Memories of Sarajevo : Julie Bertin et Jade Herbulot aux prises avec l’Histoire et sa complexité
Olivier Py a choisi d’inviter cette année, pour la première fois à Avignon, le Birgit Ensemble, cofondé par les jeunes trentenaires Jade Herbulot et Julie Bertin. La troupe est constituée d’élèves d’une même promotion, récente, du Conservatoire national supérieur d’Art dramatique. Après Beliner Mauer : vestiges, qui ouvrait leur tétralogie intitulée « Europe, mon amour », les deux artistes présentent cette année les deux derniers volets du cycle : Memories of Sarajevo et Dans les ruines d’Athènes.
Ils sont tous nés entre 1986 et 1990, à l’époque de la chute du Mur de Berlin (thème de leur premier spectacle), à la veille des grands bouleversements européens provoqués par le traité de Maastricht, en 1992. L’idéal d’une Europe forte et unie, affirmée alors par les dirigeants de la nouvelle Union européenne, se trouve aujourd’hui mis à mal par les peuples et certains partis politiques eux-mêmes. Julie Bertin et Jade Herbulot partagent en partie cette déception collective, non pour y trouver un foyer de victimisation, mais comme levier à une création artistique engagée, en quête de lieux d’union.
Une scénographie simple et pertinente
Memories of Sarajevo raconte le paradoxe inhérent à la mise en place de l’Union européenne : pleine de velléités, elle se retrouve confrontée l’année même de son instauration au conflit qui débuta le jour même de la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine. Pris dans une lecture technocratique et efficace – donc inhumaine – des enjeux, les dirigeants se révèlent incapables de préserver la paix dans la région, chaque négociation conduisant inexorablement à un échec. Commence alors l’un des plus longs sièges de l’histoire contemporaine, d’avril 1992 à février 1996… 1374 jours, ni plus ni moins.
La scénographie conçue par Camille Duchemin, pour simple qu’elle soit, fonctionne parfaitement : un vaste bureau est situé en hauteur, où sont prises les décisions d’une Europe déconnectée, où sont signés les protocoles d’accord entre « belligérants ». Au sol, sous leurs pieds, une maison accueille les réfugiés de Sarajevo, prisonniers du siège, soumis aux restrictions alimentaires, organisant des fêtes improvisées entre deux coupures d’électricité, à la lueur fébrile d’une bougie.
Les comédiens revêtent tantôt les traits satisfaits d’un chef de l’État sûr de sa légitimité, tantôt ceux, souffrants, d’un Serbe, d’un Bosniaque ou d’un Croate.
Manichéisme naïf
Si elles revendiquent un regard subjectif de l’Histoire, les deux chefs de file du Birgit Ensemble se défendent néanmoins de tout parti-pris – notamment moralisateur. La frontière n’est certes pas mince entre les deux. Certains faits, discutés âprement par les historiens, se retrouvent affirmés unilatéralement, tel l’événement qui initia la guerre civile : les deux jeunes femmes parlent de milices serbes tirant sur la foule, quand la réalité même cette responsabilité prête à débat.
Si le spectacle n’est ainsi pas exempt d’un léger parti pris anti-Serbes, il choisit néanmoins de développer une autre opposition tout aussi discutable : il y aurait d’un côté les méchants dirigeants déconnectés ou prisonniers de leur idéologie nationaliste, de l’autre les pauvres gens qui n’ont rien fait pour mériter cela. C’est à se demander qui sont les électeurs et d’où viennent les oppositions entre peuples ! Il faudrait penser que les dirigeants sont bien puissants pour créer de toutes pièces des divisions qui n’existaient pas.
Cette relecture de l’Histoire se ressent dans la mise en scène. Les extraits entre dirigeants sont tantôt drôles, tantôt tragiques, souvent justes, bien pensés. Certes quelques passages font la part belle aux discours verbeux, mais ils s’intègrent dans un acte théâtral, souligné par la scénographique déjà mentionnée, porté par des comédiens d’une belle force.
Démission citoyenne généralisée
La question du titre anglophone pourrait d’ailleurs entrer dans cette logique, celle de manifester l’uniformité européenne et américaine, qui tente d’imposer ses règles à tous. Si l’Histoire est écrite par les vainqueurs, nul doute que celle de Sarajevo devrait l’être par les États-Unis, maîtres d’œuvre de l’accord signé à Paris. Il reste que, dans ce spectacle, l’Histoire n’est pas racontée par les vainqueurs, mais par des jeunes artistes proches des victimes, des vaincus. Comment comprendre ce titre qui sonne dès lors avec prétention ?
Dès qu’il s’agit d’entrer dans l’intimité des pauvres assiégés, le spectacle se transforme en une succession de témoignages sans force théâtrale. Pire encore, les discours se font insipides, d’une naïveté terrifiante : « Le problème n’est pas entre les gens, entre les Serbes et les musulmans… nous nous aimons tous, nous sommes gentils… tout ça, c’est la faute des politiciens… nous n’avons pas mérité cela… »
Sous couvert d’un engagement politique général, nous assistons à une démission généralisée des citoyens. De cette césure entre les « élites » – terme fourre-tout et auto-satisfaisant, comme l’a bien montré Michel Simonot dans La langue retournée de la culture – et le peuple naît une simplification pénible, celle d’un « nationalisme intransigeant » qui ne serait le signe de… rien. Qui a élu Slobodan Milošević en Serbie en 1986 et Franjo Tuđman en Croatie en 1990 ? Qui a justement mis à la tête de la Bosnie-Herzégovine les partis nationalistes des trois communautés : serbe, bosniaque-musulmane et croate ?
Politique & Culture s’embrassent
Les nationalismes ne se nourrissent pas de rien ; ils puisent leur sève de la culture – une culture circonscrite et nécrosée, incapable d’intégrer des éléments extérieurs, une culture communautariste, comme il y en a toujours eue.
Faute d’une force vitale susceptible de porter le propos et l’acte théâtral, les comédiens assiégés se retrouvent à entonner régulièrement l’un ou l’autre chant – dont la beauté suffit parfois à détourner l’attention vers la misère. Il faut croire que, dans un spectacle comme celui-là, il n’y a que la musique pour exprimer la souffrance indicible, tandis que les jours passent, projetés par un faisceau lumineux, dans l’impuissance générale.
Complexité objective et simplification humaine
De la division aux accords, en passant par le siège, Jade Herbulot et Julie Bertin enchaînent ainsi les scènes et les débuts d’action – qui attendraient parfois un prolongement intérieur. Certains passages sont d’une intéressante force visuelle, comme celui où les dirigeants plongés dans l’ombre, penchés au bord de leur piédestal, voient s’écrouler un à un les assiégés de Sarajevo ; certains se relèvent, pour chanceler à nouveau, écrasés par la rougeur de ce siège interminable.
À plusieurs reprises, et dès le commencement de la pièce, alors que des images d’archives sont projetées contre les murs de la maison, une Europe mythologique de mauvais goût traverse la scène. D’un lyrisme glauque, avec ces cils renforcés et sa couronne surannée, elle tend ses bras vers les victimes, les dirigeants, les spectateurs, comme les travesties maniérées de Pedro Almodóvar. C’est à se demander ce qu’elle vient faire là, elle dont on rappelle les origines orientales (libanaises) en signe – superficiel – de tolérance.
Si les metteures en scène ont su prendre en compte la complexité politique, objective, de la Bosnie-Herzégovine, si elles ont construit des scènes d’une belle qualité esthétique et d’un réel humour satirique, elles ont délaissé des pans entiers de sa complexité humaine, au-delà des simples divergences ethniques. Ce malheureux déséquilibre de fond se ressent de bout en bout dans le traitement scénique – faisant de Memories of Sarajevo, un spectacle bancal, bien que doté d’une belle distribution.
DISTRIBUTION
Conception et mise en scène : Julie Bertin et Jade Herbulot / Le Birgit Ensemble
Avec : Eléonore Arnaud, Lou Chauvain, Pauline Deshons, Pierre Duprat, Anna Fournier, Kevin Garnichat, Lazare Herson-Macarel, Timothée Lepeltier, Élise Lhomeau, Antoine Louvard, Estelle Meyer, Morgane Nairaud, Loïc Riewer, Marie Sambourg
Scénographie : Camille Duchemin
Musique : Grégoire Letouvet, Romain Maron
Lumières : Grégoire de Lafond
Vidéo : Pierre Nouvel
Son : Marc Bretonnière
Costumes : Camille Aït-Allouache
Assistanat à la mise en scène : Margaux Eskenazi
Production : Le Birgit Ensemble
Crédits photographiques : Christophe Raynaud de Lage
Informations pratiques
Public : à partir de 14 ans
Durée : 2h25
Facebook : Birgit Ensemble
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Tournée
- 9-19 novembre 2017 : Théâtre des Quartiers d’Ivry CDN Val-de-Marne
- 25 novembre 2017 : POC, Alfortville
- 2 décembre : Théâtre de Châtillon
- 12 décembre : Scène nationale d’Aubusson
- 16-18 février 2018 : Le Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique
- 3-4 mars 2018 : MC2 : Grenoble