Faire exister l’Économie Sociale Francophone : urgence face au tropisme anglophone

Faire exister l’Économie Sociale Francophone : urgence face au tropisme anglophone
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Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski*

Dans sa forme moderne, qui regroupe (avec quelques nuances) les entreprises à forme coopérative, les mutuelles et les institutions sans but lucratif, l’Économie Sociale a vu le jour en France en 1977 et s’y est institutionnalisée en 1982. Elle s’est ensuite rapidement étendue à la Wallonie et au Québec. Ce n’est que quelques années plus tard qu’elle s’est réellement internationalisée, d’abord vers le monde hispanophone, puis à l’ensemble du Canada, enfin à divers pays européens, au Japon, à la Corée et au Maroc. Elle rencontre en revanche une grande incompréhension dans d’autres pays, notamment dans le monde germanophone et aux États Unis, où d’autres modèles d’organisations, fruits d’une Histoire et d’une culture différentes, occupent un créneau comparable et rendent celui-ci inaccessible à de nouveaux entrants.

La sphère francophone, qui certes a perdu sa prédominance, et qui ne tire aucun bénéfice de son antériorité, reste néanmoins une composante majeure de l’Économie Sociale mondiale. Mais elle n’y est guère visible en tant que telle, car aujourd’hui, l’Économie Sociale qui a gagné un second S en devenant l’ESS (Économie Sociale et Solidaire) s’est organisée en divers réseaux établis sur des bases tantôt sectorielles, tantôt géographiques, où la langue de communication dominante est désormais l’anglais. Cette situation peut sembler paradoxale, car l’ESS n’existe guère dans les pays anglo-saxons où personne ne comprendra la locution social economy pourtant adoubée par l’Union Européenne et qui semble ne servir qu’à un dialogue maladroit et réducteur entre francophones, hispanophones et locuteurs tiers.

Ce tropisme anglophone n’a fait l’objet d’aucune décision formelle, mais il n’a rencontré non plus aucune opposition, aucune réticence. Il s’est naturellement imposé, car à Bruxelles les groupes de pression s’appellent lobbies et ne sont entendus que s’ils s’expriment en anglais, car l’OCDE est installée à Paris et à Paris il faut savoir se débrouiller sans parler un mot de français, et surtout parce que les scientifiques, d’où qu’ils viennent, ambitionnent avant toute chose d’être publiés et cités par l’une des quelques revues qui comptent au niveau mondial, et ces revues sont toutes anglophones. Un chercheur qui s’intéresse à l’ESS écrit en anglais, non pour être compris de ses pairs (ça, c’est l’alibi pour la galerie), mais pour avoir une chance d’être reconnu par un comité de lecture d’une publication majeure. Je n’ai guère observé d’exemples où ces efforts soient payés de retour ; les grands seigneurs qui régentent les disciplines de prestige (économie financière, science politique…) n’ont jamais prêté attention à l’ESS, laquelle semble condamnée à rester jouer dans une division inférieure.

Je n’y vois rien d’étonnant. L’Économie Sociale est faite de particularités, d’engagements locaux et personnels, d’une extrême diversité humaine, bien plus culturelle qu’économique. Elle ne gagne rien à la mondialisation ni à l’anglais son idiome ; elle y perd au contraire l’essentiel de sa saveur. Les textes traitant de l’ESS dans le sabir universitaire anglo-saxon sont le plus souvent d’une affligeante banalité. Ils ne séduisent ni le lecteur lointain, curieux d’idées originales et de connaissances nouvelles, ni le lecteur proche, qui n’y retrouve pas les réalités qu’il côtoie chaque jour.

En effet, qu’il s’agisse d’échanges scientifiques ou de considérations juridiques, organisationnelles ou sociales, nous touchons avec l’ESS des domaines où, contrairement aux sciences dites dures, le passage d’une langue à l’autre n’est pas seulement affaire de définitions partagées et de traductions claires. Bien au contraire, chaque mot véhicule dans sa langue d’origine tout un aréopage de concepts historiques et culturels qui sont pour l’essentiel intraduisibles, sauf à mutiler gravement ce que l’on entend exprimer. Si les communications interculturelles sont indispensables, il ne faut pas en mésestimer les difficultés intrinsèques, ni surtout qu’elles occultent les communications intraculturelles, seules à pouvoir assurer à l’ensemble des parties prenantes concernées (et non à quelques-unes seulement) des capacités de dialogue à la fois intuitives, approfondies et directes.

Il n’est pour s’en convaincre que d’observer les difficultés de compréhension qui subsistent au niveau mondial entre utilisateurs du SICN (Système international de comptabilité nationale), dont la raison d’être est justement de permettre des comparaisons objectives entre économies différentes. Malgré un luxe de précautions en tous genres dans le détail des définitions et des nomenclatures, malgré des décennies d’expérience accumulée dans le traitement de toutes sortes de situations particulières, il reste et il restera toujours une perte de sens entre la connaissance qu’on a de son univers et le résumé qu’on en fait pour la mettre au même format que les résumés qu’en ont faits les autres nations. Et encore ne s’agit-il là que de grandeurs économiques. Lorsqu’on aborde l’observation de la dynamique des transformations sociales, la difficulté est décuplée.

Dès lors, loin de constituer un repli sur soi ou une fermeture à l’Autre, l’idée de donner consistance à une structuration internationale de l’ESS sur des bases linguistiques répond à un besoin d’efficacité et d’intégration. Ceci existe déjà, d’ailleurs, en Amérique latine, où la langue et la géographie se confondent ; cela reste à organiser pour la francophonie, présente sur tous les continents. Les réseaux naissants d’ESS en Afrique francophone, qui seraient perdus et écrasés dans une expression en un anglais basique véhicule naturel d’une pensée toute autre, y trouveraient un relais naturel de croissance et d’enracinement.

La diversité, tant vantée lorsqu’il s’agit des paysages ou des espèces vivantes, ne doit pas être absente des entreprises humaines, où elle peut être tout autant pourvoyeuse de bienfaits. La grande richesse, et l’infinie variété, du patrimoine historique et philosophique de l’Économie Sociale de langue française (dans l’Hexagone bien sûr, mais tellement aussi au Canada, en Belgique et en Suisse Romande) se doit de s’incarner, à l’époque moderne, dans une véritable École francophone de l’ESS, ouverte à l’envol de nouveaux partenaires, notamment les pays d’Afrique où les crises et la mondialisation ont fait quasiment disparaître tant les structures de la solidarité traditionnelle que les institutions, notamment coopératives, développées à l’ère coloniale.

Il est plaisant (euphémisme pour dire : triste à presque pleurer), de relire aujourd’hui les appels pleins de confiance, voire d’enthousiasme, que lançait jadis Henri Desroche (1914-1994) pour une « coopération coopérante ». Ce dominicain défroqué, devenu marxiste impénitent, puis sceptique sépulcral, qui a formé et déformé des générations d’Africains, mérite certes mieux que l’oubli dans lequel il est tombé – ses errances multiples ne devant pas occulter son œuvre magistrale de sociologue des communautés, notamment ouvrières ; mais aujourd’hui, si nous n’avons que faire des ornières desrochiennes, nous ne pouvons rester indifférents à l’impératif de « rattraper le temps perdu ».  Car l’Afrique le mérite bien, et c’est peut-être en son sein que réside l’avenir de l’ESS.

Philippe KAMINSKI

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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.



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