« Et les colosses tomberont » de Laurent Gaudé : une apologie du sacrifice
Romancier, nouvelliste et dramaturge, Laurent Gaudé a reçu le prix Goncourt en 2004 pour son roman Le Soleil des Scorta. Sa dernière pièce publiée par les éditions Actes Sud – Papiers, Et les colosses tomberont, est le fruit d’une commande du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Écrit pour les élèves de la promotion 2018, il a été mis en scène par Jean-Louis Martinelli lors des présentations publiques du Conservatoire qui ont eu lieu en novembre 2017.
À l’origine de la pièce, il y a la mort tragique d’un vendeur de fruits, Mohamed Bouazizi, qui s’immole par le feu au début de l’année 2011 après avoir subi une ultime humiliation de la part des policiers tunisiens. Cette mort par le feu est l’étincelle qui a embrasé le monde arabe, provoquant des départs de feu dans de nombreuses dictatures (Tunisie, Egypte, Lybie, Syrie, Yémen et jusqu’à Bahrein). C’est ce que l’on a appelé le « printemps arabe », un printemps auquel a hélas succédé, dans la plupart des pays concernés, le rude hiver de la guerre ou d’une nouvelle dictature (sans qu’il y ait entre les deux de véritable été). De sorte que tous les colosses ne sont pas tombés et qu’à ceux qui le sont en ont succédé d’autres (nous pensons en particulier à l’Egypte).
Mais en Tunisie au moins, le sacrifice de Mohamed Bouazizi, qui a déjà inspiré des romanciers (Par le feu de Tahar Ben Jelloun) n’a pas été vain : sa mort a fait naître un peuple, et un peuple en colère ; sa mort a fait naître un peuple qui a fait fuir un dictateur. Tout cela, la pièce de Laurent Gaudé le montre très bien.
On saisit moins en revanche ce qui l’a poussé à créer une sorte de polyphonie dramatique entre la révolution tunisienne et la révolution égyptienne, dont le déroulement et l’issue ont été très différentes. Surtout, le lien dramatique auquel il tente de recourir – les conséquences du sacrifice de Mohamed Bouazizi en Tunisie, l’errance d’un jeune enfant devant aveugle parmi les manifestants de la place Tahrir en Egypte – peine à créer une unité et même un écho entre les deux récits. On cherche sans trouver ce qui relie l’homme qui s’ôte la vie à l’enfant qui perd la vue.
Demeure, tout de même, la raison d’être de la pièce : le sacrifice d’un homme qui décide de donner sa vie pour le bien de ses frères.
À l’origine, le mépris et l’humiliation
À l’origine du geste désespéré de Mohamed Bouazizi, il y a la répétition inlassable, et pourtant insupportable, des vexations et humiliations subies de la part des policiers municipaux qui, de nouveau, confisquent la marchandise du vendeur de fruits, c’est-à-dire le privent de sa seule source de revenus, qui est aussi la seule de sa famille. Mohamed Bouazizi fait partie de ces humiliés et offensés décrits par Dostoïevski dans l’une de ses premières œuvres.
À la vérité, il est issu d’une longue lignée d’humiliés et d’offensés, et c’est cela qui donne à sa révolte une dimension historique et politique, une dimension collective et quasi-prophétique, les humiliations subies par ses aïeux parlant à travers sa révolte :
« Il faut un long temps de révolte avortée, de manifestations réprimées.
Il faut être d’une lignée de colères ravalées,
Échine pliée de père en fils, depuis des générations,
Et ce qui naît, alors, c’est ce qui nous traverse aujourd’hui,
C’est une rage plus vieille que nous. »
Fils de l’humiliation, Mohamed Bouazizi, en s’immolant par le feu devant les bureaux du gouvernorat où il est d’abord allé en vain demander la restitution de sa marchandise, devient le corps et la voix de la révolte de ses aïeux et, par son sacrifice, fait converger et éclater en lui toutes les colères souterraines, toutes les offenses depuis si longtemps accumulées. C’est le malheur et la colère du peuple qu’il exprime. Fils d’une foule d’humiliés, il devient père d’un peuple d’humiliés.
(Double) Discours et méthode de tyran
Ébranlé par les manifestations qui demandent son départ, le dictateur (le président Ben Ali en Tunisie) livre un discours télévisé mettant en garde contre les risques de chaos et mettant en cause les « ingérences extérieures ». Surtout, la pièce montre, après et derrière ce discours convenu, un second discours plus abrupt, plus grossier, promettant de réprimer dans le sang tout mouvement de révolte, discours d’un homme considérant le pays comme sa propriété : « Je suis là depuis toujours et resterai là pour toujours… le pays, lentement, me reviendra et à la fin des fins… je serai toujours le cul sur mon trône… »
Bien que nous ayons signalé la juxtaposition maladroite entre le récit tunisien et le récit égyptien, l’un des intérêts du second est de montrer comment le régime dictatorial a cherché à se sauver en adjoignant à sa féroce police des repris de justice lancés, armés, contre la foule des manifestants après avoir été libérés pour les besoins de la cause. Tout Égyptien et tout familier de l’Égypte connaît cette méthode et ces truands sanguinaires appelés « baltagiyyas » (« voyous »).
La chute des colosses
À la fin les colosses tombent, nous dit et nous montre la pièce :
« Après des générations de silence,
de soumission
Après des dizaines de vies immolées,
D’innocents sacrifiés.
Comment ça tombe,
Sans un bruit »
Regrettons, en guise de parenthèse, l’emploi excessif, peu correct et guère euphonique du « comment », non interrogatif, en début de phrase. Il aurait été plus indiqué d’utiliser l’adverbe « comme ».
Une fois le tyran tombé, « Ce qui frappe, / C’est la vacance ». Et c’est alors qu’un autre dictateur peut survenir ajouterions-nous… Mais l’auteur se veut optimiste et veut croire que la vision (et la représentation théâtrale) d’une seule révolte « efficace », malgré toutes les révoltes réprimées dans le sang qui l’ont précédée et qui lui succéderont, que cette vision, qui est celle du spectateur, est déjà une victoire, est déjà le signe de la fin de la servitude volontaire – l’auteur plaçant en épigraphe un extrait de l’œuvre de La Boétie.
Une apologie du sacrifice
Terminons en soulignant la force de l’apologie du sacrifice que l’on trouve au début de la pièce, dans un passage où l’on entend l’écho du chant du serviteur souffrant du livre d’Isaïe :
« …ce que tu as brûlé en t’immolant,
C’est notre servitude.
Tu as brûlé notre silence et notre soumission.
Tu as brûlé nos jours lents sans perspective de rien.
…nous sommes prêts à comprendre ce que tu nous as offert
en allumant ton briquet. »
Ainsi parle le grand poète Isaïe du serviteur souffrant : « Vraiment c’était nos maladies qu’il portait, et nos douleurs dont il s’était chargé ; et nous, nous le regardions comme un puni, frappé de Dieu et humilié… le châtiment qui nous donne la paix a été sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. » On peut voir en Mohamed Bouazizi un serviteur souffrant du peuple tunisien.
Laurent Gaudé, Et les colosses tomberont, Actes Sud – Papiers, 2018, 50 p., 12 €