Experts, scientifiques, charlatans et bonimenteurs (II)
D’où vient cette dictature du chiffre, des données chiffrées éphémères et manipulables, servant de potentiels instruments de pouvoir anéantissant tout esprit critique ? Attention, danger, alerte notre expert, statisticien, Philippe Kaminski.
Tribune libre et hebdomadaire de Philippe Kaminski*
Frais émoulu de l’École, j’avais cependant acquis une légère connaissance de l’entreprise. Il était en effet d’usage, en cette époque déjà lointaine, de cumuler en dernière année les cours et un travail à mi-temps, en général dans une boîte de conseil créée et dirigée par un ancien élève qui savait adapter son management aux contraintes de cet exercice. Cela me fut très utile car, je l’avoue, il me fallut faire de grands efforts d’adaptation pour que mon esprit formaté par le moule scolaire de la théorie pure s’ouvre peu à peu aux réalités tangibles, d’abord techniques (heureusement qu’il y avait ce palier !), puis humaines, et enfin commerciales. Ce ne fut pas un long fleuve tranquille. Je connus plusieurs réactions de rejet, des rechutes allant jusqu’à la promesse récurrente de ne plus me consacrer qu’à la recherche académique.
Mais au bout du compte la greffe prit, et elle prit solidement. À l’aise aussi bien dans l’éther des figures mathématiques que dans le terre-à-terre des procédés industriels ou de la négociation d’un contrat, je me croyais armé pour affronter tous les obstacles qui pourraient se présenter. Ces belles illusions se fracassèrent lors de ma rencontre avec deux mondes encore inconnus de moi : celui du pouvoir politico-administratif et celui de la presse. Des mondes où il ne sert à rien d’avoir raison et de le prouver par une démonstration sans failles, où il ne sert à rien d’imaginer la solution technique la moins chère et la plus performante. Ce sont d’autres commandements qui l’emportent.
Même et surtout s’il est certain de son diagnostic, l’expert ainsi désavoué, ainsi humilié par des forces obscures et dominatrices, n’a plus qu’à s’incliner. Il peut en souffrir, se rebeller, aller jusqu’à la dissidence, ou sombrer dans un délire de persécution ; j’en ai connues, de ces brillantes intelligences qui ont viré à la quasi-folie, échafaudant les plus absurdes scénarios de complot. Il peut, à l’inverse, retourner sa casaque et collaborer avec l’ennemi. Ce n’est pas glorieux, mais tellement humain. Il peut enfin trouver un voie médiane d’évitement, ce qui a heureusement été mon cas. Hausser les épaules, prendre du recul, attendre patiemment l’occasion d’une revanche où l’on saura faire reconnaître ses mérites ; ligne de crête difficile à tenir, mais la seule honorable.
Aujourd’hui, les contraintes sont beaucoup plus fortes que celles que j’ai rencontrées lors des deux aventures anciennes dont le récit suit, et qui m’ont laissé un souvenir cuisant. Aussi j’imagine que les experts sont beaucoup plus nombreux qu’alors, en proportion, à être devenus collabos et ce sans états d’âme. Mais peut-être est-ce la règle normale, celle qui a prévalu presque tout le temps dans l’Histoire, à l’exception de quelques fenêtres heureuses où l’expertise et la science ont pu porter, stimuler et entretenir l’esprit critique. Le prix à payer pour ce verrouillage mental généralisé que chacun peut constater, c’est que les nouveaux paradigmes, longtemps réprimés, ne pourront s’imposer que par des éruptions violentes jetant tout à bas. Bonne chance à ceux qui verront, qui vivront la prochaine.
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La fin des « trente glorieuses » s’annonçait, mais personne ne le savait. Les esprits n’étaient pas en mesure d’imaginer autre chose qu’une poursuite de la croissance. Notre région compte deux grandes agglomérations, qui avaient l’une et l’autre gagné beaucoup d’habitants au cours de la décennie précédente. Les usines ne cessaient de s’agrandir, l’exode rural leur fournissant la main d’œuvre nécessaire, à mesure que se construisaient les cités périphériques permettant de l’accueillir. Pourquoi cela s’arrêterait-il un jour ?
Les services de la Préfecture nous demandèrent de réaliser un jeu de projections démographiques pour les dix ans à venir. Nous leur avons fourni le minimum syndical, c’est à dire fait croître les populations à un taux annuel fixe, sans aucune autre hypothèse de fécondité ou de solde migratoire, le scénario médian supposant le maintien de la tendance passée. Autour de celui-ci, un scénario hau, que nous pressentions peu réaliste, et un scénario bas, obtenus en faisant varier d’un chouïa le taux central. Il n’y avait pas de tableur à l’époque ! On travaillait à la règle à calcul. Le crânes d’œuf de la Préfecture ne pouvaient donc pas construire de variantes par eux-mêmes. Ils étaient condamnés à nous faire confiance.
Or leur obsession, c’était d’imaginer que chacune de nos agglomérations puisse atteindre le chiffre magique du demi-million. Seule la trajectoire haute, et pour un année terminale éloignée, permettait d’y parvenir. Ils ne conservèrent donc que ces chiffres extrêmes, sans nous en informer, et firent tirer une aguichante plaquette en quadrichromie, portant en exergue ce titre fracassant : Les experts sont formels : 500.000 habitants, c’est possible ! Et d’entrevoir tout ce que cela allait entraîner comme construction forcenée d’usines, de logements, de routes et d’équipements de toute sorte.
Nous en fûmes d’autant plus consternés que ni les rédacteurs du document, ni le maquettiste, ni les institutions qui le reçurent pour en faire une large diffusion au public n’avaient soupçonné ce qu’un étudiant de première année se doit d’avoir compris, à savoir que les projections exponentielles ne sont pas additives. Autrement dit, que la somme des projections n’est pas égale à la projection de la somme. Sur des échéanciers courts et avec des taux faibles, les différences sont minimes. Mais elles peuvent rapidement se creuser, et c’était le cas. Les chiffres figurant dans la plaquette montraient clairement que la région n’aurait pas assez d’habitants pour peupler ses principales villes, autrement dit que les campagnes auraient un nombre d’habitants négatif. Mais semble-t-il, aucun lecteur ne leva le lièvre, en procédant à la soustraction fatale.
Le sous-préfet à qui je tentai d’expliquer la chose le prit très mal. Il ne voulait rien comprendre et nous accusait sans cesse de nous être trompés – pire, d’avoir voulu tromper les autorités. Devant mon insistance il finit par exploser. Les 500.000, vociféra-t-il, c’est un objectif stratégique, et ce ne sont pas vos petits calculs de m… qui vont y changer quelque chose !
Je ne pouvais rien répondre, mais les événements s’en sont hélas chargés. La débâcle industrielle s’amorça dès l’année suivante, celle du premier choc pétrolier. Par milliers, les ouvriers s’en vinrent grossir les rangs des chômeurs. Les mirages de la croissance avaient fait place au sauve qui peut. Et de nos jours, les populations de nos deux grandes villes sont à peine supérieures à celles de 1973.
***
La seconde anecdote est à peine plus tardive. Tronçon par tronçon, l’autoroute traversant la région prenait forme. Chacun en attendait un effet favorable au développement local. Mais de combien, où, et pour qui ? C’est à nous que la question fut posée, et nous ne pouvions nous défiler, tant la pression était forte. Vous, les experts, vous allez nous dire, vous devez nous dire, combien d’emplois l’autoroute va créer.
Nous avons cherché dans la littérature, nous avons interrogé plusieurs éminents universitaires. Mais la réalité nous fut cruelle : il n’existait aucune méthode documentée pour répondre à la question. Je pense d’ailleurs que c’est toujours le cas, malgré tous les progrès que nous avons pu faire en termes d’accumulation et de traitement de données. Nous étions tentés de renoncer, mais le directeur général nous fit savoir de Paris qu’il fallait poursuivre. Faîtes au mieux, nous fit-il savoir, avec mesure et bon sens. Parce que si vous ne le faîtes pas, d’autres le feront, et ce sera bien pire.
Comme encouragement, on a certes fait mieux. C’est la seule fois de ma vie où j’ai livré une étude entièrement bidonnée. Mais je me savais couvert. Une fois l’affaire terminée, j’espérais bien ne plus en entendre parler. Cet espoir fut de courte durée. Le journal y consacra une page entière ! Non seulement tous les chiffres y furent commentés, comparés, soupesés, mais le chapeau de l’article me tressa une couronne d’éloges comme je n’en ai jamais depuis reçu de semblables ! Il faut féliciter les auteurs de cette remarquable étude qui nous apporte, avec une clarté d’exposition à laquelle nous ne sommes pas coutumiers, des résultats que nous attendions depuis longtemps et qui seront utiles à tous, élus locaux comme acteurs économiques…
De tels coups de brosse à reliure pour des chiffres totalement inventés, je n’en revenais pas. Et cela ne s’arrêta pas à ce premier article. Les données étaient présentées échangeur par échangeur, ce qui concernait directement quelques maires et conseillers généraux. Et un jour sortit un article d’analyse politique expliquant doctement que mes chiffres établissaient de façon évidente que les élus de l’opposition départementale faisaient plus et mieux pour la création d’emplois que ceux de la majorité. Il ne me restait plus qu’à me reconvertir dans l’astrologie.
Je sais depuis cet épisode que quand on a bidonné une fois avec succès, la tentation est grande de recommencer, de s’en faire une spécialité. Il faut certes avoir un certain don pour sentir ce qui va susciter l’intérêt, ce sur quoi les journalistes ne manqueront pas de surenchérir ; mais dès lors qu’on est sûr de sa bonne étoile, le voie royale est grande ouverte pour une brillante carrière d’escroc à l’expertise. Ce n’est peut-être pas un métier d’avenir, mais c’est certainement un métier du présent.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, notamment en lien avec l’ESS.