Léopold Senghor et sa « Femme noire » : la Cour d’honneur prise aux entrailles
Angélique Kidjo et Isaach de Bankolé nous offrent une belle surprise, dans la Cour d’honneur du Palais des papes, pour clôturer ce 71e festival d’Avignon : Femme noire, titre d’un court poème de Léopold Sédar Senghor, rassemble plusieurs textes du père, du sage sénégalais, en hommage vibrant à la femme, en humble offrande à Dieu, pour la France, pour la Paix. Une langue sublime, avec ces nuances infimes qui font les grands textes, malheureusement brisée par des instants sympathiques mais si pauvres, aux relents de grand show.
Seul en scène, le guitariste Dominic James commence à jouer, tout en douceur. L’immense Cour d’honneur se fait le réceptacle de ce qui se fait de plus humble, à l’image de ses imposants retables, aux dorures exubérantes, destinés à recueillir à leur pied une miette de pain, l’hostie consacrée. Isaach de Bankolé s’avance lentement et se place sur le devant de la scène, la veste sur une épaule, un livre à ses pieds. Rien de plus, rien de moins.
Au cœur de l’Afrique
Les premiers mots jaillissent de sa voix grave, ceux de la Bible, plus précisément du Cantique des Cantiques, titre qui – en hébreu – est un superlatif : ce livre est, pour les Juifs et les chrétiens, le chant des chants, l’épithalame suprême, signe le plus parfait – dans les replis de la chair, scellé sur le galbe des hanches généreuses, des seins comme des tours d’ivoire – de l’alliance de Dieu avec le peuple élu, avec chaque homme.
L’extrait biblique achevé, la magnifique voix de la chanteuse béninoise Angélique Kidjo retentit, à la fenêtre du premier étage de la Cour d’honneur. La langue nous est inconnue ; nous sommes dans le cœur de l’Afrique, portés par ce souffle venu des entrailles de cette femme noire, Angélique Kidjo, de toutes les femmes noires, de la Mère Afrique.
Un dialogue s’instaure entre les textes de Léopold Sédar Senghor, déclamés par Isaach de Bankolé et les chants ancestraux, contemporains, immémoriaux. La performance est impressionnante : quelque deux mille personnes sont en train d’écouter une scansion poétique, sans artifice autre que quelques doux accords de guitare.
Silence religieux et présence féminine
Certes, certains commencent à s’endormir devant cette langue à la temporalité lente, contemplative. Certes encore, le jeu de lumières n’est guère évolué. Certes enfin, la belle voix d’Isaach de Bankolé peine à trouver une articulation à la hauteur, principalement dans la première partie du spectacle.
Il n’empêche : un silence fébrile s’est installé, qui tient du mystère – au sens religieux du terme. Une présence est presque palpable, celle du poète – fils, frère, époux, père, homme. Il célèbre la femme, non comme un mâle dominant rendrait apparemment hommage à celle qu’il souhaite in fine soumettre, mais comme un pauvre qui voit dans la femme le seul être susceptible de l’enrichir, de le faire grandir, de lui donner son humanité, de la naissance à la mort.
Angélique Kidjo, accompagnée du saxophoniste Manu Dibango, s’approche de l’homme et du public à mesure qu’elle chante et que son partenaire déclame les poèmes, dépeignant ses traits, sa chair, son visage. Elle le regarde longuement, tandis qu’il continue de la rêver, regardant au loin – le public, et le ciel étoilé qui nous recouvre. Elle lui fait écho, il n’entend pas encore. Ce n’est qu’au moment de lui céder la place qu’il lui étreint brièvement la main, avant de se placer contre un pilier, au fond de la scène.
La chute : de Léopold Senghor à… Enrico Macias !
Nous attendons le chant de la femme dans sa lumière. Au lieu de quoi, tout s’arrête brutalement. La diva aux trois Grammy Awards et aux multiples distinctions reprend le dessus, pour commencer un discours convenu à l’intention du public, sur le vivre-ensemble, la tolérance. Nous étions sur les cimes avec Léopold Sédar Senghor ; nous voilà brutalement plongés dans un dégoulinant sentimentalisme avec Enrico Macias. On peut trouver le chanteur sympathique ; il n’en demeure pas moins que « Enfants de tous pays » n’a pas la puissance de L’Élégie pour la reine de Saba.
Il manque la langue, la gravité d’une parole qui s’enracine dans la terre, dans un sol séculaire. Certaines formules sont plus que discutables : « Ce sont les circonstances qui font ce que nous devenons… » Et de blablater sur tout le monde il est gentil, tout le monde il est beau, etc., etc. Tandis que Sanghor faisait preuve d’une hauteur de vue catholique, Angélique Kidjo nous sert un prêche tout droit issu d’une mauvaise église évangélique. Le public est invité à crier : « Amen ». Et s’il ne le fait pas suffisamment à son goût, nous l’entendons prononcer cette parole surprenante : « On va recommencer cette célébration ». Laissons à chacun le soin d’apprécier le choix des mots.
Sympathique, mais inapproprié
Le public, debout à son invitation, se met à chanter un refrain rythmé, tandis que la diva se lance dans un contrechant et passe parmi nous. L’effet est immédiat sur les personnes présentes, soudain galvanisées. En un sens, ce temps sympathique (mais bien long) offre une dynamique autre que celle du spectacle – comme si la poésie ne suffisait pas à elle-même, sans un show plein de paillettes. D’une part il offre une respiration à ceux que la poésie fatigue ; d’autre part il résonne comme un aveu d’échec, en sectionnant l’ensemble en deux parties incompatibles.
Le rap qui suit, au demeurant fort sympathique (également), ne convainc pas non plus : le jeune MHD tente une actualisation qui n’a guère de sens – sinon le plaisir qu’a Angélique Kidjo de mettre en avant un jeune talent.
Distraits par cet intermède musclé, nous manquons le texte suivant : la temporalité dans laquelle est restée Isaach de Bankolé apparaît complètement inappropriée. Il faut le talent de chanteuse d’Angélique Kidjo, redevenue raisonnable et reconnectée aux textes de Senghor, pour redonner le rythme méditatif que le spectacle n’aura jamais dû quitter et qui risque fort d’être le seul souvenir d’une grande part du public.
Une prière dans la Cour d’honneur : un acte subversif ?
C’est alors qu’est projeté le visage de Léopold Sédar Senghor sur l’immense mur du Palais des papes. L’effet est connu, presque attendu. En bas à droite du portrait, la fenêtre ouverte, celle utilisée par Angélique- femme noire au début du spectacle, celle que vient de gagner Isaach-Senghor. Rien ne nous prépare à cet instant. Sa voix s’élève, pure, intense, articulée : « Seigneur Jésus, à la fin de ce livre que je T’offre comme un ciboire de souffrances… »
Une prière, dans la Cour d’honneur du Palais des papes. La symbolique, édifiante, apparaît presque comme subversive dans notre monde contemporain athée ou agnostique. Il n’est pas question de provocations visant l’intolérable pouvoir religieux ; il ne s’agit pas de faire de ces murs le signe d’une puissante asservissante, comme le désirait Satoshi Miyagi avec sa mise en scène d’Antigone. Il n’est question ici que de fraternité, au-delà de toute croyance : « Je vous salue tous d’un cœur catholique », s’écrie le poète, qui bénit ses frères en humanité, qui implore le pardon divin pour la France et « l’Europe blanche », qui ont massacré ses frères, cette France qu’il est tenté de haïr parce qu’il l’aime intensément, passionnément.
Un final au sommet du festival
Une prière des entrailles, qui met face à face à la femme noire – l’Afrique – et la dame blanche – la France. Une prière de paix authentique, qui ne fabrique pas une fraternité à la petite semaine, mais qui l’inscrit dans une histoire tourmentée, dans des destinées qui suent sang et souffrances. Il y a certes besoin de l’art pour dénoncer, questionner, critiquer telle ou telle déviance…
En entendant résonner cette prière bouleversante, stupéfiante, dans la Cour d’honneur, on se rend compte que l’art peut être encore plus radical dans sa violence que les revendications des innombrables « mutins de Panurge » (Philippe Murray) qui pullulent dans le monde dit culturel, qu’il peut aller encore plus haut, vers la réconciliation des souches mutilées.
Les deux textes utilisés lors de ce spectacle sont Élégie pour la reine de Saba et Prière de paix ; ils sont publiés dans Œuvre poétique, aux éditions du Seuil.
DISTRIBUTION
Texte : Léopold Sédar Senghor
Avec : Angélique Kidjo, Isaach De Bankolé, Manu Dibango, Dominic James, MHD
Mise en espace : Frédéric Maragnani
Lumière : Bertrand Killy
Son : Stéphane Cretin
Production : Les Visiteurs du soir
Crédits de toutes les photographies : Christophe Raynaud de Lage
Informations pratiques
- Public : à partir de 14 ans (tout dépend de la réceptivité à la poésie)
- 1h30
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Tournée
Pas de date connue à ce jour, mais une captation est disponible pendant un an sur les sites de RFI, France Ô et TV5 Monde.