Exposition Electro à la Philharmonie : de la difficulté à muséifier le beat
Les musiques électroniques sont à l’honneur d’une exposition à la Philharmonie de Paris, jusqu’au 10 août prochain. La scénographie chargée ne retire rien à l’intérêt d’un parcours qui révèle l’omniprésence de l’électro dans notre culture contemporaine, notamment dans le spectacle vivant.
Les musiques électroniques, comme le rock, à l’origine, c’est un cri. Sa transe-en-danse est originellement rebelle et frondeuse. Comme un phénix, elle a fait renaître l’espoir en prenant son envol sur les cendres de la guerre ou sur les ruines de villes industrielles sinistrées. Même si elles ont été récupérées en masse, les musiques électroniques ont inspiré une foultitude de contre-cultures. Alors, une exposition sur les musiques électroniques dans un haut-lieu comme le musée de la Philharmonie de Paris, le pari était forcément risqué.
Il y a d’abord une impression d’ensemble, celle d’un carnaval cacophonique. L’exposition est agencée autour de différents espaces qui ne sont pas isolés les uns des autres. Les différentes séquences du parcours subissent en permanence les interférences sonores et visuelles des alentours. Dans ces conditions, difficile de vivre l’expérience électro « immersive » annoncée. On se doute que l’intention scénographique consistait à recréer l’enchevêtrement des ambiances des fameuses teufs ou raves avec nombre de salles, DJ, installations lumières… Mais le résultat brouille les pistes et prive le promeneur de se laisser jouer par l’esprit électro : trop de tout !
Sorciers du son
Le principal mérite de l’exposition est de retracer précisément l’histoire de l’aventure électro dont les origines sont souvent méconnues. Tout a commencé par le travail de sorciers du son au début du XXe siècle, des sorciers exhumés de l’oubli nous rappelant qu’avant d’avoir été la musique du futur, l’électro s’enracine notamment dans la musique concrète ou la musique minimaliste. Les découvertes liées à l’énergie électrique poussent ensuite à des expériences que retracent de touchantes vidéos et photos. On y voit le cheminement expérimental de chercheurs passionnés qui pressentaient le potentiel de création sonore des machines. Le fameux Theremin, connu pour l’imposition quasi vaudou des mains qu’il exige du musicien, consacre ainsi la mise sur orbite dans les années vingt de la modulation électronique de fréquences sonores. Et puis les sorciers sont devenus chercheurs et compositeurs : Pierre Schaeffer, Pierre Henry, François Bayle, John Cage…
On contemple de nombreuses machines qui font pâlir la poésie de la lutherie faite de bois et de cordes. Le synthétiseur est une clé de voûte de la techno, de la house, de la transe… De nombreux modèles, comme ceux de la collection personnelle de Jean-Michel Jarre, jalonnent l’exposition. Ils témoignent du rôle clé du hardware quand bien même le numérique et les logiciels sont les couleurs de base de la palette du créateur électro. Le retour en force du disque vinyle suit la même ligne.
À défaut de lutherie à l’ancienne, tous ces objets ont été fétichisés, comme si le virtuel ne pouvait se passer du réel pour exister. L’installation CORE de 1024 architecture – le collectif scénographe de l’exposition – a poussé à son paroxysme cette mise en matière de la musique électronique, puisque celle-ci est convertie en formes lumineuses oscillatoires. Une lutherie électronique 6.0 qui garantit un effet hallucinogène sans mauvaise descente.
Individualisme, hédonisme et politique
Une autre impression domine au fil des espaces traversés : la musique électronique est un témoin emblématique de nos sociétés individualisées, au sein desquelles le sens collectif s’est amenuisé. Il n’est qu’à contempler les très belles photos de “dancefloors” d’Andreas Gursky ou de Jacob Khrist : les foules sont composées de corps qui ne communiquent pas, ne se touchent pas, chacun isolé dans sa propre expérience.
Les projections vidéo de danse contemporaine montrent des corps au bord de l’autisme, avec cet irrépressible désir de se rapprocher de l’autre. Le très beau Crowd, sur une musique d’Acid Eiffel, mis en scène par Gisèle Vienne, en est une éclatante illustration. La chorégraphe résume le trouble devant ces solitudes en quête éperdue de communion : « Au-delà de la scène, sur le dancefloor, dans les fêtes et dans tous ces espaces de jeu, il s’agit aussi d’un théâtre du rituel, d’un théâtre social bouleversant. »
Plurielles, les musiques électroniques ne peuvent évidemment pas se réduire à cette dimension individualiste et hédoniste. C’est l’un des intérêts de l’exposition : les radiations politiques de l’électro sur le globe y sont traitées. Derrière la façade jet set des clubs new-yorkais pionniers à la fin des années soixante-dix et aux débuts des années quatre-vingt, comme le Studio 54 ou le Paradise Garage, c’est une pulsion de vie qui s’empare des “dancefloor”. Faire front à la crise économique et aux années sida tout en rassemblant des milieux sociaux qui ne se seraient pas rencontrés ailleurs étaient un leitmotiv de ces repères inondés de mélopées électroniques. Les photos de Bill Bernstein parlent d’elles-mêmes.
À Berlin, après la chute du mur, l’électro a rassemblé une jeunesse éprise de liberté et d’Occident. Libération politique et libération des corps ont pu se mixer dans des lieux interlopes. La maquette du célèbre club berlinois le Barghain, effrayant et attirant, permet ainsi de mesurer l’ampleur du phénomène électro durant ces années. Le projet The women-machine fait la lumière sur des musiciennes, compositrices et ingénieures du son de la scène électronique – encore une illustration que l’avant-garde artistique n’est pas nécessairement à la pointe de la parité et que, dans l’électro aussi, il faut se battre !
À la chasse du dragon électro
Le cri de l’électro n’a cessé de travailler les corps ; c’est ce qui le rend transgressif. Il toise le pouvoir et les institutions. Ériger les musiques électro au rang de patrimoine est délicat tant leur plasticité et leur esprit rebelle glissent entre les mains. Au cours de la déambulation, le “clubber” ne retrouvera peut-être pas le feu du “dancefloor”, le “teufer” aura sûrement du mal à ressentir l’adrénaline d’une rave interdite, le DJ aguerri se dira peut-être que la bande son de l’exposition, remixée par Laurent Garnier, est « conventionnelle »…
Il n’en reste pas moins que ce panorama donne à voir l’ancrage de la culture électro dans le graphisme, la danse, le théâtre, le cinéma d’aujourd’hui… Et plus généralement dans les mœurs.
Après Pierre Boulez, David Bowie, Ludwig van Beethoven ou Barbara, la Philharmonie affirme ainsi la reconnaissance de l’électro comme un courant artistique à part entière. Si vous dodelinez de la tête au sortir de cette balade, c’est un signe qui ne trompe pas : à vous de chevaucher le dragon électro en dehors des sentiers battus institutionnels.
Photographie de Une – Jean-Christian Meyer, série Lunacy, 1993 (DR)
EXPOSITION : ELECTRO, de KRAFTWERK à DAFTPUNK
Où et quand voir l’exposition ?
Jusqu’au 10 août 2019 à la Philharmonie de Paris : 221 avenue Jean Jaurès, 75019 Paris.
Horaires : du mardi au jeudi de 14h à 20h, le vendredi de 14h à 22h, du samedi au dimanche de 12h à 20h.
Commissariat de l’exposition : Jean-Yves Loup
Conseiller scientifique : Thierry Maniguet
Scénographie : 1024 Architecture
Bande-son : Laurent Garnier
Éclairage : Douet Design
Catalogue de l’exposition : disponible à la boutique de la Philharmonie ou en ligne , 256 pages, 45 €, coédition : Textuel et Philharmonie de Paris