Faut-il percer les Alpes ?
Objet d’une véritable crise politique en Italie, la construction d’une ligne ferroviaire entre Lyon et Turin ne suscite pour le moment que peu de polémique en France. Quels sont les enjeux de ce projet pharaonique ? Analyse de notre expert en économie sociale, Philippe Kaminski.
Actualité de l’économie sociale
Parmi les événements de cet été, nous avons eu droit à une nouvelle crise politique en Italie. Une de ses causes proviendrait d’un désaccord (entre les deux partis de l’ancienne coalition) portant sur la construction de la ligne ferroviaire dite « Lyon-Turin ». De notre côté des Alpes, ce projet n’a guère suscité de polémique pour l’instant, et l’opinion en est très peu informée. Le débat restera-t-il une affaire purement italienne ? Nous verrons bien. Mais nous pouvons profiter de cet état de choses pour en parler avec calme et sérénité. Je précise néanmoins dès maintenant que je suis, pour ma part, résolument opposé à la poursuite des travaux.
En Europe, la période de reconstruction d’après-guerre n’est plus qu’un lointain souvenir. Elle avait cependant imprimé durablement dans les mentalités une sorte d’appétit, de sentiment favorable aux grands travaux d’aménagement. Ce sentiment a duré vingt ou trente ans avant de se retourner progressivement. Aujourd’hui, l’opinion est a priori hostile aux méga-projets d’équipement, surtout s’ils évoquent une poursuite de l’artificialisation de l’espace ou la croissance du transport routier.
Tous ces méga-projets sont anciens. Ils ont été conçus il y a longtemps, en des temps où l’on pensait que la population allait les accueillir avec enthousiasme. Ils sont fondés sur des prévisions et des raisonnements datant de l’époque d’une croissance que l’on voyait se poursuivre indéfiniment. Aujourd’hui, ils se heurtent à des aspirations toutes contraires. Mais ils portent en eux une inertie considérable, qui les fait continuer d’avancer. Ils sont portés par de puissants intérêts, qui savent se payer les meilleurs avocats et les meilleurs communicants. Ils savent aussi se verdir, sa parer des plumes du développement durable ou de la lutte contre le dérèglement climatique.
Les affrontements d’idées, au sein du grand public comme entre les experts, ont une dimension éminemment démographique. Chaque génération a son histoire spécifique, ses idées préconçues et ses blocages, ses plages ouvertes à la discussion et ses zones sourdes.
Les rôles sont peu ou prou répartis partout de manière identique. Au premier rang des opposants, les riverains, appuyés, récupérés voire dépassés par des noyaux activistes venus d’ailleurs. Les grandes entreprises de travaux publics animent, inspirent et financent le camp des partisans. En jouant sur l’emploi, ils n’ont aucune peine à séduire nombre de politiciens. Par leurs réseaux professionnels, ils savent s’attacher, par réflexe, le monde des petits entrepreneurs et des artisans. Et en jouant sur la peur du désordre, du bruit et des casseurs, une bonne partie de l’opinion bourgeoise. C’est lorsque suffisamment de gens a priori « raisonnables » basculent dans l’opposition que les grands chantiers perdent la partie. On l’a vu jadis pour le canal Rhin-Rhône, on l’a vu récemment pour Notre Dame des Landes.
Dès lors, posons-nous la seule question qui vaille, à savoir : lorsqu’on est raisonnable, mesuré, prêt à écouter les uns et les autres, quels sont les arguments de raison dont il faut tenir compte pour pencher dans un sens ou dans l’autre, pour choisir les grands projets qu’il convient de soutenir et ceux qu’il faut rejeter ?
La rentabilité économique vient normalement au premier plan. Il y a certes plusieurs manières de l’évaluer, et autant de sources de querelles et de désaccords. Mais au moins on y raisonne sur des chiffres, et qui plus est des chiffres en dollars ; c’est du concret, il est difficile de ne leur opposer que des paroles. Ensuite, on cherchera à évaluer les conséquences que la mise en œuvre du projet entraînerait sur son voisinage ; d’abord les autres équipements concurrents en service, puis la situation financière des riverains et des utilisateurs, enfin de façon plus générale le social et l’environnemental. Ainsi, un projet peu ou pas rentable pourra-t-il néanmoins être retenu si sa réalisation apporte des bénéfices collatéraux appréciables.
J’aime bien l’expression « effets collatéraux » car ceux-ci peuvent être négatifs (dommages) ou positifs (aménités), contrairement à ce qu’évoque l’anglicisme usuel et impropre « étude d’impact ». Le mot impact désignant en français le choc d’un projectile sur une cible, notamment dans le cas d’armes à feu, et par extension la trace laissée par ce choc ; il ne devrait pas être utilisé dans un sens qui n’est pas le sien et qui obscurcit le débat plus qu’il ne l’éclaire.
Enfin, au-dessus de la rentabilité économique et des effets collatéraux, il y a ce que j’appelle la « valeur cathédrale » qui fait qu’un grand projet sans rentabilité claire ni aménités évidentes sera néanmoins réalisé. Jadis c’était pour plaire à Dieu, aujourd’hui ce sera pour des raisons de prestige national ou de supériorité militaire, mais la logique est comparable. Et même lorsqu’il n’existe aucune finalité supérieure de ce type qui apparaît d’emblée, on doit se demander, à propos de n’importe quel projet, dans quelle vision du monde et de l’avenir de nos sociétés il s’inscrit.
Examinons donc successivement ces trois points dans le cas du Lyon-Turin.
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Pour ce qui est de la rentabilité, le tour sera vite fait. Il n’existe aucun scénario crédible dans lequel l’exploitation seule pourrait être bénéficiaire, sachant que le coût de la construction restera à jamais non amorti. Aucune importance, se hasardent à arguer les constructeurs, les banques centrales déversent des liquidités à tout va, il faut bien les utiliser, et d’ailleurs les taux d’intérêt sont devenus négatifs. Les dettes du percement du Lyon-Turin vont dormir à jamais dans les caves de Francfort, et elles n’y dérangeront personne. La démonstration se tient, tant la situation que nous vivons est nouvelle et absurde ; c’est pourquoi il faut se limiter à l’équilibre d’exploitation.
Le tunnel sous la Manche a causé un traumatisme durable. Pour un projet dont la rentabilité ne faisait aucune doute pour personne, les États français et britanniques ont pris le risque de briser un tabou qui tenait depuis l’affaire de Panama, d’une part en ouvrant au public l’actionnariat de la société Eurotunnel, d’autre part en considérant ce tunnel comme n’importe quel autre investissement industriel, devant être amorti par la société qui l’exploite. Résultat : des centaines de milliers d’épargnants crédules ont été spoliés, les banques créditrices ont dû racheter les titres de propriété du tunnel, et aujourd’hui elles se partagent le pactole des recettes de péage. Il s’écoulera à nouveau des dizaines d’années avant qu’un autre projet de cette ampleur fasse appel au marché.
Le système économique qui régit, et qui continuera donc à régir, ces grands projets n’est que très partiellement libéral. Tout se fait avec de l’argent public. Les arbitrages ne se font qu’entre experts des ministères. Jusqu’à présent, la probité et le sens de l’intérêt général du Conseil supérieur des ponts et chaussées n’ont jamais été pris en défaut. Mais ce conseil n’engage pas ses propres deniers, et il n’a pas le pouvoir de rejeter un projet au seul motif que celui-ci perdra de l’argent. Ce sont les jugements sur les effets collatéraux qui, par la force des choses, prennent le dessus, et ils contiennent une part prépondérante de subjectivité.
Dans le fond, le percement de voies de communication nouvelles reste une affaire très keynésienne. Creuser des trous, éventuellement les reboucher, suffit en soi à relancer l’activité économique, comme l’enseigne la théorie, et peu importe à quoi ces trous vont servir. Les majors des travaux publics ont besoin que les finances publiques leur assurent un volant régulier de grands chantiers, et il ne leur revient pas de se prononcer sur leur utilité. Heureusement, les dirigeants et les cadres de ces entreprises ont le plus souvent fait preuve de civisme, de lucidité et de courage. Mais avec le Lyon-Turin, comme avec le Rhin-Rhône ou Notre-Dame-des-Landes, on est à la limite de l’arnaque en bande organisée.
Certes, Lyon et Turin sont d’importants bassins d’emploi et d’activité. Mais leur taille n’a rien à voir avec celle de Paris et de Londres. En prenant pour simplifier un facteur 10 entre Turin et Londres comme entre Lyon et Paris, le produit des deux atteint 100. Or c’est ce produit qui est au cœur des modèles gravitationnels élémentaires qui évaluent les prévisions de base du trafic. Autrement dit, le trafic potentiel entre Lyon et Turin serait, toutes choses égales d’ailleurs, de l’ordre du centième de ce qui est observé sous la Manche, et ce pour des coûts et des prouesses techniques comparables.
Fort bien, rétorquent les partisans du projet, mais l’effacement de la barrière alpestre créera des besoins nouveaux et des opportunités nouvelles. C’est exact, mais dans quelle mesure ? Croit-on que cela fera renaître les usines Fiat dans leur splendeur d’antan, comme celles de Berliet à Lyon, et qu’elles échangeront quotidiennement des centaines de tonnes de moteurs et de boîtes de vitesse ? Croit-on que les Turinois prendront l’habitude de passer chaque semaine une soirée à l’opéra de Lyon, que les Lyonnais viendront en masse soutenir l’équipe de la Juventus ? En fait les modèles ne prévoient qu’un accroissement tendanciel assez réduit, aussi bien des voyageurs que des marchandises, fondé d’une part sur le déroutement d’une partie des trafics existants, d’autre part sur un allongement des parcours permis par l’abaissement des coûts et des temps de transport.
Ce dernier point est précisément au cœur de l’idée qu’on se faisait des besoins d’infrastructures dans l’Europe d’il y a trente ou cinquante ans, à savoir que le consommateur n’aura peut-être pas l’usage
de davantage de produits, mais que ceux-ci devront être mieux conditionnés (emballages), plus souvent renouvelés (obsolescence) et provenir de plus loin (mondialisation). Il faudra donc toujours davantage de camions et de voies pour les faire circuler. Ce système qui est arrivé au bout de sa logique, qui provoque partout interrogations et rejet, doit-il être encore encouragé, par ce Lyon-Turin qui permettrait aux tomates hors saison d’arriver directement, non plus seulement de Pologne, mais du fin fond de l’Anatolie ? Beau progrès, en vérité…
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Certes, l’aventure du percement des grands tunnels alpins est fascinante. Ils ont beaucoup apporté aux populations, ils ont remodelé les paysages et les flux économiques. Mais ce n’est pas dénigrer les prouesses passées que de prendre acte que leur époque est révolue. Ils sont contemporains de l’industrie lourde, de transport du charbon et du minerai de fer. Nous en sommes à l’intelligence artificielle, à la miniaturisation et à la dématérialisation… Ce Lyon-Turin n’est même pas une idée du vingtième siècle, mais du dix-neuvième ! C’est un projet absurde, rétrograde, inutile, qui va à l’encontre de toutes nos aspirations légitimes concernant l’environnement, la consommation et les modes de vie, et qui détourne des ressources, plus rares qu’on veut bien le dire, des investissements dont nous aurions le plus besoin aujourd’hui.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.