État des lieux des auteurs et autrices de théâtre en France (1/3)
Depuis la publication d’un dossier polémique de Libération sur la place des auteurs et autrices de théâtre à notre époque, ces derniers sont sur le pied de guerre. Les initiatives se multiplient, des actions menées par les Écrivains associés du théâtre aux prochains États généraux, en juillet prochain, à Avignon. Entretien croisé avec Philippe Touzet et Michel Simonot.
Les premiers États généraux des écrivaines et écrivains de théâtre (EGEET) auront lieu, du 11 au 13 juillet prochains, à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Cette initiative, menée par des auteurs et autrices de théâtre de divers horizons, s’inscrit dans le prolongement d’actions menées depuis plus d’une vingtaine années. L’enjeu ? Repenser certaines problématiques, donner un nouveau souffle, renouveler les approches, formuler un certain nombre de préconisations…
Les récentes nominations aux Molière dans la catégorie « auteur francophone vivant », surtout celles de Christophe Honoré et de Virginie Despentes, montrent que la nature même du travail de l’écrivain de théâtre n’est pas claire, que la distinction entre auteur et adaptateur est poreuse…
Afin de préparer ces États généraux* et en vue d’éclaircir certaines problématiques, nous avons réuni deux personnalités, auteurs et acteurs engagés, qui diffèrent dans leurs appréhensions et leurs approches de la réalité des auteurs : Philippe Touzet, président des E.A.T. de 2014 à 2019 (il laisse la main ce mois-ci), et Michel Simonot, membre du comité de pilotage des prochains États généraux.
L’entretien sera retranscrit en trois parties :
– État des lieux des auteurs et autrices de théâtre en France (1/3)
– Avons-nous encore besoin d’auteurs de théâtre ? (2/3)
– Les réalités sociale et économique d’un écrivain de théâtre en 2019 (3/3)
Premier volet cette semaine : état des lieux des auteurs et autrices de théâtre en France.
Entretien.
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En janvier 2018, le journal Libération s’interrogeait : « Théâtre : A-t-on encore besoin des auteurs ? » Ce dossier a provoqué une réaction assez massive, alors même que la situation n’est pas nouvelle : les auteurs sont une variable d’ajustement des théâtres, généralement précaires… Comment avez-vous reçu cette polémique ?
Philippe Touzet – Cet article a surtout provoqué en moi un énorme énervement. Ce qui m’a surtout agacé, c’est la méconnaissance qui émanait de cet article : la personne n’avait pas fait son boulot de journaliste, annonçait contre-vérité sur contre-vérité, ne savait même pas distinguer un auteur d’un metteur en scène… C’était un dossier sur les auteurs, sans presque aucun auteur ni un représentant des organisations professionnelles interviewé ! C’est pourquoi j’ai écrit très rapidement une tribune, que Profession Spectacle a d’ailleurs relayée, en essayant de ramener du calme et de la raison, en montrant qu’il y a différentes écritures théâtrales et qu’il est stupide de les opposer, comme le faisait ce papier.
Michel Simonot – La violence de la réaction au lendemain de ce dossier m’a également surpris sur le coup. Je suis d’accord avec toi pour dire que la situation n’est pas nouvelle, sauf que nous sommes à un moment de fragilité plus grande – qui est propre à tout le monde artistique, et pas seulement aux auteurs. Cependant, il y a un rapport de plus en plus compliqué aujourd’hui entre les auteurs et le plateau, le théâtre, notamment du fait de la multiplication de ceux et celles qui veulent écrire pour la scène. Nous ressentons une injustice à ne pas être reconnus en tant qu’écrivains par notre écriture, nos textes, indépendamment de leur mise en scène.
Deux types d’États généraux sont actuellement en cours : le premier sur le livre, dont le deuxième volet s’est déroulé le 4 juin dernier, le second sur les auteurs et autrices de théâtre, qui aura lieu à Villeneuve-lès-Avignon en juillet prochain. En quoi ce format vous paraît-il pertinent pour répondre à la crise traversée par les écrivains ?
Philippe Touzet – Tout d’abord, c’est positif ! Cela veut dire que les auteurs sont en train de se réveiller, de se rassembler, de discuter, d’essayer de trouver des solutions… J’ai quinze ans d’expérience au sein des organisations professionnelles, et n’avais pas encore vu pareil engouement. Je rejoins complètement Michel : nous sommes tous concernés – auteurs de théâtre, scénaristes, réalisateurs, bédéastes, etc. – par cette précarisation totale, par le fait que nous voulons vivre dignement de notre métier, ce qui est quasi impossible aujourd’hui. Cette réponse structurelle est donc enthousiasmante. Toutefois, si je vais un petit peu plus loin, il vaut mieux que ça marche ! Parce qu’on ne peut plus dire que les auteurs ne se bougent pas. Si, dans six mois ou un an, nous voyons que rien ne bouge, cela risque d’être catastrophique moralement, psychologiquement et même collectivement. Certains tenants d’une radicalisation risqueraient alors de prendre le relais.
Michel Simonot – Il faut rappeler une première étape importante : la création des E.A.T. [Écrivains associés du théâtre, NDLR] en 2000, association dont je ne suis d’ailleurs plus membre, était déjà le fruit d’un sentiment commun – je ne parle pas stricto sensu de collectif – des écrivains inconnus à de tout jeunes auteurs. À la première assemblée générale, nous étions près de deux cents, dont des personnalités telles que Roger Planchon. Mais l’article de Libération a suscité l’envie de s’exprimer d’une autre manière, avec un cadre plus général et non seulement associatif : qu’est-ce que tous les auteurs ont en commun, qu’ils veulent défendre ? L’auteur ou l’autrice est la personne la plus précaire de toute la chaîne théâtrale. Nous sommes précarisés non seulement en externe, du fait du manque de statut légal et administratif, mais également en interne : plus il y a d’auteurs, plus nous sommes fragilisés. C’est assez paradoxal, voire contradictoire : l’idée d’auteur est de plus en plus valorisée, mais son travail est de moins en moins pris en compte dans la réalité. C’est une contradiction difficile à vivre, psychologiquement et socialement.
Philippe Touzet – Ce n’est pas qu’une question de précarité, c’est aussi générationnel. Dans les années soixante et soixante-dix, le théâtre est globalement écrit par des personnes exerçant des professions libérales. Ce n’est plus le cas : une grande majorité des auteurs entre vingt-cinq et soixante ans sont dorénavant intermittents du spectacle, des gens de plateau – comédiens, metteurs en scène, directeurs de compagnie… Ce qu’il faut bien voir, c’est qu’il y a deux précarités, celle de l’auteur et celle liée au statut de l’intermittent. C’est pourquoi, insensiblement, notre profession tend vers la précarisation.
Le seul à avoir explicitement formulé une proposition concernant les auteurs, c’est Benoît Hamon, lors de la carte blanche du second tour à la primaire socialiste : il évoquait la mise en place d’un statut pour l’auteur, en partie sur le mode du régime d’intermittence. Est-ce une bonne solution ?
Michel Simonot – La difficulté d’une telle proposition réside dans le fait que la rémunération des auteurs n’est liée à aucune règle. L’intermittence de l’acteur est régie par des conditions précises et légales. L’auteur, quant à lui, est payé – quand il l’est ! – de différentes manières : droits d’auteur, salaires, repas… Avant même de discuter de la pertinence de l’intermittence pour un auteur, il faudrait déjà s’accorder sur des règles, professionnelles et légales.
Philippe Touzet – Je pense pour ma part que c’est une fausse bonne idée. Les auteurs doivent être rémunérés en droits d’auteur, tout simplement. Nos statuts sont complètement différents. Ce serait pour moi une catastrophe de fondre les auteurs dans l’intermittence. Certains auteurs ont plusieurs métiers… Leur rajouter un statut supplémentaire ? C’est impossible. Sans parler des auteurs qui ne voudront pas de cette fusion, de cette absorption par les intermittents du spectacle, qui sont également fragiles. Commençons par payer les droits d’auteur, ce serait déjà bien ! Les auteurs de théâtre sont déjà dans une situation redoutable, en étant moitié plateau, moitié papier. Nous sommes liés à un éditeur pour la diffusion de nos œuvres, mais savons très bien que nous vivons essentiellement de droits liés à la représentation. C’est pourquoi la SACD est si importante pour nous. Par ailleurs, beaucoup d’auteurs vivent de leurs droits accessoires, grâce à leurs ateliers d’écriture, leurs conférences… L’intermittence signifierait être coupé de la communauté des auteurs, ce que nous ne souhaitons pas. Restons sérieux. C’est un beau piège, dans lequel il ne faut surtout pas tomber.
Michel Simonot – Que rémunère-t-on ? Tout d’abord une écriture, qui se fait hors du temps du plateau (sauf précisément pour les « écritures de plateau »). D’où vient ensuite cette écriture ? Selon qu’on écrit du plateau ou de la table, selon la nature même de la production, le statut de l’écriture pourrait effectivement déterminer le mode de rémunération. Du moins, je pose la question. Il y a par ailleurs la question de la notion même d’auteur : il y a aujourd’hui une distinction entre auteur et écrivain, du fait de la revendication d’autres professions de bénéficier du statut d’auteur, du scénographe à l’éclairagiste. Tous ceux qui concourent à porter une production réclament dorénavant des droits d’auteur.
Philippe Touzet – On ne peut pas faire de statut à la commande ! Tu écris, tu es auteur de théâtre, tu es rémunéré en droits d’auteur : les commandes d’écriture et les résidences sont rémunérées en droits d’auteur, que l’écriture vienne de la table ou du plateau. Seuls les metteurs en scène ou comédiens qui écrivent et produisent leur spectacle veulent être rémunérés en intermittence. Mais c’est tout confondre ! Ce n’est pas le même métier.
Michel Simonot – Cette proposition de Benoît Hamon a finalement le mérite de poser la question de la reconnaissance de l’auteur dans la chaîne de production économique. Bien souvent, les compagnies sont réticentes à payer les droits d’auteur !
Probablement parce que la plupart des théâtres et des compagnies oublient que l’auteur est payé en différé, à la différence des comédiens…
Philippe Touzet – Exactement ! Le budget des théâtres et des compagnies est mal conçu. Il faut tout simplement prévoir les droits d’auteur dans la production. Lorsque la facture arrive des mois plus tard, théâtres et compagnies perçoivent ça comme un impôt, du fait qu’ils ont oublié de l’inscrire lors de la pré-production. Ce n’est pas une taxe mais un droit, le droit d’une personne qui a participé au collectif. C’est pourtant très simple de prévoir les droits d’auteur : il suffit d’ajouter une petite ligne budgétaire.
Michel Simonot – C’est sûr que dans la tête des théâtres, l’idée de prévoir dans le budget la rémunération des auteurs est sinon étrangère, du moins peu évidente. À la fin d’un spectacle, la compagnie est payée, tandis que l’auteur n’est payé que lorsque la SACD ou un agent vient chercher l’argent. Ce n’est alors plus le temps du spectacle. Cette temporalité différente crée des tensions inutiles. Il faudrait peut-être penser la rémunération plus en amont, au même titre que les autres agents de la représentation.
Philippe Touzet – J’ai été comédien pendant près de vingt-cinq ans : tout est prévu pour nous, acteurs et techniciens, des salaires aux déplacements et aux primes de panier. Mais on ne prévoit en revanche que très rarement les droits d’auteur, qui n’interviennent que six mois plus tard.
Michel Simonot – Cela donne trop souvent l’impression aux compagnies et aux théâtres que l’auteur ne fait pas partie du spectacle.
En octobre 2015, lors d’une rencontre avec Louise Doutreligne et toi, Philippe, vous m’aviez confié que les E.A.T. militaient pour l’inclusion d’auteurs dans les équipes permanentes de théâtre. Ce combat est-il toujours d’actualité ?
Philippe Touzet – Ce combat est absolument pertinent.
Michel Simonot – Eh comment !
Philippe Touzet – Michel parlait plus tôt de la création des E.A.T. Cela fait vingt ans que c’est dans les statuts et un jour, on y arrivera. C’est tout de même incroyable ! C’est comme si le boulanger faisait son pain en dehors du fournil, sur le trottoir. C’est ça qu’on demande à l’auteur de théâtre. Tu peux traverser des décennies sans être associé à un théâtre, alors même que tu es un auteur de littérature dramatique reconnu. Tu ne sens plus l’odeur des fauteuils, la poussière du plateau… Tu es dissocié de ton lieu viscéral. On ne demande pas la lune, mais que les auteurs et autrices soient au moins dans les théâtres nationaux, où existent tout de même des compagnonnages, ainsi que dans les centres dramatiques nationaux, les scènes nationales et les scènes conventionnées. Il ne s’agit pas qu’un auteur reste dix ans à Montluçon ou à Dieppe, mais qu’ils aient un contact régulier et fidèle, pendant quelques années, avec la scène, sans connaître l’angoisse de ne pas avoir à manger le soir.
Michel Simonot – Je mettrai des nuances. Il est évident que nous demandons tous des résidences et des statuts d’associés permanents pour les auteurs. Mais qu’est-ce qu’être associé dans un théâtre ? J’ai connu plusieurs auteurs – y compris connus – qui, au nom de leur statut d’associés, avaient essentiellement pour mission de rédiger le tract, le dossier de presse et la brochure de communication ! On nous dit : « comme vous savez écrire, vous allez vous occuper de la comm’ ». Le travail d’écrivain est alors mis de côté ; et s’il écrit, on ne monte pas forcément ses textes. C’est bien ce que nous disons depuis le début de notre entretien : l’auteur est rarement pris au sérieux dans la chaîne de production théâtrale. Je pense donc que cette préconisation n’est pas évidente. C’est un avis strictement personnel : être auteur permanent dans un théâtre pose de gros problèmes aujourd’hui. Par exemple, je ne suis pas du tout certain qu’il faille sentir, comme Philippe le disait précédemment, l’odeur du plateau. Le danger que je vois pour l’auteur, et cela rejoint la question de l’écriture que nous aborderons par la suite, c’est de le contraindre à se positionner par rapport aux codes et aux normes du théâtre. Je suis d’accord qu’il faut donner des conditions matérielles d’écriture à l’auteur, mais qui ne le conduisent pas nécessairement à le mettre en situation de devoir prendre en compte les obligations de plateau. Ce serait alors une restriction profonde à son acte littéraire. Or si nous voulons que la création bouge, il faut offrir une distance et une indépendance aux auteurs ! Pour moi, c’est capital. Sauf à faire l’expérience du plateau pour connaître les contraintes et savoir comment en jouer, voire s’en libérer. C’est mon cas.
Philippe Touzet – Artiste associé ne signifie pas artiste permanent : on parle de deux ou trois ans. Mais il est certain qu’il faut travailler les conditions d’écriture. Je te rejoins, Michel, dans ton constat que les auteurs associés sont parfois réduits à faire de la communication, voire à jouer le rôle d’animateur socio-culturel ! Il faut donc que les contrats stipulent explicitement que l’auteur est là pour écrire. Qu’ils fassent la plaquette de programmation pour la saison et un ou deux ateliers d’écriture, pourquoi pas ? À condition que leur mission essentielle consiste en la production d’une œuvre littéraire.
Michel Simonot – Je ne suis même pas d’accord pour qu’ils fassent de la communication, parce que quand tu fais ça, tu te mets précisément dans une logique qui n’est en aucun cas celle dans laquelle doit être l’écrivain. L’auteur ne peut être celui qui anticipe la venue du public. Nous touchons là une question de fond : écrire, est-ce anticiper la venue de spectateurs ?
Philippe Touzet – Mais tu sais bien que tout est négociation ! Un auteur, si tu le fais travailler dans un théâtre, c’est déjà bien : il peut rendre quelques missions par ailleurs, dans la mesure où on lui offre les conditions de travailler correctement, au chaud.
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
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* Pierre Gelin-Monastier, rédacteur en chef de Profession Spectacle, interviendra lors de la première table ronde portant sur la question de l’écriture et intitulée : « La reconnaissance des textes : une inscription littéraire et dramatique ». Elle aura lieu à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, le jeudi 11 juillet 2019, de 9h30 à 13h.
Crédits photographiques : Pierre Gelin-Monastier