Éric Roux : « La démocratisation culturelle est une immense connerie ! »
En 2018, Bordeaux fête les trente années d’existence de la Rock School Barbey, SMAC aux multiples facettes, désormais intimement liée à la métropole. Éric Roux, son directeur, est également le président du RIM, le réseau de musiques actuelles de la Nouvelle-Aquitaine, ancien RAMA.
Rencontre.
Le travail de mise en réseau du RIM, de négociation des subventions avec les pouvoirs publics, est-il important dans votre action ?
Tout cela fait partie de notre vision de l’engagement politique des acteurs culturels. Je n’ai jamais eu de problème avec le mot « subvention » par exemple. Il y a la question de la reconnaissance publique qui est primordiale ; je considère que, d’un point de vue culturel, ce qu’on fait est aussi artistiquement important que ce que font les opéras, les théâtres. Et puis, il faut arrêter, la culture n’est pas le seul « secteur » à être subventionné : l’automobile, l’énergie, tout est subventionné ! La différence, c’est que le champ culturel est porteur, de manière très inhérente, des valeurs républicaines. C’est pourquoi j’ai du mal à comprendre qu’on puisse remettre en question le soutien de l’État à cet endroit-là. Considérer la subvention comme une mécanique de soumission est également absurde, sauf à considérer que l’argent est celui du maire, du président de la métropole, de la région ou du département… C’est une vision assez pubère, je dirais, de ce que sont les politiques publiques.
Du côté des acteurs, des SMAC notamment, penses-tu qu’il existe le risque d’un certain « confort » pour les musiques, d’une institutionnalisation des contre-cultures ?
Je n’y crois pas vraiment. Je pense que cela peut arriver, mais que ça dépend plus des personnes en question que de la forme de l’action culturelle sur un territoire. Ce qui relevait de l’émulation d’une culture underground continue sous une autre forme, par exemple de « co-compétition » entre plusieurs acteurs, ici les SMAC, et est renouvelée par les jeunes générations qui s’intègrent à ces dispositifs. C’était une évidence avec le hip-hop – par exemple – qui, dans son message, dans ses pratiques, construisait déjà facilement beaucoup de ponts avec le rock et le punk. C’est ce qui motive notamment la création de la Rap School, à laquelle je tenais depuis un moment.
Quel est l’avenir proche de la « Rock School Barbey » ?
D’abord, il y a l’extension du lieu qui est en planification. Maintenant que l’école a acquis une certaine notoriété, je peux dire que ça a été plus aisé de demander à Alain Juppé un financement, considérant que l’on a plus de 1 000 demandes annuelles ! Il y a le réseau « Rock School » qui commence à émerger. Cette idée, née il y a longtemps, est en train de se mettre en place. Une quinzaine de structures ont déjà, en soi, une forme de Rock School au niveau national, mais aussi dans un réseau international. Le but n’est cependant pas d’en faire une marque ; on est loin de ces enjeux-là.
Des changements de vision de l’action culturelle s’opèrent en ce moment. Les droits culturels proposent une nouvelle façon de concevoir les politiques culturelles et leur évaluation, des ponts sont en train de se former entre ESS et milieux artistiques… Êtes-vous concerné par ces changements ?
Pour moi, le spectre de l’ESS est trop large. Il concerne des choses avec lesquelles je n’ai pas franchement d’affinités. Il faudrait peut-être que ça se réduise autour de l’éducation populaire. J’avoue avoir du mal à faire le lien, à trouver des points de liaison, des enjeux communs avec beaucoup d’acteurs de l’ESS. En ce qui concerne les droits culturels, c’est sûr qu’avec les ateliers à Floirac ou le Bus Rock School, on est en plein dedans. Pour nous, ce type d’action s’inscrivait dans une logique d’éducation populaire ; les droits culturels éclairent tout cela sous une lumière différente. Cela ne veut pas forcément dire que les pratiques des acteurs culturels doivent être reconsidérées en repartant de zéro, mais qu’il y a une complémentarité entre ceux, comme Jean-Michel Lucas, qui vont théoriser une idée en termes de politiques publiques, et ceux, comme nous, qui expérimentons différentes formes de médiation et d’action culturelle. Ce qui est sûr, c’est qu’on est persuadés depuis longtemps que la « démocratisation culturelle » est une immense connerie, et que tout le monde ne saisit pas l’ampleur du changement quant à la vision politique. C’est ce que j’essaye de dire au CESER [Conseil économique, social et environnemental régional, NDLR] où je suis vice-président, rapporteur à la commission s’occupant de la vie sociale, de la santé, du sport et de la culture. Les droits culturels, tout le monde semble pour, jusqu’au moment où certains saisissent qu’il va falloir mettre définitivement derrière nous la vision « Malraux » des politiques culturelles.
Il y a un conflit de négociations entre les réseaux d’acteurs des musiques actuelles et les autres signataires des contrats de filières en ce moment. Peux-tu nous éclairer sur cette bataille ?
Ce qui précédait l’accord qu’on voit aujourd’hui, en Nouvelle-Aquitaine et en Aquitaine auparavant, c’étaient, me semble-t-il, des contrats de filières spécifiques pour le cinéma et le livre. Intégrer les musiques actuelles à un mécanisme directement lié à la région était une question stratégique pour nous. Cela nous assurait une certaine stabilité. On a mené cette négociation en même temps qu’on reparamétrait le réseau pour la nouvelle région (il était hors de question que la région finance trois réseaux différents, ce qui est normal). C’est un accord entre la DRAC, la région, le CNV et les acteurs, nous. Mais ce sont les acteurs qui ont fait tout le boulot ! Le contrat de filière a été signé le 1er septembre 2017 à Biarritz, en présence de la ministre qui a finalement décidé que cet accord était une bonne idée et qu’il fallait le nationaliser. Après quelques mois de négociations, on a appris que les pouvoirs publics ne souhaitaient pas que les réseaux soient signataires des contrats, ce qui va complètement à l’encontre de la co-construction, c’est-à-dire de tout ce qui se fait, en ce moment, au sein des politiques publiques ! L’excuse qui voudrait que les réseaux ne puissent pas être « juges et parties » est absurde ; c’est le principe même d’une organisation politique démocratique… Les conseillers territoriaux des DRAC seront bien obligés de se mettre en rapport avec les réseaux d’acteurs, pour continuer à construire des politiques locales pertinentes sur la base de ces contrats. Donc l’enjeu, primordial, est plus une question de reconnaissance. Il est symbolique de ce que l’on voudra comme façon de faire la politique demain, co-construction ou pas, droits culturels ou pas. Il va ainsi falloir arrêter les doubles discours.
Propos recueillis par Maël LUCAS
Correspondant Nouvelle-Aquitaine