Entre déchirement et recomposition : la terre théâtrale de Samuel Gallet

Entre déchirement et recomposition : la terre théâtrale de Samuel Gallet
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Rencontre avec l’une des voix les plus intéressantes de la littérature théâtrale contemporaine : Samuel Gallet fait le pari de la fiction, maintenant la tension entre la fragmentation intérieure et l’espérance d’une unité possible.

Né en 1981, diplômé de l’ENSATT, Samuel Gallet écrit pour le théâtre et compose des poèmes dramatiques qu’il porte régulièrement à la scène avec le Collectif Eskandar, compagnie théâtrale basée à Caen. La plupart de ses pièces font l’objet de mises en scènes en France et à l’étranger (Angleterre, États-Unis, Allemagne, Mexique, Chili…) et sont diffusées sur France Culture.

Ses textes, publiés aux éditions Espaces 34, ont notamment été créés par Jean-Philippe Albizzati, Frédéric Andrau, Jean-Pierre Baro, Marie-Pierre Bésanger, Nadège Coste, Philippe Delaigue, Guillaume Delaveau, Laure Egoroff, David Gauchard, Christophe Hocké, Kheireddine Lardjam, Simon Le Moullec, Rob Melrose, Jonathan Pontier, Luc Sabot…

Grand entretien.

Quelle a été votre première rencontre avec la littérature et comment en êtes-vous venu à l’écriture ?

La littérature comme telle est arrivée assez tardivement dans ma vie. J’ai commencé par lire quelques romans fantastiques, lorsque j’étais petit, j’ai même écrit à dix ans un roman d’« heroic fantasy »… assez nul, je dois l’admettre. Ma première expérience marquante fut la bande dessinée, quand j’avais une douzaine d’années : je me suis mis à lire tout ce qui se publiait à L’Association, une maison d’éditions qui, dans les années 1990, a complètement bouleversé le paysage de la bande dessinée, avec une revendication de roman graphique et des formes très nouvelles. Je pense que c’est ça qui m’a donné le goût du dialogue et de l’écrit. Puis sont venus la poésie et le théâtre…

À quelle occasion ?

Pour fuir le lycée proche, qui avait mauvaise réputation, j’ai choisi un peu par hasard l’option théâtre d’un autre établissement, à Arpajon, qu’on disait meilleur. Ce fut un grand choc ! J’avais deux professeurs géniaux, qui étaient passionnés par le théâtre, organisant des spectacles chaque année… Nous avons travaillé sur le Chili, Isabel Allende et le coup d’État militaire de Pinochet, et c’est là que j’ai découvert la poésie. Et par la suite, il y a eu Rimbaud et Baudelaire, la poésie musicale des années 1970 avec les Doors, etc. La vraie rencontre avec le théâtre s’est faite par la découverte de Koltès, Claudel et Tennessee Williams. Avec la bande dessinée, j’étais un peu frustré car je ne savais pas dessiner, mais je rêvais de scénario, d’ambiance, de ville. Avec la littérature, il me manquait une présence. La poésie ayant vocation à être dite sur scène, le théâtre est venu résoudre – par l’oralité – cette rencontre entre poésie, littérature et présence. J’ai enfin eu un très gros choc avec Rilke, qui a vraiment été déterminant.

Comment l’avez-vous découvert ?

J’ai un oncle et une tante, chez qui j’allais énormément, qui furent pour moi une ressource. Ils avaient beaucoup de livres de poésie et m’ont fait découvrir Beckett et surtout Rilke… C’est vraiment là où l’écriture, la langue, la mythologie de l’écrivain ont été déterminantes pour moi. Je vivais un deuil à l’époque, de sorte que Les Cahiers de Malte Laurids Brigge ont été un refuge très fort. Il y avait donc ces deux polarités : d’un côté, le théâtre, la musique, l’oralité, la scène et le collectif ; de l’autre côté, la poésie, une intériorité plus douloureuse et le dialogue avec la mort.

Le vivant et le mort, en somme…

Oui, et que je retrouve encore aujourd’hui dans ce que j’écris. J’ai une tension permanente, qui n’est pas toujours simple à gérer, entre l’envie d’être au milieu des autres acteurs, d’écrire pour ce moment-là, et en même temps ce besoin régulier de fuir, de se retrouver seul dans le moment de l’écriture. J’ai beaucoup de mal – intimement et non politiquement – avec l’écriture de plateau. Je ne conçois pas d’écriture qui ne soit pas un moment de plongée intérieure.

Quand avez-vous fait le choix de devenir dramaturge ?

Après des études en classes préparatoires, j’ai rejoint le conservatoire du huitième arrondissement de Paris. Une professeure m’a fait découvrir Strindberg, Ibsen et Maeterlinck… Ça a été une claque. Je suis complètement entré dans le théâtre : j’ai alors écrit ma toute première pièce, qu’on m’a conseillé de déposer à la SACD. J’étais d’une naïveté absolue : je pensais y rencontrer plein de gens bienveillants pouvant me faire des retours critiques sur mon texte, mais lorsque je suis arrivé, on m’a simplement demandé de payer pour faire protéger mon texte ! Mais c’est là que je suis tombé sur l’annonce d’Enzo Cormann annonçant l’ouverture du département d’écriture dramatique de l’ENSATT. Il restait une semaine avant d’envoyer le dossier ; j’ai envoyé mes textes et j’ai été pris. J’ai rencontré des gens qui m’ont vraiment ouvert sur la littérature : Enzo Cormann, Jean-Pierre Siméon, Pauline Sales, Fabrice Melquiot… des personnes pour qui l’écriture était vraiment tout. Je vivais enfin mon rêve d’arriver avec mes textes et de rencontrer d’autres écrivains pour échanger dessus. Ce fut une expérience très forte, plus littéraire que théâtrale ; je ne cessais de découvrir que l’espace de l’écriture dramatique était pleinement un espace littéraire, au point que la difficulté que je rencontrais parfois, c’était de m’immerger excessivement dans l’espace de l’écriture et de me couper ainsi des plateaux. C’est ce qui a déterminé le geste obsessionnel que j’ai eu depuis, qui était d’écrire des textes destinés toujours pour la scène. À la fin de l’ENSATT, j’ai rencontré Sabine Chevallier qui a commencé à publier mes textes chez Espaces 34 et qui répondait à ce que je cherchais : un théâtre branché sur la littérature, la poésie.

Quels étaient alors vos axes d’écriture ?

Il y avait trois ou quatre territoires de travail. Tout d’abord, j’ai écrit des textes que je n’ambitionnais pas, à l’origine, de travailler moi-même. J’écrivais pour des acteurs, que je n’avais pas forcément rencontrés, des textes que je destinais à la littérature dramatique définie comme telle, avec des dialogues et des personnages : Encore un jour sans et Communiqué n°10 s’inscrivent vraiment dans du dramatique, avec des enjeux, des situations. Un autre territoire de travail a porté sur l’oratorio et la choralité de la poésie, ce qui donnera plus tard Oswald de nuit ou La bataille d’Eskandar, que j’ai retravaillés en sortant de l’école avec des musiciens. Enfin, le travail d’écriture collective fut assez essentiel et m’a beaucoup porté : il y a eu là toute une aventure, avec la coopérative d’écriture initiée par Fabrice Melquiot, qui a consisté à rassembler plein de dramaturges de différentes générations afin d’écrire ensemble. Cela m’a ouvert sur d’autres formes, d’autres écritures.

À partir du moment où vous êtes entré à l’ENSATT et arrivé à une certaine maturité dans votre projet, avez-vous toujours écrit en ayant en tête, au moment de l’écriture, la mise en scène, la mise en musique, la profération ?

Pas du tout ! Ce fut très progressif. À l’ENSATT, même s’ils étaient très ouverts et valorisaient la singularité de chaque étudiant, nous étions dans un cadre où le dramatique était mis en avant. J’écrivais sans penser à une mise en scène, mais il y avait toujours dans ma tête Koltès, Gabily, c’est-à-dire des aventures théâtrales très précises. Il y a eu ensuite cette seconde écriture, qui prenait la forme d’oratorio et de poème, pour laquelle je n’avais absolument aucune idée de ce que cela pouvait donner sur un plateau. J’étais même dans une certaine fuite du théâtre où, à ma grande surprise, j’ai rencontré beaucoup d’affinité avec Sabine Chevallier. Aujourd’hui, il y a tout de même des textes pour lesquels je sais, sinon vers où je vais, du moins ce que je cherche. Pour Visions d’Eskandar, je savais avec qui j’allais travailler, ce qui a d’ailleurs contribué à libérer mon écriture, parce qu’avec la présence de musiciens, il y a des questions théâtrales qui ne se posent pas.

Y a-t-il un processus d’écriture commun à cette diversité des formes ?

Tout part de séries de fragments. J’ai toujours l’impression de manier des blocs de poèmes, des bribes de textes, des micro-paroles dans différents espaces… comme si c’étaient des blocs de terre qui, peu à peu, se rencontrent et finissent soudain par produire une situation ou un moment de parole, pour faire naître quelque chose. Je suis incapable de dire a priori ce que je vais raconter. Pour Eskandar, par exemple, je ne peux pas dire que j’avais envie d’écrire sur une ville imaginaire, sur la catastrophe… Quand il faut présenter son « projet », le résumer, cela me fatigue rien que d’en parler parce que, plus que des thèmes, ce sont des paysages intérieurs et extérieurs, des états, des intensités de langue, qui me donnent envie d’écrire. J’ai essayé d’écrire à partir d’une thématique, mais cela s’est toujours soldé par un échec. J’ai besoin, au fond, de voir les choses trembler, pour que des figures, des noms, des titres adviennent.

Votre procédé est en ce sens plus poétique qu’immédiatement théâtral. Mais en essayant de faire coïncider des fragments originellement épars, n’y a-t-il pas le risque d’un caractère composite, voire d’artificialité, dans la manière dont vos textes sont construits ?

Olivia Rosenthal, que j’ai rencontrée l’année dernière, me disait qu’elle travaillait des années sur des textes avant de les écrire d’une traite, sans s’arrêter. Pour elle, ce qui importe, c’est qu’au moment où l’on se lance dans l’écriture, ça trace comme un bulldozer, sans revenir en arrière ; elle se contente simplement de faire des coupes. Elle m’a dit en avoir marre de lire des romans qui consistent en un assemblage de bouts de trucs et dénonce l’artificialité que vous mentionnez. Je suis assez admiratif de sa méthode de travail mais en suis incapable. Si je pars certes de fragments, tout converge au fil des versions vers un texte final, écrit et réécrit, qui expurge les fragments qui apparaissent précisément comme artificiels. Finalement, ces bribes originelles sont des fusées porteuses qui m’amènent à une écriture très construite, de sorte que je n’ai pas l’impression de faire du puzzle.

En revanche, vous vous autorisez une fragmentation formelle. Ainsi, dans Visions d’Eskandar, il y a une alternance de dialogues, d’énumérations, de poèmes… Cette fragmentation formelle là, vous la conservez, même si vous essayez de la mettre au service d’une unité, notamment thématique.

Oui, bien sûr. C’est aussi ma frustration d’écrivain de me dire que j’aimerais parfois écrire un texte pour lequel je ne cherche pas à produire l’unité, c’est-à-dire, comme l’écriture poétique, m’autoriser un texte en dehors de la fiction, car chez moi, c’est précisément la question fictionnelle qui vient peu à peu faire structure. À un moment donné, par exemple, je nomme un personnage… Ce jeu musical finit par faire advenir les figures, les présences, que le cœur unit et que la fiction fait aboutir.

Quand vous dites que vous aimeriez vous autoriser à ne pas chercher l’unité, n’est-ce pas un désir un peu intellectuel ? Vous aimeriez en théorie pouvoir le faire, mais ce que vous aimez réellement, c’est l’unité. Dans Visions d’Eskandar, on sent un désir d’unité organique, par le jeu de la ville qui est un corps dont les membres ne sont pas solidaires, ou encore par l’océan qui est un corps uni… Je trouve qu’il y a ce désir d’unité, loin d’être artificiel, auquel vous avez peut-être du mal à renoncer.

Tout à fait. Il y a très probablement une petite part d’idéologie derrière. Mais sans minimiser ce que cela devient, on a toujours un peu l’amour ou la détestation de ce que l’on peut produire… Mes fragments finissent toujours par dessiner un territoire commun, vivable. Frantz Fanon, parlant des sculptures qui se faisaient avant la décolonisation, explique que ce sont des figures toujours plantées dans le même socle. Ça me parle énormément, non pas que je me sente dans les mêmes problématiques que Fanon, mais parce que j’aime voir comment une littérature finit par imaginer une unité. Cette possibilité d’un commun, d’un espace habitable, est liée chez moi à des préoccupations politiques : les questions de la marge, du déchirement, de la fracture… Comment, dans toutes ces ruines fragmentaires, se reconstitue quelque chose d’un territoire habitable à plusieurs ?

Votre œuvre participerait donc de cette recréation d’une terre habitable…

Effectivement, le fragment pour le fragment, c’est-à-dire l’explosion et la diversité que je peux admirer chez certains qui veulent rendre compte d’un monde atomisé, j’ai besoin de le ressaisir par une fiction, une trajectoire…

Tout le paradoxe est que, dans plusieurs de vos pièces, le monde est atomisé… Dans Oswald de nuit, le héros parle d’exploser la ville ; dans le diptyque sur Eskandar, vos protagonistes errent dans une cité en ruines, où se promènent librement les bêtes sauvages. D’où vient cette obsession de la ville et des ruines ?

Samuel Gallet (© Dan Ramaën)

Samuel Gallet (© Dan Ramaën)

Il y a plusieurs réponses à votre question. La première est biographique : j’ai été marqué par mon père, éducateur spécialisé, qui a beaucoup travaillé dans les bidonvilles de Nanterre, puis avec les sortants de prison. L’homme tombé, voire détruit, et qui doit se réinsérer dans la société était quelque chose d’assez obsessionnel chez lui, dans un esprit profondément chrétien : il considérait comme importante chaque personne dont il avait la responsabilité. Le poids de la destruction et la possibilité d’une reconstruction, d’un point de vue purement biographique, ont imprégné mon enfance. À cela, il faut ajouter toute la littérature et l’histoire du XXe siècle : la mort des utopies, la possibilité de croire aujourd’hui en un espace qui ne soit pas totalement bouffé par la marchandise et la question des vaincus de l’Histoire. Je me souviens de lectures marquantes, comme L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss, qui portent l’histoire du mouvement ouvrier, la mélancolie des vaincus de l’Histoire et les rêves d’une autre société possible, dont nous sommes les héritiers. La question que je me pose est : comment traiter cette mélancolie et ces rêves avortés dans une société qui n’en veut plus ? Cette interrogation m’a notamment conduit au Chili, où j’ai beaucoup travaillé sur la manière dont le théâtre contemporain s’empare de la mémoire des pères et des mères chiliens, en lien avec les grands mouvements sociaux de 2011 : une génération tentait alors de se sortir d’un marasme datant de la dictature de Pinochet [mort en 2006, il a gouverné le Chili de 1973 à 1990, NDLR]. Cette obsession des ruines : il m’a fallu l’assumer et apprendre à la dépasser, par l’acte d’écriture. Pour être complet, il me faudrait aussi parler de la thématique de l’errance en poésie, de mes promenades dans Paris, de la question de la banlieue… c’est-à-dire de toutes ces choses qui ont fait mon quotidien.

Ce que vous dites renvoie aux préoccupations d’un théâtre contemporain qui a massivement pris le parti du documentaire, voire du discours idéologique, au risque de moraliser et de culpabiliser le spectateur. Ce n’est pas du tout votre approche : vous maintenez la fiction, envers et contre tout…

C’est peut-être dû au fait que j’ai toujours l’impression de ne pas savoir qui est autrui. L’autre est toujours plus que ce que je peux en croire, et c’est précisément cela qui m’intéresse dans la littérature, la poésie et le théâtre. La fiction est une délicatesse qui permet de rendre à autrui la multiplicité, la complexité du monde. Présenter le réel comme une énigme me paraît être la moindre des choses pour rendre à chacun, à commencer par nous-mêmes, une liberté. Pierre Bergounioux, dans une interview pour Le Matricule des anges, dit que la littérature doit représenter les existences hérétiques de l’expérience humaine. Je résonne complètement avec cette vision : j’aime être embarqué dans une aventure inconnue, dont je n’ai pas les clefs d’emblée. Cela va à l’opposé de notre époque qui veut constamment avoir le dernier mot et parfois nous l’imposer. Il faudrait un peu plus s’effacer ! C’est une des forces de la littérature que de nous donner à percevoir, à ressentir ce qui ne cesse de nous échapper dans notre expérience au monde. J’aime que les figures m’échappent, qu’il y ait du non-résolu et évidemment de l’imaginaire…

N’y a-t-il pas aussi en creux la question du réalisme ? Il y a un théâtre d’idées qui nous donne toutes les solutions, un théâtre idéologique et, en ce sens, non réaliste. À l’opposé, on aurait un réalisme dans la littérature qui serait celui d’une fiction qui, comme chez Tchekhov par exemple, constaterait la ruine, la fragmentation, l’échec. Ce qu’on perçoit un peu dans votre écriture, c’est que le réalisme inclut aussi le rêve ou l’espérance d’autre chose. Dans la réalité, il y a les désirs et les quêtes d’autres possibles, qui ne sont pas des solutions toutes faites, plaquées sur des situations dramatiques. Cela montre la vision tronquée que certains qui se prétendent réalistes peuvent avoir de l’être humain : l’être humain est non seulement fait du constat de la douleur de sa fragmentation intérieure, mais aussi d’un élan vers autre chose, ce qu’on ressent bien dans votre dernier livre, lorsque Everybody va vers l’océan et entre dans cette unité organique, avec l’envie d’une autre vie…

Absolument ! Ce qui m’intéresse beaucoup dans ce que vous dites, et avec lequel je suis totalement d’accord, c’est que l’imagination ne peut être discréditée au prétexte que ce serait illusoire. Il y a une confusion totale entre l’imaginaire et l’illusoire. J’entendais récemment des théoriciens politiques, tel Geoffroy de Lagasnerie, dire que l’imagination serait un soutien au pouvoir, qu’elle serait forcément bourgeoise… Si l’illusoire trompe sur ce que nous sommes, l’imagination est au contraire ce qui nous permet de nous inventer ou d’habiter quelque part. Je ne vois pas comment on peut faire un théâtre réaliste sans parler des rêves, des fantasmes, de ce qui nous fonde, c’est-à-dire de tout ce dont nous sommes faits.

L’imagination est dès lors une fonction et un mouvement réel de la personne…

Tout à fait. Je trouve ça très juste de dire que nous sommes dans une période tronquée sur ce point. Cela me fait penser à cette phrase : « Ce qui fait mouvoir les peuples, c’est la faim et les rêves. » Aujourd’hui, on ne pense qu’à la faim. Mais ce qui fait venir des gens d’Afrique, c’est autant la misère chez eux que les rêves qu’ils ont de l’Europe. Le rêve est ce qui fait qu’il y a de la migration, y compris intérieure, au cœur même de nos vies occidentales. Un théâtre qui nie cet aspect de l’imaginaire est finalement assez insultant. Il mutile une part essentielle de la personne humaine. Ce théâtre n’est clairement pas l’expérience du monde que j’ai.

En somme, l’espérance n’est pas moins réelle que le désespoir.

C’est couplé ! C’est le défaut de certaines écritures du réel. Pour écrire sur la folie, il faudrait avoir passé un an à enquêter dans un hôpital psychiatrique. Oui, cela peut faire une œuvre passionnante, mais faut-il nécessairement s’adosser à une réalité pour pouvoir prétendre en parler ? C’est devenu une vraie injonction aujourd’hui, pour légitimer une œuvre ! Enquêter, passer du temps dans les « vrais » lieux auprès des « vrais » gens, se confronter au « vrai » réel.  Or la littérature est aussi une exploration d’expériences enfouies, inédites, un outil de connaissance en tant que tel. Bien sûr que nous sommes traversés par notre identité et les réalités que nous côtoyons, mais l’écrivain ne peut être circonscrit à cela : il est toujours autre quand il écrit, il se découvre autrui, sans quoi je ne vois pas l’intérêt. Nous pouvons faire dans la littérature une expérience que nous n’aurions pas faite sans elle. Je peux passer des semaines dans une prison, à rencontrer et à travailler avec des détenus comme je l’ai fait pendant plusieurs années, mais il y a des choses que je découvrirai par l’écriture, autrement plus pertinentes que lors de séances avec des personnes incarcérées.

Y a-t-il une place pour des écritures telles que la vôtre sur la scène théâtrale française ?

C’est un vaste sujet ! Le théâtre français fonctionne aujourd’hui par le porteur de projet, celui qui trouve l’argent. Il y a bien le système de la commande qui existe encore, mais il reste marginal. Les écrivains et écrivaines authentiques qui accèdent aux scènes sont principalement celles et ceux qui mettent en scène leurs propres textes ; il faut qu’ils soient directeurs ou directrices de compagnie et représentent l’artistique devant les institutions. Ce n’est pas du tout le cas en Allemagne, qui fonctionne sur la base de répertoires : il y a place dans les théâtres pour des troupes permanentes, qui font donc appel à des auteurs qui ne sont qu’auteurs. En France, on ne sait pas très bien où mettre l’écrivain. Soit il écrit en solitaire et ses textes ne sont jamais joués – tout juste lus dans des comités de lecture –, soit il dirige une troupe et peut monter son projet. Le sentiment que j’ai, c’est qu’une personne faisant véritablement œuvre de littérature a des difficultés très claires à coudre un partenariat sur le long terme avec un ou une metteure en scène. C’est rare. Ce problème est avant tout structurel : il n’y a pas d’espace de production au-delà des comités de lecture et des prix littéraires. Il faudrait favoriser une politique ambitieuse de commande, aux auteurs et autrices mais également aux metteurs et metteures en scène. Entendons-nous bien : ce qu’il faut défendre, ce ne sont pas les auteurs et les autrices de théâtre, mais le théâtre lui-même, c’est-à-dire la langue, une écriture singulière, une parole, une présence… Nous sommes par ailleurs face à des problématiques qui ne sont pas propres au théâtre, mais à toute la société : je pense à l’obsolescence programmée, qui fait qu’un texte qui a dix ans est déjà considéré comme dépassé, contrairement à des classiques.

Ce que vous dites, c’est qu’un texte meurt presque simultanément avec sa publication, voire – au mieux – avec sa création.

Oui. C’est une problématique qui est d’ailleurs posée par des membres de comités de lecture : quid des textes primés il y a quinze ans et qui n’ont jamais, ou alors très peu de fois, été montés ? La seule solution pour un auteur est finalement d’avoir sa propre compagnie, pour monter ses textes, y compris ceux qui ont plusieurs années.

Mais il restera encore la question du lieu…

Cela me fait penser à une réflexion que faisait Jean-Michel Palmier [essayiste spécialisé dans l’Histoire de l’art et plus particulièrement de l’Allemagne (1944-1998), NDLR] : il a remarqué que les écrivains étaient beaucoup plus nombreux que les metteurs en scène à avoir fui l’Allemagne lors de l’accession au pouvoir d’Hitler et à être entrés en résistance contre le nazisme. Les metteurs en scène ne sont pas plus lâches que les autres, ils ont simplement besoin de murs pour travailler, contrairement à l’écrivain dont la place est à la fois dans le théâtre et au-dehors. C’est cette inscription qui est complexe à prendre en compte dans la manière dont les institutions théâtrales fonctionnent.

« La place de l’écrivain est à la fois dans et au-dehors du théâtre », dites-vous. Mais en créant le département d’écriture dramatique à l’ENSATT, en réunissant les auteurs avec toutes les autres branches de la profession, n’y a-t-il pas le risque d’un entre-soi ? L’ENSATT ne deviendrait-il pas un peu l’ENA du théâtre français ? Les étudiants vivent en vase clos, partagent les mêmes professeurs, se nourrissent des mêmes références, construisent les mêmes réseaux… comme un « au-dehors », non du théâtre, mais du monde réel. On pourrait même penser que cela explique en partie la dimension très formatée que l’on retrouve dans les thématiques du théâtre actuel.

Je ne suis pas d’accord. Je pense que cet entre-soi périlleux est de la responsabilité des programmateurs. C’est au monde professionnel et aux gens en place d’inventer une diversité d’espaces où l’on puisse véritablement créer, dans des conditions dignes. L’ENSATT, quant à elle, permet à des personnes isolées, parfois perdues dans des impasses esthétiques, formelles, mentales ou idéologiques, de déployer un talent littéraire. Les étudiants et étudiantes sont d’ailleurs très attentifs à l’entre-soi ; ils ne cessent de s’en méfier et de nommer ce danger. Je pense pour ma part qu’il est bon que de jeunes écrivains se réunissent pendant trois ans pour lire et écrire, pour confronter leurs textes à autrui… Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’autre manière de penser les écoles, mais l’ENSATT est incontestablement, aujourd’hui, une belle opportunité : selon la formule d’Enzo Cormann, elle cherche à briser l’isolement tout en préservant la solitude. Il n’y a qu’à regarder la diversité des trajectoires de ceux qui sont passés par le département d’écriture dramatique… Pour ma part, j’ai vraiment vu des gens éclore, qui seraient restés sans l’école dans des ornières théoriques et bêtes. Mais si je devais résumer l’enjeu principal d’une école telle que l’ENSATT : que les jeunes qui débarquent puissent y vivre une rencontre décisive.

Propos recueillis par Frédéric DIEU et Pierre GELIN-MONASTIER

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⇒ Toutes les œuvres de Samuel Gallet sont publiées aux éditions Espaces 34.

⇒ Deux adaptations radiophoniques ont été réalisées par Laure Egoroff pour France Culture : La bataille d’Eskandar et Visions d’Eskandar.

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Photographie à la Une : Samuel Gallet (© Dan Ramaën)



 

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