Explication de texte
Qu’est-ce qu’un arrêt-buffet ? Une halte durant les longs trajets d’antan, un bref moment de détente dans des interminables traversées, un placage (très) viril mais correct, qui ouvre une faille psychologique… L’arrêt-buffet charrie tout un univers de réalités et de représentations, et c’est tout naturellement que Philippe Touzet en a fait le titre de sa chronique bimensuelle.
Pendant des décennies, durant les longs trajets, les trains faisaient des haltes régulières. Les passagers en profitaient pour se dégourdir les jambes et se précipitaient au Buffet de la Gare pour se restaurer rapidement, acheter le journal, des cigarettes… Tout le monde avait coutume d’appeler ces brefs moments de détente, des arrêts-buffet…
L’arrivée des trains à grande vitesse ainsi que l’apparition des wagons-bars a mis un terme à cette péripétie de voyage d’un autre temps… Depuis, nous pouvons goûter avec délice les fameux sandwichs SNCF que le monde entier ne nous envie pas…
Les trains de nuit… C’est vraiment la seule chose que je regrette et qui m’a marqué profondément durant mon service militaire… Même si après, j’ai eu plein de fois l’occasion de reprendre un train dans la nuit. Mais ce qui change tout, c’est qu’à l’armée, on n’était pas pressé d’arriver, de retrouver notre douce et tendre caserne… L’important, c’était le voyage, pas l’arrivée. L’important, c’était la nuit, pas le jour.
Un voyage à plusieurs, jamais seul.
Parfois, nous investissions un compartiment entier. Nous fumions et nous buvions plus que de raison… En train de dire des conneries, des blagues à deux balles. En face de moi, le visage de mes camarades passait de l’ombre à la lumière. Ils avaient vingt ans et tout d’un coup, ils avaient cent ans… Le paysage défilait sur leurs visages. Je sentais bien que la nuit était en train de me dire quelque chose… Mais je n’écoutais pas. À l’autre bout du compartiment, Franck fumait une clope, je ne voyais que le bout de ses doigts.
Parfois, on dormait à même le sol dans le couloir du train. La tête sur notre baluchon. Pas loin des pieds d’un copain qui fumait une clope devant une fenêtre grande ouverte. Même en plein hiver. Les gens nous enjambaient sans rien dire. Y avait rien à dire. On n’emmerdait personne. On dormait là où on pouvait…
Tiens, ça me fait penser que j’avais écrit un texte là-dessus… Sur un train de nuit. J’étais tout jeune. Un de mes premiers textes de théâtre. Que j’ai jamais pensé à proposer à l’édition… Deux secondes, je vais voir si je le retrouve…
Le voilà ! Je ne l’avais pas lu depuis des années-lumière… Un court extrait. Faut pas abuser avec les souvenirs…
... Je prends le train et je regarde passer la nuit. Je n’aime pas les compartiments. On dirait des salles d’attente. Comme si la vitre était un grand tableau avec le paysage qui bouge. La nuit, quand tu marches dans le couloir d’un wagon qui n’a que des compartiments…Antichambres aux rideaux abaissés, boudoirs aux portes fermées, misérables réduits éclairés par une faible veilleuse. Les bras croisés, les jambes serrées. La nuit, quand tu marches dans le couloir d’un wagon qui n’a que des compartiments, tu peux toucher du doigt le tissu rugueux qui enveloppe la mort. Les lumières du tunnel sont mes étoiles filantes. Un jeune militaire allongé, son sac à dos lui sert d’oreiller. À côté de lui, un homme fume une cigarette, il se regarde dans la nuit. J’ouvre la vitre, de la fumée monte vers le ciel. Les nuages ne sont que des reflets de visages oubliés. Hôtel de l’Arrivée, Hôtel Terminus, un lit. Je n’arrive pas à dormir dans un train. Je cherche le sommeil mais il se cache, non, il ne se cache pas, il m’attend dans une chambre d’hôtel que je ne connais pas. Je dors une bonne partie de la journée. Le reste du temps, assis sur le lit, je regarde passer les heures. Parfois, je rêve d’une nuit sans étoiles, d’une panne d’électricité…
Parfois, on restait des plombes dans un buffet de la gare. La plupart du temps, à Poitiers. Panne, problème de correspondance, l’hiver… Trop de neige, trop de givre sur les rails. On commandait un café pour douze et on s’allongeait sur les banquettes de moleskine… Des fois, on était en forme et en fonds. Sûrement qu’on avait moins fait la fête pendant le week-end. Alors, on passait la nuit à boire des bières, vin blanc pour moi, et à jouer à la belote si on était quatre, au tarot si on était cinq, au rami si on était un bon paquet…
Nous étions des concentrés d’existence. Du pur jus de vie.
Une fois, il faisait trop froid. Le buffet de la gare était fermé. On s’est pas démonté, on est allé à l’hôtel juste en face et nous avons demandé une chambre pour dix. On s’était cotisé, on ne pouvait pas faire mieux. Face à nous, la jeune réceptionniste n’était pas franchement à l’aise… Je peux comprendre, elle est là, tranquille, en train de lire son Agatha Christie et d’un coup, t’as dix gaillards avec des tronches plus ou moins sympathiques qui débarquent et qui veulent une chambre avec un lit à deux places pour dix personnes… Elle a appelé son patron qui est arrivé la tête en vrac, complètement dans le pâté… On lui a expliqué la situation, il est minuit, notre train se ramène à sept heures quinze, le buffet de la gare est fermé, on va pas se peler le cul toute la nuit… Denis veut dire que c’est intenable, point de vue température, n’est-ce pas, Denis… Oui et non, ce que je veux dire, c’est qu’on va se geler les couilles… Bon, tu me laisses parler au monsieur, d’accord ? Pourquoi ? répond mon Denis, la tête penchée côté droit, et ça, c’est jamais bon signe… Ça sent la tournée générale de baffes dans les trente secondes. Le patron me regarde droit dans les yeux… C’est toi, le gradé ? Et là, ça calme tout le monde, y compris Denis qui découvre là maintenant qu’il a des chaussures aux pieds. Oui, c’est moi, mais c’est vraiment par hasard. Tu me donnes ta carte militaire et tu la récupèreras demain matin, Ok ? Ok… Et pas de bordel, les gars, pas d’alcool ! Brusquement, mes potes se transforment en enfants de chœur. Niveau transformation, le caméléon peut s’aligner… Une fois la porte fermée, dans la chambre, Denis se met à fouiller dans son baluchon… Hé les gars, j’ai trois bières et deux bouteilles de blanc, niveau quantité, on peut pas appeler ça de l’alcool !
Ne jamais dire jamais… Ça m’est arrivé quelquefois de me retrouver seul, toute une nuit, au Buffet de la Gare de Poitiers… C’était moins festif. C’est comme ça que j’ai découvert Roméo et Juliette du père William… Comment ce bouquin s’est retrouvé dans mes mains, j’en sais rien. Ce que je sais c’est que je l’ai lu deux fois de suite… Pas loin de moi, deux papys en casquette qui sont restés là, toute la nuit, à discuter… Ils avaient sûrement des choses à se dire. À un moment, ils m’ont offert un café. Je les ai remerciés d’un signe de tête…
– Dis-moi petit, tu lis quoi comme ça depuis tout à l’heure ?
– Roméo et Juliette…
– Ah… Ça finit pas bien.
– Non…
Et l’autre vieux de se retourner vers moi, il m’a regardé vraiment, pas comme si j’étais une tasse à café, il avait les yeux très clairs… Il a hoché la tête, il m’a souri, c’était bienveillant puis il s’est retourné vers son ami et ils ont continué leur discussion…
Je dormais comme un bébé, allongé de tout mon long sur une banquette, le compartiment rien que pour moi. Le rêve… Tout d’un coup, la porte s’est ouverte, réveillé en sursaut, je me suis redressé sur un coude et j’ai vu deux caricatures de touristes allemandes… En plein milieu de la nuit, elles étaient en short, débardeurs, sac à dos avec la gourde au bout d’une ficelle, la totale… J’étais complètement dans le gaz, pas un sourire, peut-être un borborygme, elles n’ont pas fait un pas et elles ont refermé la porte. Très bien… Je vais peut-être pouvoir dormir. Pas forcément, je les entendais parler dans le couloir, juste derrière la porte. Mais c’est pas vrai, putain, elles ne peuvent pas aller jacter ailleurs… Brusquement, elles ont ouvert la porte, j’ai encore sursauté, j’ai le sommeil inquiet. Elles sont entrées… Tout ce dont je me souviens, c’est qu’elles étaient Autrichiennes, la plus petite s’appelait Gerda et on avait grosso modo le même âge… Et tout ce que je peux dire, c’est que tout le reste n’a été en aucun cas de la littérature…
La nuit, je mens, je prends des trains à travers la plaine
La nuit, je mens, je m’en lave les mains… *
Au rugby, le terme « arrêt-buffet » a une signification très précise. C’est un plaquage viril mais correct qui doit engendrer chez l’adversaire une certaine perplexité… Le buffet, en argot, désigne le ventre. Pile poil la zone d’un bon plaquage. Après un arrêt-buffet, l’adversaire doit ressentir une légère et légitime appréhension dès qu’on lui passe le ballon. C’est le but recherché. Plus il cogite, moins il s’agite. La pression physique crée une faille psychologique. Plus il évite, moins il s’excite.
On jouait en cadet, on avait donc dans les quinze piges… En face de nous, on se tapait une équipe rugueuse devant avec des chevau-légers derrière… Mais on s’accrochait et on trouvait même le moyen de mener à la marque. C’était la joyeuse époque où on avait le droit de jouer à terre, d’envoyer valdinguer un gars d’un grand coup d’épaule (j’adorais ça, je le confesse)… Y avait un joueur en face, pas mauvais même plutôt bon mais il n’arrêtait pas de l’ouvrir, de chambrer… Bref, il fallait lui fermer sa bouche. J’étais capitaine. Et c’est vrai que la plupart du temps, j’étais plutôt mesuré comme garçon. C’est pour ça d’ailleurs que les entraîneurs m’avaient nommé capitaine. CQFD. Mais là, l’autre con, il m’agaçait. J’en glisse un mot vite fait au demi de mêlée. Qui acquiesce, l’air de dire, moi aussi, il m’énerve… En fait, on avait un code super pointu, le capitaine disait « Marguerite + le numéro du joueur de l’équipe adverse » et, dans le meilleur des cas, à l’action suivante, le joueur désigné restait sur le carreau. Un arrêt-buffet dans les règles de l’art. Le gars restait sur le cul, cherchait son souffle qui était rentré, de lui-même, au vestiaire, comptait ses côtes sur le bout de ses doigts… Après un bon arrêt-buffet, logiquement t’es content quand t’as vérifié que la vaisselle est en bon état… Donc, ça fait pas un pli, à l’action suivante, le gars il a à peine touché le ballon qu’il se prend un bus, un semi-remorque et un tracteur qui passait par là… L’instant d’après, le joueur est en train de se dire que… Y a pas mieux point de vue confort, moelleux, douceur que la pelouse d’un stade pour piquer un bon roupillon… Je m’approche du groupe, le type se relève péniblement, mon pote le 9 est juste à côté de moi… J’hallucine !
– Mais putain, je t’avais dit le 6 pas le 10 !
Arrêt-buffet ! Tout le monde descend ! Attention, soyez vigilant, le train repart le samedi 13 février 2021 !
* La nuit, je mens (Alain Bashung/Jean Fauque)
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Auteur de théâtre, scénariste de fictions radio, président des Écrivains associés du théâtre (E.A.T) de 2014 à 2019, Philippe Touzet tient une chronique bimensuelle dans Profession Spectacle depuis janvier 2021, intitulée : « Arrêt Buffet ».
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