ESS – L’Autorité de la concurrence s’attaque au principe même de la coopération
La 12e édition du « mois de l’ESS » vient de débuter, avec plus de 1 000 événements annoncés en France. On pourrait croire le combat coopératif gagné. Il n’en est rien. L’autorité de la concurrence vient de condamner la coopérative ASTRE sous prétexte qu’elle est… coopérative ! C’est le principe même de la coopération qui est ici frontalement attaqué.
Actualité de l’économie sociale
Avant toute chose, je vous rappelle que traditionnellement, chaque année, le mois de novembre est aussi « le mois de l’ESS » : une concentration sur ces trente jours de conférences, rencontres, portes ouvertes ou expositions d’une grande variété, dans tous les coins et recoins de France, à l’initiative de mouvements ou d’organisations de l’Économie Sociale. En 2019, ce sera la douzième édition ; plus de mille événements sont annoncés, l’ensemble étant coordonné par les CRESS.
Certes, au fil des ans, la formule s’est quelque peu émoussée, et les médias n’y font guère écho. C’est dommage, car la chance peut vous y faire découvrir des pépites inattendues. N’hésitez donc pas à vous informer sur le programme prévu dans votre région !
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L’Alliance coopérative internationale (ACI) vient de tenir à Kigali son AG annuelle, couplée avec une conférence internationale sur la contribution des coopératives au développement. En réalité, il y fut davantage question des ODD (les fameux « objectifs de développement durable » de l’ONU) que de développement proprement dit. J’avais caressé un moment l’espoir d’y participer, en compagnie de mes amis de Côte-d’Ivoire animateurs de l’Économie Sociale dans ce pays qui m’est cher. Je n’ai pas été assez bien introduit, je n’ai pas su me montrer assez insistant, assez persuasif pour trouver le financement nécessaire. J’espère que les personnes qui ont bénéficié des soutiens qu’il faut et qui ont participé à la rencontre se sont montrées aussi impliquées et aussi motivées que j’aurais pu l’être…
En lisant avec toute l’attention nécessaire le compte-rendu diffusé par l’ACI, je n’ai peut-être pas grand chose à regretter. La déclaration finale est d’une affligeante banalité ; mais c’est hélas le lot commun de la plupart des réunions internationales de ce type. Il n’y avait pas de personnalité extérieure de premier plan ; et le commentaire glisse vite sur le contenu de la conférence pour annoncer les festivités à venir du 125e anniversaire de la fondation de l’ACI, indice que ce contenu devait être bien mince. Il est annoncé 1000 participants, ce qui signifie que le nombre d’inscrits à qui on a réservé un badge devait être légèrement inférieur, provenant de 94 nationalités différentes ; mais à voir les photos de la salle, il y avait peu de non Africains. Et si l’on en retire le contingent inévitable d’institutionnels et d’ONG, les officiels et les élus de l’ACI, il n’y avait sans doute que peu de coopérateurs de base venus des autres continents. C’est dommage, car le thème aurait mérité beaucoup mieux.
Mon amertume s’est donc estompée, mais je ne veux pas ressembler au renard de la fable qui, furieux de n’avoir pu voler les raisins qu’il convoitait, déclare ceux-ci « verts, et bons pour des goujats ». Si j’avais été sur place, j’aurais ouvert grands mes yeux et mes oreilles, et je me serais abstenu de toute réflexion sur le pays qui m’accueille. Ceci étant, à mon retour, j’aurais sans doute exprimé la même chose qu’aujourd’hui, à savoir qu’il est pour le moins suspect que l’ACI ait choisi le Rwanda, pays archi-militarisé et soumis à une dictature féroce, pour y tenir cette conférence. Le tyran de Kigali ne connaît que la répression et la propagande. Pour lui, de telles conférences ne sont que des opérations de propagande. C’est encore pire que ces compétitions sportives de prestige organisées au Qatar…
Il faudra refaire cette opération. Il le faudra absolument, car la coopération, et l’Économie Sociale en général, a un rôle majeur à jouer, dès maintenant et dans les prochaines décennies, pour que le continent africain prenne enfin son envol. Il faudra le refaire, en mieux, en plus grand, et surtout en plus concret. Et pourquoi pas en Côte-d’Ivoire ?
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La nouvelle vient de me parvenir, stupéfiante. L’Autorité de la concurrence, un « machin » qui ne dépend de personne, vient d’infliger une amende confiscatoire à la coopérative ASTRE. Celle-ci fera certainement appel. Mais d’ores et déjà, le fait de provisionner les sommes exorbitantes qui lui sont réclamées mettra son existence même en péril, de même que celle de plusieurs de ses membres.
Quelles sont les raisons invoquées pour cet assassinat ? Il n’est question ni de fraude, ni d’entente sur les prix, ni de pratiques déloyales. Ce qu’on reproche à ASTRE, c’est d’être ce qu’il est, c’est-à-dire coopératif. C’est d’appliquer en son sein, entre ses adhérents, les principes de la coopération et non ceux de la concurrence. L’enjeu n’est pas économique, il est proprement religieux ; les juristes qu’on a recrutés pour servir ce nouveau Dieu qui leur a été assigné, le Dieu Concurrence, s’acquittent de leur tâche avec le zèle aveugle des nouveaux convertis. La coopération, l’entraide, la solidarité, ce sont pour eux des hérésies à exterminer, sans compassion, et surtout sans réflexion.
ASTRE est un fleuron, un des seuls qui nous reste, du transport routier de marchandises français. Le laisser disparaître, c’est porter un nouveau coup, peut-être bien fatal, au pavillon national. Né il y a bientôt trente ans, ce réseau d’entreprises régionales ambitionnait dès son origine de réunir « la souplesse d’une PME et la puissance d’un grand groupe« . Une règle non écrite, et qui n’a été que peu transgressée, était de recruter « le meilleur transporteur de chaque département » mais de n’en recruter qu’un seul, de façon à éviter les conflits de voisinage et à rendre naturelles les complémentarités géographiques. Ce dont on leur fait grief aujourd’hui !
La vie coopérative chez les Astriens est une réalité de chaque jour. Le règlement intérieur, certes contraignant mais librement accepté, oblige chaque adhérent à s’effacer derrière un collègue géographiquement mieux placé. Quoi de plus naturel, quoi de plus respectueux de l’équilibre de l’emploi et des territoires, quoi de plus rationnel aussi, en termes d’implantations logistiques et de kilomètres parcourus ? Eh bien non. Pour l’autorité de la concurrence, les entreprises doivent se bouffer entre elles, mais surtout pas collaborer.
Nous verrons comment les choses vont tourner. Soyons attentifs. J’attends surtout des voix autorisées de la Coopération et de l’Économie Sociale un soutien sans faille. Cela ne sera pas hélas naturel car la coopérative ASTRE n’adhérait à aucune fédération. Mais c’est une nécessité, car c’est le principe même de la coopération qui est ici frontalement attaqué.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.