Le frénétique chemin d’humanité des « bêtes de scène » d’Emma Dante

Le frénétique chemin d’humanité des « bêtes de scène » d’Emma Dante
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Tandis que nous pénétrons dans la salle, les comédiens entrent un à un et commencent un échauffement de plus en plus intense. La violence progressive de leurs mouvements fascine, dérange, émeut. Nous sommes tentés de leur crier d’arrêter – ils le font d’eux-mêmes, un à un, pour entrer dans une autre forme violence : celle de la nudité la plus totale, pendant près d’une heure et demie.

Emma Dante signe, avec Bestie di scena, une pièce étonnante, qui apparaîtra aux uns comme un coup de génie, aux autres comme une forfaiture.

Les quatorze comédiens se déshabillent peu à peu, à leur rythme, alignés face au public, en bordure de scène. Ils nous regardent fixement, comme s’ils nous provoquaient, comme s’ils guettaient notre jugement, notre indulgence. Ils cachent leur sexe et, pour les femmes, leurs seins avec une maladresse volontaire : leur gaucherie évoque une gêne, la honte de la nudité – gêne évidemment partagée par le public.

Narrativité du tremblement

Ils ne bougent pas, sinon de ce léger tremblement inscrit par une flottante incertitude. Le face à face pourrait durer, à l’image de l’échauffement extrême, mais un bidon d’eau balancé sur scène, au bout d’une chaîne, rompt le silence. Les comédiens se regardent, s’approchent doucement et s’alignent pour boire, s’entraidant pour cacher leur sexe tandis qu’ils s’abouchent au bidon.

Le principe est donné dès l’irruption du bidon : tout au long de la pièce, des objets sont lancés sur scène, que les comédiens tentent de s’approprier, malgré ou avec leur nudité. Aucun dialogue, nulle musique – sinon un court extrait de « Only You » des Platters –, pas le moindre décor.

L’écriture du spectacle semble presque morcelée ; elle l’est, pour qui peine à entrer dans l’imaginaire convoqué par Emma Dante. C’est en cela que réside la force et la faiblesse de cette proposition artistique : elle peut susciter une narrativité propre à chaque spectateur, en même temps qu’elle déploie la thématique kaléidoscopique de la nudité, ou au contraire le décevoir en raison de l’évidente facilité que peut revêtir un tel usage de cette nudité. Une réelle ambivalence se trouve ainsi inscrite dans ce spectacle, que l’emploi quasi exclusif de la nudité révèle…

Entre puissante fraternité et individualisme terrifiant

Au bidon d’eau succède un vaste drap blanc, que les comédiens utilisent autant pour cacher leur nudité que pour symboliser une barque de laquelle chacun bascule successivement. Comment ne pas penser aux migrants, dont les embarcations de fortune, fournis par des passeurs sans scrupule – thème de la dernière pièce de Matéi Visniec, Migraaaants, créée cette année dans le Off d’Avignon au théâtre du Chêne Noir, dans une mise en scène de son directeur Gérard Gelas –, ont vite fait d’être engloutis dans les eaux de la Méditerranée ? Comment ne pas entendre, dans le son des pétards qui suivent aussitôt, obligeant un comédien à d’invraisemblables cabrioles, les mitrailles de prédateurs qui tentent de repousser l’envahisseur démuni, réprouvé ?

Après une première entraide, dans l’épreuve de la nudité originelle, la communauté se disloque peu à peu. Les lumières du public se sont éteintes ; il ne reste que des comédiens qui se débattent, formant tantôt un ensemble uni, tantôt un groupe morcelé. Tel est l’homme, dans toute sa…nudité – capable d’une puissante fraternité comme d’un terrifiant individualisme.

C’est alors qu’il devient automate absurde, danseuse mécanique, persifleur goguenard, duelliste saugrenu, bagarreur loufoque (avec des onomatopées proches de l’excellent personnage de La Linea, créé par le dessinateur Osvaldo Cavandoli), singe intempestif…

En quête d’un regard bienveillant

Les « bêtes de scène » sont certes ces caractères qui rappellent – par bien des aspects et avec des nuances – le procédé utilisé par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff pour la famille Deschiens ; ils sont encore ces acteurs qui acceptent d’endosser, sans médiation vestimentaire, les rôles développés par la metteure en scène. N’est-ce pas elle, symboliquement, qui lance les objets depuis les coulisses, obligeant ses comédiens aux plus folles gesticulations ?

Nous rions – effet salutaire –, tandis que la communauté se reforme enfin pour laver la scène avec des serpillères qui se multiplient, lancées depuis les coulisses. De nouveau des dissensions apparaissent. Le mouvement semble circulaire, sans fin. Tous se retrouvent pris dans une boucle interminable, chacun endossant le rôle particulier qu’il a revêtu à un moment de la pièce.

Rien ne semble pouvoir l’arrêter : il y a comme un enfermement humain que seule l’acceptation d’un regard bienveillant peut rompre. Ce qui est terrible  et tel est bien le gros problème de ce spectacle , c’est que ce regard n’est jamais celui du metteur en scène, qui dénude ses comédiens et leur jette des objets comme à des animaux, sans jamais leur donner un visage humain. Certaines scènes contiennent une intéressante esthétique, mais l’ensemble ne présente pas de grand intérêt artistique. Il y a comme un vide terrible du côté du créateur ; seul le regard du spectateur achève ce que le metteur en scène n’a malheureusement fait qu’esquisser.

Voilà les acteurs de nouveau face à nous, les bras le long du corps, paisibles, assumant enfin cette nudité qui nous est, à nous spectateurs, devenue également naturelle, bouleversante. En moins d’une heure et demie, un long chemin de dépouillement, d’humilité, d’humanité vient d’être parcouru.

Pierre GELIN-MONASTIER

 



DISTRIBUTION

Mise en scène et conception : Emma Dante

Lumière : Cristian Zucaro

Avec : Elena Borgogni, Sandro Maria Campagna, Viola Carinci, Italia Carroccio, Davide Celona, Sabino Civilleri, Alessandra Fazzino, Roberto Galbo, Carmine Maringola, Ivano Picciallo, Leonarda Saffi, Daniele Savarino, Stéphanie Taillandier, Emilia Verginelli, Gabriele Gugliara, Daniela Macaluso

Crédits de toutes les photographies : Christophe Raynaud de Lage

Informations pratiques

  • Public : à partir de 16 ans
  • Durée : 1h15


OÙ VOIR LE SPECTACLE ?

Tournée

Spectacle créé le 28 février 2017 au Piccolo Teatro du Milano – Teatro d’Europa

  • 13-22 octobre 2017, Teatro Argentina di Roma (Italie)
  • du 27 octobre au 5 novembre, Teatro Biondo, Palerme (Italie)
  • 7-11 novembre, Teatro Stabile di Catania, Catane (Italie)
  • 12 novembre, Teatro Ariosto, Reggio Emilia (Italie)
  • 18-19 janvier 2018, Théâtre Joliette-Minoterie, Marseille
  • 3-4 février, Teatro Petruzzelli, Bari (Italie)
  • 6-25 février, Théâtre du Rond-Point, Paris
  • 28 mars, Teatro Sociale, Trento (Italie)
  • 30 et 31 mars, Anthéa – Antipolis théâtre d’Antibes
  • 3 avril, MA Scène nationale, Montbéliard
  • 8-20 mai, Piccolo Teatro di Milano – Teatro d’Europa, Milan (Italie)
  • 13-17 juin, Teatro Valle Inclàn, Madrid (Espagne)



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