Exil de l’exception
Où notre chroniqueur se récapitule. Sans capituler.
J’aime tenir ici des propos drolatiques ou violents contre ce qu’on appelle la culture, la diffusion culturelle, ou pour emprunter un terme à la mafia, le milieu culturel.
C’est un milieu sans plus d’exigence aucune et qui conséquemment grandit à grande vitesse, constamment allaité qu’il est aux mamelles de l’analphabétisme et de l’idéologie. La nourriture est pauvre, avariée, abondante.
Notre époque a tout à fait donné raison à ce que disait Jean-Luc Godard dans les années 1995, à savoir que la culture (la diffusion culturelle) était la règle ; que l’art était l’exception ; et qu’il est de la règle de vouloir la mort de l’exception.
L’exception, il y a des tribunaux pour ça. Et je vous prie de croire qu’ils sont culturels, ces tribunaux ! De vrais comités d’experts. D’experts en quoi ? En conformité à l’idéologie du jour, quelle qu’elle soit.
La culture diffère désormais très peu de la censure. C’est la censure directement qui forme, produit, diffuse, se congratule. Le monde entier se retrouve nappé, englué d’un sirop lui dégueulant à grands flots sur sa face.
Pour être plus violent encore et décrocher tel pompon godwinneur, je dirais que c’est la culture, désormais, quand elle voit une œuvre d’art, qui sort son revolver et gueule Plus jamais ça !
Puis le déversoir idéologique justifie, trouve le grief adéquat. L’œuvre n’est pas conforme, on y trouve un fond en contradiction avec tout ce que promeut l’analphabétisme ambiant, et dont la société de robots humains sous contrôle techno-politique total a besoin. Et comme le spectateur est bête, il faut le préserver de cette non-conformité idéologique, car la culture et elle seule, en partenariat pédagogique avec l’Éducation Nationale, est la gardienne du bon abrutissement, la promotrice de la servilité idéale.
Je crois que c’est ici, dans ces chroniques, qu’il faut tenir de tels propos violents. Et j’essaie de le faire souvent, et de le faire honnêtement, c’est-à-dire avec beaucoup de mauvaise foi.
J’assume, comme on dit aujourd’hui, la mauvaise foi. J’en trouve beaucoup aussi chez ceux qui tiennent à l’apparence de l’objectivité. La prétention à l’objectivité est la forme intellectuelle de la mauvaise foi. C’est un biais bien connu, qui a son efficacité, et dont l’usage est très commun.
Je réagis, certes ; et d’aucuns, que la facilité ne rebute pas, disent sans doute que si je réagis, c’est que je suis réactionnaire.
À moins que je ne réagisse parce que je suis vivant. Je réagis d’ailleurs dans les deux sens : il m’arrive parfois de saluer tout à coup telle œuvre qui s’est présentée à moi et que j’ai trouvée belle, intelligente, sensée…
Ils ne réagissent pas, eux, non parce qu’ils seraient morts (j’ai été tenté de le dire), mais, pour emprunter un jeu de mots à Philippe Muray, parce qu’ils sont actionnaires de ce système ; et que ne pas réagir leur garantit peut-être la conservation de leur petite niche dans la grande paroi hiérarchique de la culture française.
Critiquer, c’est dévisser, mourir peut-être. Se taire est plus prudent — c’est un fait. Je ne peux pas les blâmer de penser à leur retraite. C’est important, la retraite. Ça justifie amplement qu’on reste au chaud dans sa niche. (Je m’abstiens charitablement de prendre pour exemple le dernier manifeste torcheculatif d’un.e quarteron.ne de dramaturges d’une complaisance éhontée. Une autre fois peut-être.)
C’est un fait que presque tout, aujourd’hui, dans ce milieu m’irrite légèrement ; alors je passe calmement ma colère ici (je suis, dans la vie, un type plutôt calme) ; et cela m’apaise : je puis passer à autre chose.
Commencer à passer à autre chose, ou plutôt, retrouver autre chose, débarrassé enfin de la diffusion culturelle et de ma réaction à la culture. Oui, débarrassé de ces deux faces de la même fausse monnaie (oui, la critique aussi participe de cette fausse monnaie et moi aussi, n’ayez crainte, je suis un pourri, je ne vaux pas mieux que ceux que je critique ; moi aussi je bouffe, même mal, et je songe à la retraite, très espérée bérézina).
Mais de cela, ce qui se dégage enfin lorsque les deux faces de la mortifère culture sont évacuées, je ne parlerai pas ici. Et je ne commettrai plus l’erreur de proposer rien qui importe, à la diffusion culturelle. Si je dois faire quelque chose, ce sera en-dehors ; et je m’abstiendrai de prévenir à la cantonade, de faire de la publicité et de secouer les réseaux.
Soumissionne à la mafia qui veut. Et pour le reste, il y a la lenteur, le secret, le silence.
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Avec un goût prononcé pour le paradoxe, la provocation, voire la mauvaise foi, le dramaturge, metteur en scène et comédien Pascal Adam prend sa plume pour donner un ultime conseil : « Restez chez vous » ! Tel est le titre de sa chronique bimensuelle, tendre et féroce, libre et caustique, qu’il tient depuis janvier 2018. Un recueil choisi de ces chroniques paraîtra aux éditions Corlevour en 2022.