Est-ce le temps de sortir de l’emprise de l’État ?
Entre les mastodontes que sont l’État et le Marché, une troisième voie existe. Elle s’est incarnée aujourd’hui sous le nom et la forme de l’Économie Sociale. Dans la trinité économique, l’État représente le Père, le Marché correspond au Fils, tandis que l’Économie Sociale pourrit être assimilé au Saint-Esprit.
Actualités de l’économie sociale
Dans ma précédente chronique, je déplorais l’absence, face aux deux continents aux mille visages que sont l’État et le Marché, d’un tiers acteur mieux à même de définir les voies du Bien commun et de débloquer les impasses, tant intellectuelles qu’organisationnelles, dans lesquelles se fourvoient nos sociétés dites « développées », en fait victimes de leur prospérité et de leur vieillissement. Je pensais bien entendu à l’Économie Sociale, dans sa forme actuelle, qui certes n’est pas absente mais qui ne parvient pas à sortir d’un rôle de second rang. Et je mettais cet effacement sur le compte d’une trop grande complaisance, du moins en France, vis à vis des Pouvoirs publics, dont elle se contente trop souvent de n’être qu’un sous-traitant docile et zélé.
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Je sais que cette quête d’une « troisième voie » n’est pas chose nouvelle. Mais si, depuis bientôt deux siècles, elle a le plus souvent pris les traits d’une utopie irréaliste, c’est parce que ses promoteurs ont trop semblé vouloir lui donner l’exclusivité de la conduite des sociétés humaines. Puisqu’elle est, selon ma démonstration, supérieure au collectivisme étatique et supérieure au capitalisme libéral, elle doit se substituer à eux, prendre leur place et les renvoyer au cimetière des idées mortes : tel a toujours été, peu ou prou, le discours des prophètes d’un monde meilleur reconstruit selon leurs visions. Il n’en est sorti que des sectes, avec leurs cortèges de scissions et d’illuminés, des théories plus ou moins fumeuses, et quelques micro-réalisations éphémères.
Mais ce qui a survécu, ce que les épreuves de l’Histoire ont reconnu comme pérennes, ce sont les organisations qui n’ont pas eu cette prétention folle et qui se sont contentées de lutter pour survivre en faisant valoir leurs avantages comparatifs. Coopératives, mutuelles, fondations, institutions caritatives ou sociales de natures diverses, certaines étant en vie depuis fort longtemps, ont fait et font chaque jour la preuve de leur aptitude à s’adapter et à conquérir de nouveaux espaces. On peut, bien entendu, leur faire grief de s’être banalisées, d’avoir perdu, renié ou simplement laissé s’étioler leur potentiel de subversion, de transformation sociale. C’est un débat récurrent et inévitable. C’est la vie. On peut mourir jeune par excès d’idéal, et par symétrie on peut mourir sur le tard par insuffisance d’idéal. Reconnaissons tout de même que beaucoup d’entreprises d’Économie Sociale ont su se maintenir à égale distance de l’un et l’autre de ces risques mortels.
Il faut se rendre à l’évidence : oui, la troisième voie existe. Elle s’est incarnée aujourd’hui sous le nom et la forme de l’Économie Sociale. Elle avait pris d’autres formes, d’autres noms dans le passé, selon les lieux, selon les temps et les cultures. Pour la première fois sans doute, on la retrouve sous des aspects semblables dans tous les pays du monde. Elle repose sur des principes très différents de l’économie publique et de l’économie capitaliste. Mais il ne s’agit pas de les opposer, de vouloir que l’une d’entre elles domine et écrase les deux autres. Il ne s’agit pas de les mettre en concurrence, ce qui aboutirait immanquablement à un vainqueur et deux vaincus. Il s’agit de les composer, de les faire coexister en harmonie, de tirer le meilleur parti de chacune d’entre elles. J’entends proposer une conception trinitaire (que les théologiens me pardonnent cette incursion dans leur pré carré) de l’organisation économique : l’économie du Père, égalitaire et sécurisante voire bureaucratique, qui convient à beaucoup ; l’économie du Fils, faite de fougue et d’audace, qui accepte tous les risques et se soucie peu des dégâts qu’elle occasionne ; enfin, l’économie du Saint-Esprit, celle des solidarités organiques, où la protection du groupe n’est acquise que moyennant adhésion et effort collectif. C’est le fameux principe de la propriété commune et impartageable des bénéfices, dont une part ne peut être redistribuée qu’au prorata de l’activité, et non du capital investi.
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Autre chose : l’Économie Sociale ne doit pas être vue comme un composé hybride, sorte de mélange incestueux à mi-chemin entre l’État et le Marché. Non, elle ne se situe pas entre le collectivisme et le capitalisme ; elle est, avec eux, le troisième sommet d’un triangle équilatéral, aussi distante de chacun d’eux qu’ils le sont entre eux. C’est pourquoi je considère qu’elle trahit son rôle lorsqu’elle se met au service de l’État Providence, ou du moins lorsque ses porte-parole autorisés le font, alors qu’elle devrait sans cesse proclamer son autonomie et la transcrire dans les faits, dans ses comptes, hors des subventions et des prébendes d’un système d’État obèse et inefficient.
La situation actuelle est le fruit, non pas de la décentralisation en elle-même, mais de la conjonction fortuite après l’élection de 2002 d’une majorité présidentielle de droite, prête à laisser l’Économie Sociale vivre sa vie de son côté, et de régions toutes acquises à la gauche (sauf l’Alsace, mais l’Alsace, qui a de fortes traditions d’Économie Sociale, s’est alignée sur les autres régions).
Les conseils régionaux prirent tous des mesures favorables, en apparence, à l’Économie Sociale, s’en faisant une sorte de chasse gardée, puisque ce n’était plus une affaire du gouvernement central. Au début, c’était l’euphorie ! Les Chambres régionales de l’Économie Sociale se voyaient reconnues, valorisées, dotées de quelques moyens. Mais très vite, le piège se referma sur les uns et les autres : programmes, projets, budgets, contractualisations, objectifs, tout était soumis au rythme et aux caprices des instances politiques régionales, avec le vocabulaire des meilleures intentions du monde. Les « représentants » de l’Économie Sociale se coulèrent très vite dans ce nouveau moule et adoptèrent un discours d’assujettis heureux renchérissant sur les vertus de leur nouveau statut.
C’est sur ce terrain qu’arriva le gouvernement de 2012, qui allait faire adopter la loi Hamon dont le seul contrepoids à l’étatisation de fait de l’Économie Sociale fut la promotion, sur un modèle importé des États Unis, de l’entreprise sociale que là-bas on appelle le social business. Cette greffe quelque peu étrangère à notre culture ne se développa guère, mais elle est devenue un des mantras du gouvernement issu des élections de 2017. Notre actuel Haut-Commissaire ne jure que par ses social start-up, son French Impact et autres billevesées linguistiques dont il a du mal à faire partager le charme.
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Le proche avenir, au sortir de l’actuelle crise, pourrait cependant ouvrir des voies porteuses d’espoir. La sphère publique a beau accaparer un pourcentage record de la richesse nationale, son pouvoir réel et son efficacité intrinsèque n’en sont pas plus solides pour autant, loin s’en faut. Au contraire, l’État s’en trouve plus fragile, plus exposé. Tout le monde aura à gagner à une Économie Sociale pleinement autonome, et il suffira peut-être d’une légère secousse pour rompre le nœud de dépendance qui les lie. Qu’il me soit au moins permis de le souhaiter. Et de vous convier, chers lecteurs, à agir en ce sens.
Suite à la prochaine chronique : un retour sur une troisième voie esquissée au lendemain des événements de Mai 1968.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.