“Fille, femme, autre” de Bernardine Evaristo : Terre plurielle
Douze voix de femmes, anglaises et noires, se font entendre dans le nouveau roman de Bernardine Evaristo, Fille, femme, autre, paru aux éditions Globe, qui a reçu le prestigieux Booker Prize en 2019. Elles se fondent en une symphonie harmonieuse, une chorégraphie souple pour exprimer le poids des différences dans la construction de soi et définir ce qui fonde notre humanité. Beau et essentiel.
Dans ce roman polyphonique où douze vies se croisent, s’entremêlent, se font écho, le personnage d’Amma sert de fil rouge, de point charnière à partir duquel s’articulent et se déploient les multiples destins. Amma a la petite cinquantaine et a conservé son style vestimentaire « j’m’en tape », « toute l’année ses dreadlocks oxygénées entraînées à se dresser comme des bougies sur un gâteau d’anniversaire ». Elle a vécu en marge pendant des années, « rebelle balançant des grenades sur cet establishment qui la rejetait / jusqu’au jour où le courant dominant se mit à absorber ce qui passait avant pour de l’extrémisme et où elle se découvrit avide d’en faire partie ». Elle a le tempérament de son père, journaliste qui faisait campagne pour l’indépendance du Ghana et a fui avant d’être arrêté pour sédition. S’il voulait que la révolution améliore le sort des hommes, il restait figé sur des idées patriarcales et ne comprenait pas sa fille. Il est vrai qu’un fossé séparait cet homme né dans le Ghana de 1920 et sa fille née dans le Londres de 1960.
« ç’a dû être un tel traumatisme de perdre son foyer, sa famille, ses amis, sa culture, sa langue natale et d’arriver dans un pays qui ne voulait pas de lui«
Amma a appris que la confrontation n’est pas le meilleur moyen de se faire entendre, alors elle écrit et met en scène des pièces de théâtre, toutes à revendication féministe. Elle essuie beaucoup de refus polis avant l’arrivée d’une femme à la tête du National Theatre. Quand le roman s’ouvre, elle est à la veille de la première de La Dernière Amazone du Dahomey, point de convergence de la plupart des personnages de l’histoire.
Amma a toujours préféré les femmes sans toutefois s’attacher à une seule personne parce qu’il est inenvisageable pour elle d’être enchaînée aux désirs de quelqu’un d’autre. Quand le désir de maternité se manifeste, Amma conçoit sa fille Yazz avec Roland, un cher ami gay, ravi d’être père.
Féminismes
Amma veut que sa fille soit libre, forte et féministe. Elle l’éduque de façon fantasque, en électron libre. Tôt, Yazz fait preuve de lucidité. Elle a réuni ses amies d’université dans une bande qu’elle a appelée les Non-baisables, c’est-à-dire celles qui bossent dur pour obtenir de bons diplômes sans lesquels elles se feront « niquer / de toute façon elles se feront toutes niquer / quand elles quitteront l’université avec une énorme dette sur le dos et la perspective de la course délirante aux boulots, et le prix scandaleux des loyers qui signifie que leur génération devra retourner habiter chez ses parents pour l’éternité, ce qui les poussera à désespérer encore plus de l’avenir sans compter la merde de cette planète avec le Royaume-Uni qui va se séparer de l’Europe qui elle-même dévale la voie de la réaction et redonne du lustre au fascisme et tout ça est si cinglé que l’ignoble milliardaire éternellement bronzé a tellement abaissé le niveau intellectuel et moral en devenant président des Américains et fondamentalement tout ça veut dire que l’ancienne génération a TOUT DÉTRUIT et que la nôtre est cooondamnée / à moins qu’on arrache aux aînés leur autorité intellectuelle »
Cependant, le féminisme de sa mère n’est pas celui de l’incisive Yazz : « le féminisme c’est tellement grégaire, franchement, même être une femme c’est dépassé aujourd’hui, à la fac nous avions une activiste non-binaire, Morgan Malenga, qui m’a ouvert les yeux, je pense que nous serons tous non-binaires à l’avenir, ni mâles, ni femelles, qui sont d’ailleurs des prestations sexo-spécificistes, ce qui signifie que ta politique féminine, m’man, deviendra obsolète, et tant que j’y suis, que je te dise, je suis humanitaire, ce qui se situe à un niveau beaucoup plus élevé que le féminisme »
Une vision, certes extrême, par le prisme de laquelle l’auteure nous dit qu’il est important d’accepter de remettre en cause certains schémas, certains privilèges aussi prégnants qu’impensés. Elle ne généralise pas un clivage homme-femme, s’attachant à démonter les idées reçues, notamment avec son personnage de Nzinga, « une bâtisseuse lesbienne séparatiste féministe radicale » qui a une attitude patriarcale, réclamant obéissance de ses compagnes, considérant que son seul raisonnement est vérité et réagissant de façon très violente. Si le féminisme est politique et culturel, il est aussi moral, prônant justice et égalité. Le genre ne désigne pas des manières d’être opposées mais des manières différentes d’habiter son identité, son humanité.
Racismes
Il y a celui qui découle de l’exil quand vous êtes dans l’obligation vitale de fuir votre pays et que vous arrivez là où l’on vous méprise, là où vous êtes réduit à un stéréotype. La génération arrivée en Angleterre dans les années 1950-1960 a pris de plein fouet cette ambiance de rejet et de froide indifférence ; une génération qui a dû se refaire de zéro, lutter contre toutes les avanies.
« vous ne pouvez pas travailler ici […] vous ne pouvez pas manger ici […] vous ne pouvez pas boire ici […] vous ne pouvez pas dormir ici parce que votre couleur déteindra sur les draps, a dit la femme qui avait une pancarte à la fenêtre annonçant “chambres disponibles”, les gens étaient à ce point grossiers et ignorants en ce temps-là, ils disaient ce qu’ils pensaient et se fichaient du mal qu’ils faisaient parce qu’il n’existait aucune loi anti-discrimination / la seule chose que vous pouvez faire c’est partir d’ici et ne jamais revenir, nous a conseillé un policier à qui nous sommes allés nous plaindre«
Il y a le racisme, plus insidieux, que connaissent les enfants nés de cette génération, contre lequel ils ont décidé de lutter en vertu du fait que la couleur de peau n’est pas le reflet de caractéristiques plus profondes, que c’est le racisme, pétri de stéréotypes, qui a inventé la race, fait social, que la terre est plurielle.
« Megan était donc en partie éthiopienne, en partie afro-américaine, en partie malawienne, en partie anglaise / ce qui paraît bizarre morcelé ainsi parce que fondamentalement elle est juste un être humain complet«
Bernardine Evaristo a remporté le Booker Prize avec Fille, femme, autre, première femme noire à recevoir le prestigieux prix. La récompense couronne avec justesse un roman original, audacieux et ambitieux qui se veut une réflexion sur les différences et l’identité. Les femmes qui se racontent sont âgées ou jeunes, riches ou non, pessimistes ou pleines d’espoirs, croyantes ou pas, amoureuses d’hommes ou de femmes, ou tentant le trans-genre. Elles s’attachent à se réaliser contre vents et marées, luttant contre les discriminations – sexuelles, raciales, sociales, politiques, intellectuelles et autres. Les nombreux points de vue offrent des perspectives variées, permettent au lecteur de se glisser dans la peau de chaque personnage et de réfléchir à la notion d’identité, riche vivier d’ancrage familial, de croyances et de culture.
Fille, femme, autre est une ode à la tolérance, à la résilience et à l’amour. Avec tendresse, empathie et humour, dans un style voguant entre prose et poésie, sans afféterie et faisant fi des majuscules, l’auteure nous montre un chemin vers l’être ensemble car, dit-elle, « la littérature peut favoriser et exprimer notre humanité commune ».
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Bernardine Evaristo, Fille, femme, autre, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Françoise Adelstain, éd. Globe, 2020, 480 p., 22 €.
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