber une petite épingle ; la matière de ce poème, c’est son souvenir d’enfant, il se souvient encore du bruit que fait l’épingle en tombant ! Il y a chez Follain une poétique de l’accident, une esthétique de l’infime tremblement dans lequel se loge, se cache et se révèle tout autant la vie, dans son perpétuel renouvellement. Une phrase de Tout instant ne m’a jamais quittée : « Pas une feuille ne frémit avec la même intensité depuis le début du monde. »
Du point de vue de l’écriture, quelles sont vos influences ?
Il y a toujours Beckett. Dans L’expulsé, il est question de gens qui mordent la poussière sous toutes ses formes. J’aime le propos et sa manière charnelle, aride, de le traiter. Je crois que j’ai fait mien quelque chose de cela. Isabelle Solari, qui a édité mes deux premiers recueils, me disait qu’ils appréciaient ma façon de dire très ciselée et crue, ce côté frontal, fort et véridique, malgré ou par la gravité – au sens du « sérieux » et de l’attraction terrestre – du propos… Pour cela d’ailleurs, ma lecture du Livre de Job a aussi été décisive. Mais Beckett a très probablement aussi influencé ma forme en versets, inspirée de la prose. Je n’ai pas une écriture poétique au sens traditionnel du terme. En fait, je ne sais même pas si je suis poète, au sens du genre littéraire auquel se rattache cette qualité ! D’ailleurs, dans Seule Chair, je ne voulais pas qu’il y ait écrit Poèmes, je préférais que ce soit intitulé Poésie, car poésie a un sens beaucoup plus large. Au sens grec, c’est la création, le faire très matériel, qui engage beaucoup plus largement la personne. Un poème, c’est quelque chose de situé sur une page, avec un début et une fin. La poésie, c’est bien plus que cela : c’est un état de vie, une façon d’être au monde, avec les autres, une manière de les regarder et de les aimer. Poèmes pour moi, c’est un peu mièvre. Mais ce n’est pas grave, peu m’importe finalement la catégorisation de ce que j’écris : textes, proses ou poèmes. Je prends aussi appui sur des écrivains que je n’apprécie pas particulièrement mais dont la forme m’intrigue et m’intéresse. Je sais par exemple que mon écriture s’inspire de celle de Péguy par ses versets et cette manière de ressassement. La première fois que j’ai envoyé un recueil à Jean-Pierre Lemaire, il m’en a parlé. Il y a Pierre Oster aussi qui écrit sous forme de versets virgiliens, dans une forme qui rappelle les Bucoliques et les Géorgiques.
Une grande unité se dégage de votre poésie. La question de la chair, de la sensorialité, y a énormément d’importance. Je veux dire qu’on vit vraiment votre poésie par les canaux des sens, comme une expérience corporelle. Dans votre poème intitulé « Premier-né », par exemple, il y a ce souffle qui éteint la suffisance et l’amertume ; on sent le souffle sur la joue, on voit vaciller la bougie. Et en même temps, on comprend qu’aucune de ces images n’est là uniquement pour elle-même, elles portent un sens profond. Comment parvenez-vous à cette unité ?
D’abord en vérifiant si je sens dans le texte, en le lisant, tout ce que je sens en moi. Est-ce que, dans le texte, il y a tout ce qu’il y a à l’intérieur ? Cela peut paraître idiot mais c’est vraiment une première épreuve et c’est pour cela que je retravaille beaucoup mes textes. Même si c’est parfois très marginal, sur des petites choses, c’est toujours dans l’idée que je dois pouvoir revendiquer pleinement mon vêtement qui m’est aussi intime que l’intérieur de moi-même et qui est en même temps le visage et la parole que je présente au monde. Le texte publié, c’est moi, c’est ma maison. Je peux tout assumer car j’ai tout retravaillé. Il n’y a pas de choses que je laisse passer, qui soient approximatives à mes yeux. Là aussi, c’est peut-être une influence du côté juridique, comme certains l’ont dit de Follain à cause de sa langue extrêmement précise [Jean Follain (1903-1971) fut avocat, puis magistrat, NDLR]. Il y a une tournure d’esprit qui fait que je me retrouve probablement dans le langage juridique et sa précision des termes. C’est le propre des poètes aussi. C’est ce mot-là et pas un autre pour exprimer une chose, et si c’est un autre qui sort d’abord, en relisant, on va sentir que ce n’est pas abouti. Il y a une exigence. Cela doit restituer ce que je sens corps et âme. Car cela va au-delà des purs sens. C’est une unité globale qui inclut la relecture des sens mais aussi le sceau d’un sentiment profond, d’une conscience profonde d’être dans la vérité. C’est un peu prétentieux mais, en réalité, on n’écrit pas si on ne pense pas être dans la vérité dans ce que l’on écrit, même si l’on peut bien sûr se tromper. Si je ne pense pas qu’il y a une sorte de mariage, d’union entre vérité, beauté et bonté, je n’écris pas.
Cela implique qu’il y ait une confiance dans la capacité de l’homme à rencontrer son monde, ainsi qu’une confiance dans le langage ? C’est inaudible aujourd’hui !
La remise en cause du langage est quelque chose d’assez convenu dans les études littéraires. Il est vu comme mutilé, incapable d’exprimer la vérité. Personnellement, ces auteurs structuralistes que j’ai pu étudier en classe préparatoire – Roland Barthes, Gérard Genette et d’autres – me laissent complètement froid. C’est intéressant analytiquement, mais dans cette méfiance envers le langage qu’ils ont instillée comme idéologues, à côté des écrivains qui l’ont explorée dans la pratique, il y a quelque chose de faux. Le poète Philippe Mac Leod dit que des gens reprochent au langage sa pauvreté, mais pour lui, ce n’est que le reflet de la pauvreté de leur vie intérieure. Cela me semble assez juste. Et pour cette raison, j’apprécie chez des poètes comme Richard Rognet cette façon d’écrire comme avant. Ils ne pratiquent pas ce démembrement du langage, cette torture de la langue, cette déconstruction du vocabulaire. Ils aiment les mots, les reçoivent, les accueillent.
Il est certain que la vie intérieure peut avoir une part d’indicible et que le silence nous permet de rencontrer quelque chose de plus mais, tout de même, le langage est un don merveilleux avec lequel on peut faire plein de choses. Philippe Mac Leod a justement écrit un texte qui s’appelle Habiter les mots, où il relie le langage au Verbe. Le langage pour lui aussi est un don qui, dans sa capacité de nommer les choses, est une participation à l’œuvre créatrice, une participation à l’œuvre de Dieu. Personnellement, quand je nomme une chose, je ne sens pas que le langage me fait défaut. Il me paraît juste et aller droit au but comme une flèche qui atteint sa cible, de sorte que l’idée d’une incommunicabilité m’est étrangère et me laisse complètement froid. La promesse de la poésie – et elle la tient –, sa révélation, c’est que les mots ont une force de libération incroyable, une force de vérité. Ils sont là pour dire la vérité. Parler, c’est pour dire la vérité !
Quelle est la progression de votre œuvre, sa dynamique ?
Il y a, je pense, une progression dans l’intériorité et l’intimité. La charge d’intimité qui s’exprime est de plus en plus importante. C’était déjà le cas dans Matière à joie. Je me demande d’ailleurs parfois si ce n’est pas trop impudique. En général, les gens qui me lisent ne me restituent pas quelque chose de l’ordre de l’impudeur, mais certains m’ont dit que c’était « très intime quand même », et cela m’a gêné. Dans le dernier recueil, c’est justement pour cette raison qu’il y a des textes nés d’un thème et d’un « cadre » plus extérieurs : c’est le cas de L’automne à Saint-Maur-des-Fossés et de Dominus flevit ; j’ai extériorisé le cadre, quitte à y remettre des choses intimes. Mais la question primordiale est de savoir si l’écriture est juste – y compris au sens musical –, si l’intimité qu’elle livre me relie à l’universel, parce que, s’il ne s’agit que de se gratter les plaies, si cela ne me relie pas à celui qui me lit et ne résonne pas avec le monde d’un timbre universel, alors cette écriture n’a absolument aucun sens. S’il est vrai que j’ai une écriture qui dévoile des choses très intimes, là où d’autres le font peut-être moins, je fais néanmoins confiance à la rigueur de mon travail, en relisant beaucoup mes textes pour corriger ce qui doit l’être.
Avez-vous une méthodologie spécifique à la relecture ?
Il faut relire à des moments différents de la journée et dans des contextes variés. Si, chaque fois, on peut se dire que cela tient la route, alors il faut se fier à son goût, à sa raison et à ses sens. Je crois que j’ai une instance en moi qui tirerait la sonnette d’alarme si je faisais fausse route ! Quand j’envoie le livre à l’éditeur, je n’ai aucun doute sur le fait que je ne pouvais pas faire mieux. En revanche, une fois que c’est publié, que l’objet est là, on est plus fébrile.
Pourquoi ?
On interprète tout, les réactions, les absences de réactions… C’est un moment où l’on devient hypersensible car il y a toute notre personne dans le livre ; en tout cas, c’est ce que je pense pour ma poésie, donc le moindre commentaire est porté sur toute ma personne. C’est ma personne que l’on juge. Mais c’est strictement le moment de la publication qui provoque cela, et il n’est pas essentiel. L’essentiel est dans ce qui précède, le travail d’écriture. Et aussi dans ce qui suit : quoi qu’il arrive, on sait qu’on a envie de continuer à écrire, parce qu’on en a besoin. Et le livre précédent finit par prendre sa juste place dans l’histoire et le déploiement de l’écriture.
Quelles sont les thématiques majeures qui traversent votre œuvre ?
Il est essentiellement question de notre vulnérabilité et de notre blessure « d’expulsé », d’où l’influence de Beckett encore une fois. C’est la blessure qu’on nous inflige en nous mettant au monde, dans un monde hostile, comme chez Michaux. Mais une fois que cela est dit, que fait-on ? Pour moi, il est aussi question de fécondité à l’intérieur de cette souffrance et cela, je l’explore avec les yeux de la foi. Mais attention, la foi ne doit pas intervenir de manière artificielle et donner une solution toute faite, facile. C’est aussi pour cela qu’à choisir, je préfère une écriture dure et crue, désespérée, plutôt qu’une solution trop facilement plaquée. Je veux rester dans cette crudité, dans cette nudité, où il y a une part de vérité mais pas toute la vérité, car il y a le travail de la grâce ou, si l’on préfère, l’évidence et l’élan de la bonté. Mais écrire sur le travail de la grâce ou l’évidence de la bonté n’est pas facile. Un bon texte doit mettre les deux, accueillir simultanément la blessure et la consolation, le baume. Ce serait accueillir le fait que le monde revêt les deux, unis l’un et l’autre dans le même temps. Ce n’est pas d’abord la blessure et ensuite le rachat, de manière artificielle. Il y a autant la douleur que la consolation de la douleur. Cette coexistence et cette solidarité manifestent la beauté, dans sa force de révélation. Dans la poésie, il y a une forme de quête de la vérité, même si ce n’est pas avec les outils de la philosophie : cette quête ne peut pas d’emblée affirmer l’issue de la quête, sans quoi elle manque à son office, tout simplement.
L’évocation du passé dans votre poésie n’a pas de caractère nostalgique. Il semble que le passé n’est pas passé. On en retrouve la fraîcheur du présent, son bourgeonnement avec ses promesses. D’où vient cette force, cette vitalité dans l’acte de mémoire ?
On me dit pourtant aussi que c’est assez mélancolique… Mais cela part, je pense, de quelque chose de très naturel d’abord : une bonne mémoire. Je me souviens de tas de choses, de détails. Ensuite, il y a la façon dont je vis les choses, dans l’espérance et tout simplement dans l’accueil de la vie. Et puis l’écriture révèle en elle-même l’actualité du passé. Elle démontre, trouve, réalise et exprime que le passé n’est pas passé. Le passé est en acte ; il n’est pas mort, il est vivant. La charge de vérité et le poids d’existence du passé sont aussi importants que ceux du présent. On pourrait se situer du côté du mémorial, où il se passe pour moi quelque chose de l’ordre du renouvellement de la confiance dans les choses qui se sont passées et qui nourrissent tellement le présent que je les accueille de nouveau quand elles rejaillissent à ma mémoire. Je me souviens de plein de choses agréables. Tout cela est aussi présent que mon présent de maintenant et autant chargé de vie et de valeur.
Votre poésie ne s’apitoie jamais. Dans Dominus flevit par exemple, le texte embrasse la douleur, totalement, sans en écorner la réalité, et en même temps nous porte au-delà. Est-ce le désir de fécondité qui vous donne cette liberté, ce « supplément d’âme », ou une forme de volontarisme ?
Le volontarisme est l’écueil à éviter à tout prix. Il est contraire à la raison d’être de la poésie. La progression que je cherche ne peut pas recourir de manière artificielle à ce volontarisme. L’apitoiement, je n’aimerais pas qu’on le perçoive. Il y a en moi un désir et un amour de tout ce qui porte une fécondité et cela est valable dans ma vie en général, pas seulement dans mon écriture. Il ne peut pas y avoir que la blessure. Au fond, c’est une vérité inscrite en chaque être, la certitude que la vie est plus forte que la mort. Elle n’est pas artificielle, facile, conventionnelle, mais elle est ancrée au plus profond de l’âme de chacun d’entre nous : encore faut-il écouter la voix qui la porte. La poésie est ce « porte-voix ». C’est comme cela qu’il faut pouvoir le dire et c’est comme cela qu’il faut l’écrire, pour faire appel à cette certitude inscrite en chacun de nous, cet élan vers la vie qui meut chaque personne. On peut s’appesantir sur les douleurs par habitude de s’arrêter dessus, mais l’élan vers la vie, il est universel.
Propos recueillis par Pauline ANGOT
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Frédéric Dieu, Seule chair, Corlevour, 2021, 80 p., 15 €
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Crédits photographiques : Pierre Gelin-Monastier