Fabrice Melquiot : « Suzette », un génie comme les autres
À l’Espace Cardin, où le Théâtre de la Ville vient de prendre ses quartiers, Fabrice Melquiot présente sa nouvelle pièce, Suzette, créée au Théâtre Am Stram Gram de Genève, le 27 septembre dernier : l’histoire d’une petite fille comme les autres, considérée comme un génie par ses parents… Un spectacle de qualité, davantage destiné aux adultes et adolescents qu’aux enfants, qui mélange astucieusement narration, concert de rock et projections visuelles.
Nous ne sommes pas encore installés que déjà, un à un, les comédiens s’activent, transportant des cartons des parterres latéraux jusqu’au fond de la scène, pour constituer un vaste mur de souvenirs. Une mère et sa fille, prêtes à s’asseoir au premier rang, sont aussitôt réquisitionnées pour apporter un peu d’aide. Car ces cartons sont les fragments d’une malle universelle, celle nichée dans un coin de quelque vieux grenier d’une maison singulière et commune.
De l’enfant génial à l’adulte intéressant : la médiation de Baudelaire
C’est l’heure du grand déménagement spatial et temporel, qui nous entraîne loin du temps présent, dans un passé, un en-deçà ou un au-dedans de nous. Les airs d’autrefois affleurent brièvement dans la résonnance du micro, chansons des années 70-80, celles de l’enfance du metteur en scène Fabrice Melquiot (44 ans) et des différents acteurs : Jeanne Mas, Capitaine Flam, Madonna…
Les spectateurs assis et silencieux, les sept artistes s’alignent, tous revêtus d’une même blouse grise et neutre, prêts à endosser l’un ou l’autre rôle, à commencer par celui de la petite Suzette – hommage à la pièce d’André Grétry, à la chanson de Dany Brillant ou prénom à la simple évocation enfantine ? Entre deux ébauches de chansons, les comédiens évoquent leur passage à l’âge adulte, ce moment où ils sont passés du génie – authentifié par leurs parents – au constat d’être seulement « intéressant ». Désillusion qui fait suite à un habit trop grand pour eux, la projection parentale démesurée.
Le thème est exposé d’emblée, porté par une citation (légèrement déformée) de Charles Baudelaire : « Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté ». L’ambivalence du substantif « génie » est perceptible dans la différence de compréhension que s’en fait tout parent et le poète. Ce dernier en dessine les contours dans ses Écrits sur l’art : le génie est ce qui unit la raison solide de l’homme adulte à la sensibilité joyeuse et toujours renouvelée de l’enfant. Il n’est donc pas l’enfance pure, comme telle, mais la capacité de l’homme raisonnable de retrouver le chemin d’une ivresse émotive. Toutefois, la pièce ne pousse (malheureusement) pas la compréhension jusqu’à cette subtilité unitive. Le génie dont il est question, en opposition à celui des parents, est celui – plus élémentaire – de la potentialité pure de l’enfant, c’est-à-dire la capacité de celui-ci à choisir son destin.
Une mise en scène rythmée et poétique sur les âges de la vie
Nous suivons ainsi la vie de Suzette, de sa naissance à ses 20 ans, existence compressée par la certitude parentale qu’elle est un génie, que la petite bosse sur le front s’explique par un avenir hors-du-commun, marqué – critère ô combien contemporain – par l’impérative intelligence : Einstein, Léonard de Vinci, Marie Curie…
Entre narration, concert électro-pop-rock et projections visuelles, le spectacle déploie un kaléidoscope d’approches pour exprimer le mystère d’un adulte en devenir. Le talent de Fabrice Melquiot s’exprime dans la convergence des moyens artistiques et des interprètes venus d’horizons divers : un acteur (Nicolas Rossier), une chanteuse-dramaturge-actrice (Emmanuelle Destremau), trois musiciens (Simon Aeschimann, Vincent Hänni et Alain Frey), un dessinateur et un vidéaste.
Grâce à une mise en scène parfaitement rôdée, le rythme ne s’essouffle à aucun moment, entre moments loufoques – à commencer par la naissance – et chansons rock, aux accords durs et aux paroles martelées ; le jeune spectateur est pris au sérieux, à bras-le-corps, avec cette proposition artistique. Nous sommes devant une performance très directe et frontale, qui évite le piège d’une certaine violence grâce à la poésie manifestée par les projections vidéo de Gabriel Bonnefoy et – surtout – les magnifiques dessins de Louis Lavedan.
Le panneau mouvant qui se plie et se déplie n’est pas sans faire penser au tableau noir d’Aurélien Bory, dans sa pièce Espaece présentée lors du dernier festival d’Avignon. Mais l’instrument d’écriture (et de torture) de tout écolier, dont le mouvement de plus en plus rapide contraint l’homme à la contorsion vitale, cède ici la place à l’ardoise magique, avec laquelle l’enfant a plaisir à jouer. Chaque dessin projeté est création nouvelle et éphémère, balayée par l’eau et le temps. Les âges de la vie se succèdent visuellement, tandis que les comédiens égrènent les années une à une. Le panneau donnerait presque des accents de vaudeville à la pièce, avec ses nombreuses ouvertures et les incessants va-et-vient des comédiens ; mais les portes ne claquent pas. Seul le temps se diffracte.
Un spectacle trop conceptuel pour les enfants
Ces mouvements visuels et scéniques, les déplacements des comédiens en même temps que le chevauchement des voix, sollicitent frénétiquement le spectateur, au risque de briser l’unité, la concentration et toute forme d’intériorité. Contrairement aux recommandations faites (à Paris ou Draguignan), le spectacle n’est pas adapté pour un enfant de sept ou huit ans. Ce dernier étant encore incapable d’abstraction, les interrogations sur l’identité, sur les projections parentales ou encore sur les différentes possibilités d’être soi lui passeront au-dessus de la coloquinte. Les catégories cognitives lui faisant défaut, il n’a accès qu’à son expérience propre, concrète – en aucun cas à celle d’un jeune de 20 ans. S’il peut faire l’aller du particulier au général, il lui est en revanche impossible d’accomplir le retour, du général au particulier.
L’enfant est, jusqu’à l’adolescence, saturé de ce qu’il vit, et ne se sait pas sachant ; il est sans réflexivité. Il sait dire s’il est bien ou non dans sa vie, mais sans reconnaître les exigences qu’on lui impose. Parce qu’il déconstruit une projection parentale sans employer suffisamment le langage métaphorique (comme dans les contes), le spectacle échappe à sa compréhension : l’enfant ne peut percevoir la relativité d’un point de vue, d’un jugement.
Plus encore, la psychologie du développement souligne la délicate question du déficit de loyauté pour l’enfant dont les parents sont divorcés, en raison de la diffraction des normes entre deux personnes, deux avis. Si Suzette ne condamne pas les parents, qui ouvrent peu à peu les yeux sur leur enfant, il n’en demeure pas moins que la pièce joue sur cette possible diffraction.
De la projection à l’admiration réelle : un glissement tout en finesse
C’est pourquoi nous recommandons aux familles de ne pas y emmener leurs enfants, mais bien d’y aller avec leurs adolescents. Car la question demeure pertinente – et bien traitée artistiquement – pour leur âge : qui suis-je ? Quel est le sens de ma vie ? Comment recevoir l’héritage familial ?
Fabrice Melquiot glisse avec finesse de la projection démesurée à la véritable reconnaissance amoureuse, au creux de cette relation filiale. L’admiration demeure, mais elle est rapportée au réel de l’enfant singulier. Les attentes parentales ne sont plus des entraves nécrosantes, mais des leviers vers le véritable « soi », celui qui pose un choix, une préférence, en vue de devenir toujours plus pleinement lui-même.
Le silence imposé par le « chut » final est, en ce sens, très bien vu. Car il ne s’agit pas de quitter la salle en reproduisant les projections passées ; il y a un mystère inhérent à chaque être humain, que nous ne devons pas forcer, devant lequel nous ne pouvons que nous retirer délicatement, avec respect.
CASTING
Mise en scène : Fabrice Melquiot.
Avec : Emmanuelle Destremau, Simon Aeschimann, Vincent Hänni, Alain Frey, Louis Lavedan et Nicolas Rossier et Gabriel Bonnefoy.
Assistante mise en scène : Mariama Sylla.
Scénographie & Costumes : Maria Muscalu.
Musique : Emmanuelle Destremeau, Simon Aeschimann, Vincent Hänni et Alain Frey.
Live painting : Louis Lavedan.
Vidéo : Gabriel Bonnefoy.
Lumière : Rémi Furrer.
Univers sonore : Jean Faravel.
Son : Gautier Teuscher & William Fournier.
Production : Théâtre Am Stram Gram-Genève – Théâtre des Osses, centre dramatique fribourgeois. Avec le soutien du Service culturel Migros Genève. Le Théâtre Am Stram Gram est subventionné par la Ville de Genève et la République et canton de Genève.
DOSSIER TECHNIQUE
Informations techniques
- Durée : 1h15.
- Public : à partir de 12 ans.
- Espace scénique : non communiqué.
- Site personnel : Fabrice Melquiot.
- Diffusion : non communiqué.
OÙ VOIR LE SPECTACLE ?
Tournée :
- 2-8 décembre 2016 : Théâtre la Ville – Espace Cardin (Paris 8)
- 10-15 décembre 2016 : Théâtres en Dracénie (Draguignan)