En quoi le handicap percute-t-il l’œuvre des artistes qui y sont confrontés ?
Le réalisateur Florian Richaud vient de passer deux ans et demi à filmer sa jeune sœur par alliance, qui est trisomique. Si le handicap a pu être l’un des enjeux initiaux du film, il a peu à peu été remis à sa juste place : « Au fur et à mesure du film, le handicap n’était plus du tout un sujet », confie-t-il.
Le documentaire, actuellement en phase de postproduction, a alors vu son horizon s’élargir : comme toute femme de sa génération, Claire cherche à trouver un équilibre de vie, avec toute sa singularité, c’est-à-dire avec tout ce qui la constitue – corps, cœur, esprit – et l’anime.
Florian Richaud interviendra lors du colloque organisé par le festival IMAGO, au théâtre 95 de Cergy, et reporté à ce jour en raison de la crise de la COVID-19, sur « le handicap dans le processus de création artistique : enjeux esthétiques et politiques ». Sa table ronde a pour thème : « En quoi le handicap percute-t-il l’œuvre des artistes qui y ont été confrontés ? »
Entretien.
Quel est le fil rouge de votre travail artistique jusqu’à Dancing Queen ?
Mon axe de travail est autour des corps, et notamment des corps stigmatisés, que ce soit par la condition sociale ou par le handicap. Mon film précédent portait ainsi sur des prostitués brésiliens. En ce qui concerne Claire, il y avait cette envie de travailler avec elle depuis un moment. Étant ma sœur par alliance, je la connais depuis qu’elle a huit ans – elle en a vingt-huit aujourd’hui. Lorsque je l’ai rencontrée, j’ai été frappé par sa justesse et sa capacité à construire un imaginaire qui prenait presque forme devant moi. J’ai continué à la suivre dans son parcours artistique, en ayant ce désir de faire quelque chose avec elle : j’avais pensé la mettre en scène dans une pièce, j’ai écrit un court-métrage de fiction dans lequel elle était la protagoniste… Et puis il y a eu cet événement du stage en Corse, à un moment où elle avait arrêté toute activité artistique. Je me suis dit que c’était le moment pour moi de franchir le cap.
Deux ans se sont écoulés depuis ce désir initial. Comment l’avez-vous concrétisé ?
Le film que je pensais faire au début n’est pas du tout le film que je vais faire aujourd’hui. Entre-temps, il y a vraiment eu une rencontre avec ma sœur, que je ne soupçonnais pas et qui m’a fait changer de regard, donc d’axe, sur elle. Au départ, lors du stage en Corse, je pensais surtout l’observer au théâtre, partir sur cette idée qu’elle aurait voulu être comédienne professionnelle mais que c’était compliqué pour une personne en situation de handicap, montrer son évolution dans le théâtre, etc. Au fur et à mesure, ces questions se sont effacées pour laisser place à un portrait de cette jeune femme, à une histoire qui faisait écho chez moi, à une relation entre nous.
Par rapport à vos œuvres précédentes, et notamment à ces « corps stigmatisés » que vous avez filmés, qu’a apporté Claire de singulier ?
Ce qui m’a intéressé avec Claire, c’était de filmer sa sensualité. C’est une jeune femme qui fait très attention à comment elle s’habille, qui a un pouvoir de séduction très fort… Elle a un rapport très fort à son corps, malgré les entraves qu’il a (son surpoids, ses multiples opérations, etc.). Il y a donc naturellement eu cette rencontre entre la caméra et son corps : elle est filmée de très près, parfois dans des moments de semi-nudité. Étrangement, les corps que je filmais précédemment étaient plutôt des corps hégémoniques ; le corps de Claire est différent, très singulier. C’est pourquoi il était important pour moi de sublimer ce corps. Au cours du film, il y a également eu une transformation flagrante : Claire a perdu plus de dix kilos, s’est mise à faire du sport de manière hebdomadaire… Il y a vraiment eu une réappropriation de son corps, que j’essaye aussi de mettre en évidence dans ce film.
Le handicap provoque-t-il chez elle un rapport différent, que vous n’avez pas eu avec vos autres sujets filmés par le passé ?
Oui, c’est certain. Dans le film, on la voit évoluer dans trois groupes distincts : le stage en Corse, sa famille et le foyer dans lequel elle vit à Bagnols-sur-Cèze. Il y a chez elle une revendication de sa singularité, en l’occurrence de son handicap, pour se démarquer très tôt. C’est sa première réaction face à un groupe de personnes ordinaires. D’où le fait qu’elle ne va par exemple pas respecter les consignes au plateau lors d’improvisations. Elle est maligne et en use beaucoup : elle utilise aussi son handicap pour se faire remarquer. Toutefois, à mesure qu’elle est en confiance, ce besoin de revendication s’atténue. Claire est très forte !
Le fait de la filmer a-t-il modifié votre regard sur le handicap ?
J’avais déjà une appréhension du handicap depuis longtemps : l’une de mes meilleures amies, qui est née presque en même temps que moi, était aussi handicapée. Cela ne m’était donc pas inconnu. Mais ce qui a changé dans mon regard sur Claire, c’est d’avoir réalisé qu’elle était une jeune femme de sa génération, avec des problématiques similaires aux nôtres… Au fur et à mesure que j’avançais dans la construction du film et dans mon rapport avec elle, le handicap n’était plus du tout un sujet. La singularité demeurait, mais il n’y avait plus ce filtre du handicap. Ça a libéré beaucoup de place pour vivre notre relation ; ce film est finalement une appropriation de notre relation.
Le handicap de Claire, voire plus généralement sa personnalité, apporte-t-il une esthétique particulière au film ?
Oui, ça apporte évidemment une esthétique. Il y a quelque chose de l’ordre de l’absurde, qui est au fond une véritable respiration et que j’associerais au jeu. Il y a une imbrication de situations qui fait que nous nous retrouvons parfois dans l’absurde : Claire peut créer et embarquer des gens dans des situations fictionnelles. C’est ce qui passe lors de la fabrication de ses fiançailles, qui dans la réalité n’existent pas : nous avons simplement fait une fête dans le jardin. Il y a ainsi une séquence où une cousine juive fait une cérémonie au cours de laquelle Claire découvre sa robe, parce que c’est une tradition… Il y a parfois une espèce d’incohérence que je trouve assez fascinante ; elle existe du fait que Claire est justement dans cette incohérence. À cette esthétique de l’absurde s’ajoute une esthétique de l’image qui est donnée par le matériel que nous avons choisi : la caméra Bolex digital, avec laquelle je filme, donne aux images un aspect de pellicule, avec un gras particulier. Le rendu est très cinéma, très beau. Enfin, il y a l’esthétique des corps : il y a toujours dans mon travail l’envie de filmer les corps de près, de sentir leur respiration, d’aller chercher les corps entravés, stigmatisés par des cicatrices d’opération, jusque dans ce qu’ils ont de sensuel…
Propos recueillis par Pierre GELIN-MONASTIER
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Crédits photographiques : Florian Richaud
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