“Elmet” de Fiona Mozley : de l’éden à l’enfer
CRITIQUE – Mariant le vert et le noir, Fiona Mozley nous conte dans Elmet (Éd. Joëlle Losfeld) une lutte à mort contre la barbarie capitaliste. Ode sensible à l’humanité.
Le premier roman de Fiona Mozley, Elmet, paru aux éditions Joëlle Losfeld, nous emmène dans le Yorkshire, terre d’Emily Brontë, de Ted Hughes, de W. H. Auden, celle des landes désolées, des paysages accidentés au vent capricieux, peuplée de spectres et de superstitions, région de douleurs aux êtres meurtris. Mariant le vert et le noir, l’auteure nous conte une lutte à mort contre la barbarie capitaliste. Ode sensible à l’humanité.
Le paradis
Elmet n’est pas un nom de héros mais celui d’un territoire. L’exergue de Ted Hughes nous le définit : « Elmet était le dernier royaume celtique indépendant d’Angleterre. À l’origine, il s’étirait jusqu’au val d’York… Au XVIIe siècle, cette étroite vallée avec ses rebords et ses landes glaciaires était encore vue comme “mauvaise terre”, un sanctuaire pour ceux qui souhaitaient échapper à la loi. » Ce n’est pas pour se soustraire à ladite loi que John Smythe vient là s’installer avec ses deux enfants, Cathy et Daniel – qui ont quinze et treize ans –, plutôt parce que le Yorkshire est la terre qui a vu naître celle qui est devenue sa femme et dont il n’a plus de nouvelles, aussi parce qu’il désire une vie loin du bruit du monde. Il fuit pour protéger ses enfants : Daniel, le doux rêveur, maigre et sensible, observateur patient et futé ; Cathy, la digne fille de son père, belliqueuse, grande et forte, qui use de ses poings pour défendre son frère et se retrouve confrontée aux mensonges des attaquants et aux faux-fuyants des adultes.
« Je me sentais tellement impuissante, papa. Comme si je pouvais rien changer. Ni leur faire du mal. Ou pas autant qu’ils m’en font. Je peux les battre à plate couture, mais ça change rien. Ils sont tellement méchants avec moi, papa. La douleur, c’est pas le problème. Le problème, c’est comment je me sens en moi. J’ai beau tout faire, je gagnerai jamais […] Ca sera toujours comme ça. Il y aura d’autres bagarres, ça deviendra juste de plus en plus dur. J’ai l’impression qu’on me laissera jamais tranquille. »
Sur un bout de terrain qui appartenait à son épouse, à la lisière d’une forêt, il construit de ses mains une maison à son image, solide – « Le secret d’une véritable maison, c’est la patience. Faire sienne la bâtisse et l’inscrire, tout comme nous, dans les saisons, les mois, les années. » Il veut véritablement créer la maison du bonheur, celle où ne règnent qu’amour, complicité et tendresse. Ils vivent de la chasse et du potager dont s’occupe Daniel. John apprend à ses enfants à lutter et à s’endurcir contre le monde, pourtant tout à fait absent de leurs vies. Difficile, cependant, de garder le monde et les rapports de force qui le composent à l’écart. La réalité et son cortège de fureurs viennent mettre à mal leur rêve idyllique de paix.
L’enfer
Il y a dans le passé de John des fantômes et des ombres dont il ne peut s’affranchir. Il a un physique de colosse, c’est un hercule taciturne au cœur tendre et à la carrure dissuasive, doué d’une force impressionnante dont il s’est servi pour gagner de l’argent. Jadis, il participait, pour les gens du voyage, à des combats faisant l’objet de paris et servait, de temps à autre, d’homme de main à un riche propriétaire terrien. Il n’est pas fier de ces épisodes et a pris de la distance avec la violence. Cette dernière se réinvite envers et contre tout dans la danse en la personne de Price, bête noire de son passé, à qui appartiennent la quasi-totalité des terres des environs, y compris celle sur laquelle John s’est installé. Price l’a en effet rachetée à son épouse en mal de liquidités. Il aimerait que John travaille à nouveau pour lui, ce qu’il refuse de faire.
« Dans le passé, je travaillais pour cet homme. Il utilisait mes muscles contre les pauvres et les faibles pour qu’ils paient leurs dettes […] Je ne travaillerai plus jamais pour ce type. Mon corps m’appartient. C’est mon seul bien. »
Mais comment se battre contre un homme qui possède tout, qui s’est entouré de gros bras et qui a les flics à sa solde ? John a l’idée d’organiser une lutte sociale contre les riches de la région figés dans cette époque révolue où les seigneurs régnaient sur leurs serfs. Après un temps d’hésitation, une fois la peur dépassée, la solidarité se tisse, les exploités résistent. Ils obtiendront gain de cause : les loyers seront gelés et les salaires revus à la hausse. Si Price a baissé la garde sur ces revendications, il tient à sortir vainqueur de la joute qui l’oppose à John. Il lui propose un deal : il accepte un ultime combat et un acte de propriété pour la terre sur laquelle se trouve sa famille sera établi au nom de son fils. John signe, pour le meilleur et pour le pire…
Elmet est un premier roman riche et ancré dans l’humus, à la fois conte naturaliste qui interroge un possible retour à la nature, fable sociale qui décrit une lutte qui oppose un homme au système de l’argent roi, encore joyau noir dans lequel la violence conduit à une hallucinante apocalypse dans un épilogue digne de Tarantino. Le flou temporel apporte une certaine universalité à la réflexion sur la propriété – celle des hommes, des animaux, des lieux –, aux propos sur l’exploitation et l’usage de la force, sur les erreurs et la nécessité d’adapter, voire changer, nos schémas de pensée.
« Quand on vivait sur la côte, grand-mère Morley nous emmenait parfois à un ancien mémorial de guerre. On aurait dit une croix anglo-saxonne en pierre où le nom des soldats était gravé sur chacun des quatre morceaux selon la hiérarchie militaire. Chaque fois qu’on y allait, notre grand-mère nous parlait de ces millions d’hommes morts d’avoir exécuté une vieille danse. Je ne comprenais pas où elle voulait en venir. J’avais cherché pendant des années la signification de ces paroles, et ce ne fut que bien plus tard que je parvins à relier ses propos à un aperçu de la nature humaine et de l’histoire du monde. En réalité, elle parlait de nations soumises à des valeurs dépassées. Elle parlait des hommes qui finissent tous par rejouer la même scène en cherchant à réparer les erreurs, ou à les faire disparaître de l’intrigue. Qui essaient de remonter à la source. »
L’auteure a choisi comme narrateur Daniel qui, par son regard de gamin innocent et émerveillé, évite que le roman ne tombe dans une apologie des hippies, réfractaires et en marge. La seule faiblesse de cette option réside dans le fait que certains propos ne pourraient être tenus par un adolescent de treize ans.
Les personnages sont héroïques et contrastés, ce qui donne une dimension dense et troublante au roman, profondément humaine. Price, le méchant de l’histoire, est parfaitement réussi. Il apparaît courtois, intelligent, élégant, donc d’autant plus dangereux et éveillant la curiosité du lecteur sur ce qu’il provoquera. À l’instar d’Hitchcock qui disait dans l’un de ses entretiens avec Truffaut : « Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film » ; nous pouvons dire que le personnage de Price participe à la réussite du roman.
La prose de Fiona Mozley est déliée et harmonieuse, très expressive et pointilliste dans l’évocation des atmosphères et des paysages. Les images qu’elle déploie sont saisissantes et c’est sur un rythme retenu qu’elle nous mène vers un dénouement cruel et proprement dément.
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Fiona Mozley, Elmet, traduit de l’anglais par Laetitia Devaux, Éditions Joëlle Losfeld, 2020, 237 p., 19 €.
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